Ce petit poisson se reconnaît dans un miroir. A-t-il conscience d'exister ?

Le labre nettoyeur vient s'ajouter à la liste des espèces capables de réussir un test d'intelligence vieux comme le monde, au côté des humains, des chimpanzés, des dauphins et de quelques autres rares animaux.

De Jake Buehler
Le labre nettoyeur (Labroides dimidiatus) serait capable de se reconnaître dans un miroir, soulevant de nombreuses ...
Le labre nettoyeur (Labroides dimidiatus) serait capable de se reconnaître dans un miroir, soulevant de nombreuses questions sur l'intelligence et la conscience de soi des animaux. Ci-dessus, l'un d'entre eux nettoie les branchies d'un poisson-globe.
PHOTOGRAPHIE DE Chris Newbert, Minden Pictures, National Geographic Creative

Il s'agit d'un réflexe quasi automatique : lorsque vous remarquez une tache sur un miroir, vous l'essuyez. Cela a beau sembler d'une simplicité déconcertante, seules quelques rares espèces douées d'intelligence, telles que les orangs-outans et les dauphins, partagent cette capacité avec les êtres humains. Et même les individus de notre espèce sont incapables de se reconnaître dans un miroir avant leur petite enfance.

Selon une recherche récente, le labre nettoyeur — un minuscule poisson des récifs tropicaux — est lui aussi capable de se reconnaître, faisant de lui le premier poisson à rejoindre la liste.

Les scientifiques ont depuis longtemps recours au test du miroir afin de déterminer si un animal est à même de se reconnaître visuellement et, par extension, d'avoir conscience de lui-même. La conscience de soi désigne une connaissance pratique de son propre état mental, comme les pensées ou les émotions, couplée à la compréhension de son apparence physique. La reconnaissance de soi, en revanche, se limite à cette dernière capacité. On ignore dans quelle mesure la reconnaissance de soi implique la conscience de soi.

En collant un point ou une marque sur le sujet et en le plaçant face à un miroir, les scientifiques peuvent voir si l'animal analyse ou interagit avec la marque présente sur son propre corps. S'il réussit l'examen, cela signifie que l'animal comprend que le reflet de la tache est une représentation de son propre corps, et non un autre membre de son espèce.

Seules les espèces considérées comme les plus intelligentes ont réussi le test du miroir : les grands singes, les dauphins, les éléphants ainsi que les pies. Or, cette nouvelle étude, publiée récemment sur le site de BioRxiv.org, remet en question l'idée selon laquelle la conscience de soi ne serait le propre que d'une « élite » de mammifères et d'oiseaux au sang chaud particulièrement intelligents.

Il ne s'agit que d'une étude préliminaire qui n'a, pour l'heure, pas encore été validée par d'autres scientifiques. Toutefois, si les résultats venaient à être vérifiés, ils émettent la possibilité qu'une forme de conscience de soi avancée serait bien plus répandue dans le royaume animal que les scientifiques ne l'auraient imaginé.

L'équipe de scientifiques, dirigée par Masanori Kohda, biologiste à l'université d'Osaka au Japon, avait à l'origine fait passer le test du miroir à une autre espèce de poisson, un cichlidé, que l'on pensait doué de la même intelligence que d'autres animaux étant venus à bout du test.

« Certains cichlidés sont si intelligents qu'ils sont capables de distinguer chaque membre de leur famille, comme les primates. Une véritable reconnaissance individuelle », affirme le biologiste.

Contre toute attente, le poisson n'est pas parvenu à se reconnaître dans le miroir.

Les chercheurs se sont donc tournés vers un autre candidat : le labre nettoyeur (Labroides dimidiatus). Ce poisson, de la taille d'un doigt humain, évolue dans les récifs chauds et peu profonds de l'Indo-Pacifique. Il tire son nom du rôle unique qu'il joue dans le récif : il grignote les peaux mortes, le mucus et les parasites d'autres poissons, généralement bien plus gros que lui.

Les labres nettoyeurs sont d'ores et déjà réputés pour être des penseurs sophistiqués en comparaison à leurs congénères à nageoires : ils manipuleraient leurs « clients » de nombreuses façons afin de maximiser leur apport en nutriments, le tout en faisant le bonheur des autres poissons. Les labres semblent se souvenir de centaines d'animaux différents et de la relation entretenue avec chacun d'eux. Ces petites créatures vont même jusqu'à stimuler le cerveau d'autres poissons grâce à leurs services de nettoyage, notamment en éliminant les parasites nuisibles et gênants.

 

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    UN PREMIER APERÇU

    Comment ces poissons futés s'en tireraient-ils face au test du miroir ?

    Pour le savoir, le biologiste et son équipe ont mis 10 labres capturés à l'état sauvage à l'intérieur d'aquariums individuels équipés d'un miroir. Nombre d'entre eux ont d'abord réagi de manière agressive envers leur reflet, se livrant à des « combats de bouche ». Ils ont pris leur propre reflet pour un autre labre nettoyeur ayant envahi leur espace.

    Ce comportement a fini par céder la place à une réaction bien plus intéressante. Les poissons se sont mis à adopter une attitude étrange, à se rapprocher de leur reflet la tête en bas ou à foncer à toute allure sur le miroir, avant de s'arrêter ferme juste avant de le toucher. Selon les chercheurs, au cours de cette phase, les labres nettoyeurs s'adonnaient à des « tests d'éventualité » en interagissant directement avec leur reflet. C'est à cette étape qu'ils ont peut-être commencé à comprendre qu'ils étaient en train de se contempler et qu'il ne s'agissait pas d'un autre labre.

    Après que les poissons se sont familiarisés avec les miroirs, les scientifiques ont injecté un gel brun bénin sous la peau de huit d'entre eux. Fait notoire : certaines de ces injections ont été faites à des endroits que le labre ne pouvait pas voir sans l'aide d'un miroir, comme leur gorge, par exemple. Lorsque les poissons ont aperçu leur reflet et les taches sur leur peau, ils ont semblé vouloir les gratter, les prenant vraisemblablement pour des parasites.

    Chose étonnante, les labres se sont gratté le cou uniquement en présence d'un miroir et lorsque la marque qu'ils portaient était colorée. Les poissons présentant une tache claire, quant à eux, ne se frottaient pas, ni ceux avec une tache colorée qui n'avaient pas de miroir face à eux. Ce n'est que lorsque les poissons pouvaient apercevoir leur marque dans un miroir qu'ils tentaient de l'enlever, indiquant qu'ils reconnaissaient leur propre reflet.

    Quand le biologiste a vu cette réaction, il n'en a pas cru ses yeux.

    « La première fois que j'ai constaté qu'ils grattaient la tache colorée sur leur cou, j'ai été si surpris que j'en suis tombé de ma chaise ! », raconte-t-il.

    Les labres nettoyeurs se servaient également du miroir pour afficher les taches sur leur cou avant et après leur nettoyage, comme s'ils positionnaient leur corps de manière à mieux voir et à vérifier s'ils avaient réussi à se débarrasser du « parasite ».

     

    RÉUSSITE PROVISOIRE

    Redouan Bshary, biologiste à l'université de Neuchâtel en Suisse qui étudie le comportement et la cognition des labres nettoyeurs, se dit fasciné par ces découvertes et confirme que les mouvements des poissons face aux miroirs sont exceptionnels.

    « Je n'ai jamais vu de labre nettoyeur nager sur le dos ni se gratter le cou », affirme Redouan Bshary, qui n'a pas participé à l'étude. « Ce sont là de nouveaux comportements vraisemblablement liés à l'utilisation de miroirs. »

    Le biologiste félicite également les chercheurs d'avoir observé les labres sur une si longue période. Il reconnaît avoir vu des labres nettoyeurs s'adonner à des « combats de bouche » face à des miroirs lors d'une première exposition, mais l'arrêt des observations à ce stade a coupé court toute interprétation.

    Gordon Gallup, psychologue évolutionniste à l'université d'État de New York à Albany et inventeur du test du miroir, n'est, lui, pas convaincu. Selon lui, l'obsession du labre nettoyeur pour les ectoparasites présents sur le corps d'autres poissons, une conséquence de son amour pour le nettoyage, pourrait expliquer en partie ce comportement.

    Les labres nettoyeurs étaient d'ores et déjà connus pour leur intelligence ainsi que pour les relations symbiotiques qu'ils entretiennent avec d'autres poissons (à l'image de ce labre pintade, à sa droite), mais personne n'avait jusqu'ici imaginé qu'ils pourraient être conscients d'eux-mêmes.
    PHOTOGRAPHIE DE Paul Sutherland, National Geographic Creative

    « Cela n'a rien d'étonnant qu'ils observent plus longuement les marques colorées semblables à des ectoparasites sur ce qu'ils pensent être un autre poisson apparaissant uniquement dans un miroir », explique le psychologue.

    Selon lui, l'étrange position qu'ils adoptent face au miroir peut être leur façon de manipuler ce qu'ils croient être un autre poisson afin de pouvoir mieux voir la tache.

    « Qu'ils se grattent la gorge à l'endroit où se situe la marque peut simplement être un moyen d'attirer l'attention d'un autre poisson sur la présence d'un ectoparasite sur leur cou », ajoute-t-il.

    Masanori Kohda réfute cette interprétation, estimant qu'elle n'explique pas la raison pour laquelle le labre nettoyeur s'inspecte dans le miroir après s'être frotté le cou.

    « Seule l'hypothèse selon laquelle le poisson se reconnaîtrait dans le miroir peut expliquer l'ensemble de nos résultats », affirme le biologiste japonais.

     

    CONSCIENCE DE SOI, VRAIMENT ?

    Si le labre nettoyeur a bel et bien réussi le test du miroir, est-il pour autant conscient de lui-même ? C'est probable. Sinon, cela pourrait également vouloir dire que le test en lui-même ne nous montre pas ce que nous pensions.

    Pour Michael Platt, un neuroscientifique spécialiste du fonctionnement cognitif à l'université de Pennsylvanie qui n'a pas participé à l'étude, cette recherche est « fascinante et bien conduite ».

    Selon lui, soit cette étude révèle qu'un nombre d'animaux bien plus important que ce que nous pensions ont conscience d'eux-mêmes, soit le test du miroir ne démontre rien de la conscience de soi. Le recours aux miroirs pourrait constituer un moyen d'aider un animal à définir les limites de son propre corps.

    « Il est impossible de savoir laquelle de ces deux hypothèses est la bonne, les animaux ne pouvant pas s'auto-évaluer et discuter de leurs expériences avec nous », conclut M. Platt.

    Et si ce test révélait réellement ce sens abstrait qu'est la conscience de soi ? Cela signifierait que les poissons, et par conséquent de nombreux autres animaux dont nous aurions négligé l'esprit affûté, ont un entendement étonnamment similaire au nôtre.

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