Cette espèce de requins serait capable de retenir sa respiration sous l’eau
Un comportement « complètement inattendu » observé chez le requin-marteau halicorne, qui interroge sur sa prévalence chez d’autres espèces.
En retenant leur respiration, les requins-marteaux halicornes parviendraient à réguler leur température corporelle quand ils plongent à plusieurs centaines de mètres sous la surface.
Les requins-marteaux halicornes (Sphyrna lewini) retiennent peut-être leur respiration quand ils plongent dans les profondeurs des eaux glaciales. Cette découverte, publiée le 11 mai dans la revue Science, suggère que cette stratégie permettrait à ces habitants des eaux tempérées de réguler leur température lorsqu’ils chassent.
Cette technique est « complètement inattendue », révèle Mark Royer, biologiste de l’Université de Hawaï et spécialiste des requins qui a conduit les présentes recherches. « Ce type de comportement n’a jamais été observé chez aucun poisson évoluant dans les profondeurs », ajoute-t-il. D’où la question suivante : à quel point le fait de retenir sa respiration est-il courant chez d’autres espèces ?
Ces requins-marteaux en danger critique d’extinction profitent généralement de la propulsion vers l’avant pour forcer l’eau à traverser leurs branchies, qui leur permettent d’extraire l’oxygène dont ils ont besoin pour respirer. Mais lorsque ces prédateurs descendent de près d’un kilomètre pour aller se nourrir de calmars et d’autres proies, il est possible que l’eau plus froide des profondeurs ait un effet sur leur métabolisme, sur leur fonction cardiaque et sur leur vue, autant de facteurs susceptibles d’entraver leur aptitude à chasser.
En fermant les branchies et la bouche, c’est-à-dire en retenant leur respiration, ces animaux seraient capables de limiter les effets de leur exposition à l’eau froide.
Certaines espèces telles que le thon rouge de l’Atlantique (Thunnus thynnus) et le requin mako (Isurus oxyrinchus) sont dotés d’une anatomie spécialisée qui leur permet de maintenir leur température corporelle en eaux froides, mais les requins-marteaux halicornes ne possèdent pas cet avantage.
Pour cette raison, certains scientifiques avancent une théorie : les requins-marteaux halicornes maintiendraient leur température corporelle grâce à un simple processus d’inertie thermique, s’aidant principalement de leur corps imposant pour conserver leur température et emmener de la chaleur avec eux dans les profondeurs glaciales.
« Imaginez que vous soyez en train d’essayer de décongeler votre dinde de 7 kg pour Noël : vous la sortez du congélateur, et il faut attendre longtemps pour qu’elle dégèle, eh bien l’inertie thermique fonctionne ça », explique Marianne Porter, qui est biologiste à l’Université Florida Atlantic et spécialiste des mouvements des requins et qui n’a pas pris part aux recherches.
Pourtant, de minuscules récepteurs placés par l’équipe sur des requins-marteaux halicornes adultes (une sorte de « Fitbit pour requins », comme le formule Mark Royer) suggèrent que l’inertie thermique n’est pas la raison pour laquelle ils conservent leur température lors de leurs excursions carnassières dans les profondeurs.
CHASSE EN EAUX GLACIALES
Dans le cadre de l’étude, l’équipe a analysé des informations détaillées concernant les habitudes de nage, la profondeur et l’endroit auxquels évoluait un petit groupe de six mâles équipés de récepteurs et ayant effectué plus d’une centaine de descentes dans les environs de Hawaï en l’espace de quelques semaines.
De minuscules sondes ont en outre enregistré la température musculaire des animaux durant ces plongées nocturnes répétées. Les données, ainsi que des modélisations complémentaires, indiquent que ces requins ont réussi à conserver en grande partie leur température corporelle que ce soit en surface, où l’eau était à 25°C environ, comme à 750 mètres de profondeur, où la chutait à 5°C.
Banc de requins-marteaux halicornes évoluant en eaux profondes près de l’île Coco, au Costa Rica. Ces requins descendent parfois à des centaines de mètres sous la surface pour se nourrir de calmars, de poissons et d’autres proies.
De manière assez surprenante, la température corporelle des requins de l’étude finissait bel et bien par chuter lorsque, lors de leur ascension, à mi-chemin vers la surface à peu près, ils pénétraient en eaux légèrement plus chaudes ; vraisemblablement au moment où ils rouvraient leurs branchies pour obtenir de l’oxygène. Selon Mark Royer, cela ne correspond pas à ce qu’on serait en droit d’attendre avec l’inertie thermique, car on constaterait alors un réchauffement et un refroidissement plus constants menant à l’équilibre thermique, ce qui n’est pas le cas.
Bien qu’ils n’aient pas vu les requins fermer leurs branchies de leurs propres yeux, les membres de son équipe ont une petite idée de ce qui se passe en réalité. D’après Mark Royer, pour confirmer complètement leur hypothèse à couper le souffle, ils vont devoir fixer des caméras aux nageoires pectorales de ces requins-marteaux afin d’observer les branchies s’ouvrir et se refermer pendant qu’ils plongent.
On ignore encore comment cette espèce dont les spécimens mesurent 3,5 mètres de long ont pu acquérir cette aptitude à retenir leur respiration. « Ils est possible qu’ils l’apprennent par le biais d’interactions sociales avec d’autres requins-marteaux qui plongent aussi, indique Mark Royer. Une autre possibilité est qu’ils suivent l’exemple d’autres animaux qui fréquentent les mêmes profondeurs et qui y mangent aussi des proies. »
DES PREUVES CONFONDANTES
D’autres pièces à conviction viennent corroborer l’hypothèse de la retenue de la respiration : des images tournées précédemment à l’aide d’un véhicule contrôlé à distance qui montrent un requin-marteau halicorne nageant en Tanzanie à plus de 900 mètres de profondeur les branchies fermées, et des images de l’espèce nageant près de la surface, son habitat habituel, les branchies ouvertes. En outre, une autre expérience réalisée en eaux chaudes et en eaux froides par l’équipe de Mark Royer sur des requins-marteaux morts viennent étayer leurs résultats.
« C’est un article convaincant, la façon dont ils alignent toutes ces preuves indiquant que ce pourrait bel et bien être le cas, se réjouit Marianne Porter. Je suis convaincue que la retenue de la respiration existe bel et bien ».
Selon elle, bien que cette étude ne porte que sur des mâles, elle pense que cela vaut également pour les femelles n’étant pas enceintes, car ces dernières plongent elles aussi en eaux profondes.
Les conséquences de ce travail époustouflant sont « remarquables », écrivent Mark Meekan de l’Université d’Australie-Occidentale et Adrian Gleiss de l’Université Murdoch dans un commentaire scientifique annexe également publié dans la revue Science.
Si ces espèces au déclin rapide sont capables de mettre leur respiration en pause lorsqu’elles se mettent en quête de nourriture dans les profondeurs, elles sont peut-être capables de mieux supporter que prévu les environnements à faible teneur en oxygène de plus en plus présents dans notre monde en train de changer, écrivent-ils. Des requins-marteaux halicornes vivent déjà dans les eaux peu oxygénées du golfe de Californie, et cette aptitude à retenir leur respiration, qui vient d’être découverte, explique peut-être leur présence à cet endroit, font-ils observer.
Selon Marianne Porter, s’il est vrai que ces animaux sont susceptibles de survivre dans des zones presque dépourvues d’oxygène pendant de courtes périodes, ce n’est vraisemblablement pas soutenable à long terme. « Je me demanderais : "Qu’est-ce qui va se passer si cela devient leur quotidien." ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.