Une bonobo, séparée de sa sœur il y a 26 ans, se souvient encore d'elle

Après avoir étudié les chimpanzés et les bonobos, des scientifiques ont documenté la mémoire sociale non-humaine la plus longue au monde.

De Jason Bittel
Publication 20 déc. 2023, 15:47 CET
Une jeune femelle bonobo sauvage, dont les lèvres sont orange d’avoir mangé de l’argile, se repose ...

Une jeune femelle bonobo sauvage, dont les lèvres sont orange d’avoir mangé de l’argile, se repose dans une forêt en République démocratique du Congo. 

PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler, Nat Geo Image Collection

Louise est une femelle bonobo née en captivité au zoo de San Diego. Elle a vécu avec sa sœur Loretta et son neveu Erin avant d'être transférée au sanctuaire japonais de Kumamoto en 1992.

À l'état sauvage, les femelles bonobos, une fois adultes, quittent les groupes dans lesquels elles ont grandi et partent fonder leur propre famille dans des communautés voisines. Il était donc naturel pour Louise de s’en aller et peut-être de ne jamais revoir ceux avec qui elle avait passé son enfance.

Pourtant, en 2019, lorsque des chercheurs ont présenté à Louise une photo de sa sœur, Loretta, à côté d'une image d'un bonobo qu'elle n'avait jamais rencontré, Louise a fixé le visage de sa parente et a pratiquement ignoré l’inconnu. De même, lorsqu'on lui a présenté une photo de son neveu à côté de celle d'un étranger, les données recueillies par une caméra infrarouge suivant de manière inoffensive les mouvements des yeux de Louise ont montré qu'elle ne s'intéressait que peu ou pas du tout à ce dernier. Ses yeux s'attardaient sur son neveu.

Cela faisait en fait 26 ans que Louise n'avait vu ni l'un ni l'autre de ces membres de sa famille. Au cours de huit essais, cette bonobo de 46 ans a néanmoins montré qu’elle préférait nettement les images de sa famille, qu’elle avait perdue de vue depuis longtemps, plutôt que d'autres bonobos, avec lesquels elle n'avait jamais vécu.

Après près de trente ans, Louise semble s'être souvenue de Loretta et d'Erin.

Selon une étude publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, il s'agit de la mémoire sociale non-humaine la plus durable jamais documentée. Le record précédent revenait aux dauphins à gros nez (tursiops), dont on a constaté qu'ils reconnaissaient encore les vocalisations sonores de leurs congénères après 20 ans.

Doux et attentionnés : au paradis des bonobos

UNE MÉMOIRE AIGUISÉE 

L'idée de cette recherche est venue après une quinzaine d'années de travail avec des populations de grands singes en captivité.

« Nous avons l’habitude de nous rendre dans des zoos du monde entier pour travailler avec ces animaux, et nous remarquons souvent que lorsque nous revenons des années plus tard, ils semblent se souvenir de nous distinctement », explique l'auteur principal de l’étude, Christopher Krupenye, psychologue comparatiste à l'université Johns Hopkins de Baltimore, dans le Maryland.

Pour mener à bien cette recherche, les scientifiques ont recueilli des données grâce à des outils permettant de suivre les mouvements des yeux de vingt-six bonobos et chimpanzés vivant dans des installations au Japon, au Royaume-Uni et en Belgique. Chaque animal s'est vu présenter l'image d'un autre animal de la même espèce et du même sexe qu'il n'avait pas vu depuis au moins neuf mois, voire depuis des décennies dans certains cas. Les sujets étudiés étaient âgés de 4 à 46 ans, avec une moyenne d'âge de près de 26 ans.

Fait intéressant, les scientifiques ont également découvert que les grands singes, qui peuvent vivre jusqu'à 50 ans à l'état sauvage, avaient une tendance, faible mais statistiquement significative, à s’attarder sur les animaux qu'ils aimaient, plutôt que sur ceux avec lesquels ils avaient eu des interactions neutres ou négatives. Louise ne s'est donc probablement pas souvenue seulement des visages de Loretta et d'Erin, mais aussi de la qualité des relations qu'elle avait eues avec eux.

 

UN SIGNE ÉVIDENT DE RECONNAISSANCE

Selon Laura Lewis, directrice de l'étude, psychologue comparatiste et anthropologue biologique à l'université de Californie à Berkeley, il s'agit là d'une nouvelle preuve que nos plus proches parents vivants, qui partagent 99 % de notre ADN, nous ressemblent plus que nous ne le pensions.

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    Gauche: Supérieur:

    Qafzeh (à droite), chimpanzé dominant du zoo d'Édimbourg interagit avec Liberius. Certains chimpanzés de ce zoo ont été objets de cette nouvelle étude.

    PHOTOGRAPHIE DE Kate Grounds, Edinburgh Zoo
    Droite: Fond:

    Une femelle bonobo partage un fruit avec son fil et un autre petit dans la réserve Kokolopori Bonobo en République démocratique du Congo.

    PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler, Nat Geo Image Collection

    « Ce que cette étude a de plus passionnant, est qu’elle nous montre à quel point nous nous ressemblons pour ce qui est de la mémoire à long terme, mais aussi que leur mémoire à long terme est façonnée par leurs relations sociales positives », déclare-t-elle.

    Il est important de noter que tous les animaux étudiés avaient le choix de participer ou non. Ceux qui le faisaient étaient encouragés à rester assis devant l'écran par un petit distributeur qui leur donnait des gorgées de jus de pomme, de poire, de pamplemousse et d'orange dilué dans de l'eau.

    « Une anecdote qui m'a stupéfié lorsque j'ai mené cette recherche moi-même, est que les singes arrêtaient même parfois de boire le jus et se contentaient de fixer les images, parfois la bouche ouverte », explique Lewis.

    « Il s’agissait pour moi d’un signe évident de reconnaissance, et je n'avais même pas encore analysé les données », ajoute-t-elle.

     

    VENIR EN AIDE À NOS SEMBLABLES

    Alors que les femelles bonobos et chimpanzés se dispersent à un jeune âge, les deux espèces sont connues pour créer, au sein de leurs grands groupes, des liens qui durent des décennies.

    « Ils développent des relations qui tiennent toute leur vie, même avec des individus avec lesquels ils n'ont aucun lien de parenté. Ils se soutiennent, s'entraident et vont même jusqu'à mettre leur vie en péril pour les autres », explique par mail Catherine Hobaiter, primatologue à l'université de St. Andrews, en Écosse, qui n'a pas participé à la nouvelle étude.

    En outre, perdre l'une de ces relations peut « avoir de sérieuses conséquences sur leur bien-être, ce qui laisse penser qu'ils se souviennent de ces individus pendant des mois, voire des années. »

    Hobaiter qualifie l’étude de « fascinante ». Elle est, selon elle, un moyen astucieux d'étudier ce qui se passe à l'intérieur du cerveau d'un primate non-humain.

    « Ce serait formidable de disposer d'un ensemble plus important de données, mais il existe peu d'endroits dans le monde où nous pouvons mener ces expériences, et le nombre d’individus dont nous connaissons l'histoire est vraiment limité », dit-elle. « Il s'agit donc, à mes yeux, d'un excellent début. »

    Les bonobos et les chimpanzés étant dangereusement proches de l'extinction, les scientifiques espèrent également que ces résultats souligneront l’importance de leur conservation.

    « En montrant à quel point nous sommes similaires, en termes de mémoire à long terme, nous espérons que cela suscitera de la compassion et de l'empathie pour ces animaux », explique Lewis.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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