Jane Goodall : ''Il y a deux Jane. Il y a l'icône, et il y a moi''

Nous avons rencontré Jane Goodall à Paris, à l'occasion de la promotion du film JANE, produit et diffusé par National Geographic.

De Romy Roynard
PHOTOGRAPHIE DE Stewart Volland, National Geographic

Jane Goodall a cette sérénité de ceux, rares, qui ont mené avec éthique et intégrité des combats plus grands qu'eux, au service des autres. L'humilité de celle qui est devenue une icône un peu malgré elle est déconcertante, et pourtant si naturelle. Rien n'est feint, ni ses sourires, ni ses regards, francs et bienveillants.

Dans les années 1960, la primatologue a dû faire de sa vie un roman-photo pour étudier le comportement des chimpanzés en Tanzanie et a complètement bouleversé notre vision des primates. Depuis la publication de ses travaux, on sait que les chimpanzés sont capables d’utiliser et de fabriquer des outils, de chasser pour se procurer de la viande mais aussi -et surtout- qu'ils sont capables d'émotions, qu'ils ont des personnalités distinctes et des liens émotionnels très forts avec ceux qu'ils affectionnent. 

Ses recherches ont été financées par la fondation de l'anthropologue et primatologue Louis Leakey, elle-même financée par la National Geographic Society. C'est ce primatologue qui envoie à l'étude des grands singes dans leur milieu naturel, les « Trimates », un groupe de trois passionnées d'animaux, sans expérience ni éducation mais dotées d'une sensibilité et d'une patience hors du commun : Dian Fossey sur les gorilles, Jane Goodall sur les chimpanzés, et Biruté Galdikas sur les orangs-outangs.

Parc national de Gombe Stream, en Tanzanie - David Greybeard a été le premier chimpanzé à baisser sa garde et à approcher Jane, l'autorisant même à le toucher.
PHOTOGRAPHIE DE Hugo Van Lawick, National Geographic Creative

Pourquoi avez-vous décidé de consacrer votre vie aux animaux, et particulièrement aux animaux d'Afrique ?

Je suis née avec cette passion des animaux. J'ai grandi avec des animaux. J'avais un chien extraordinaire, je pense sincèrement qu'il a été envoyé pour m'apprendre la patience et l'amour. À huit ans, j'ai lu les aventures du Dr. Dolittle qui libérait des animaux d'un cirque pour les relâcher dans leur milieu naturel, en Afrique. C'est ce qui a aiguisé mon intérêt pour l'Afrique. Ça et le roman d'Edgar Rice Burroughs Tarzan. Dès l'âge de 10 ans, je racontais à tout le monde comment, une fois grande, j'irai en Afrique vivre avec des animaux et écrire des livres sur eux. Mais l'idée d'étudier les chimpanzés ne venait à l'esprit de personne à l'époque. Les chimpanzés étaient des animaux exotiques, jamais je n'aurais imaginé pouvoir les étudier.

C'est Louis Leakey qui a choisi pour moi mon sujet d'étude. Je suis née en aimant les animaux, je suis née patiente, qualité indispensable si vous étudiez le comportement animal, et j'avais la chance d'être une femme car Louis Leakey était persuadé que les femmes étaient plus douées pour ce type d'études. Et j'ai eu la patience de m'asseoir et d'attendre que les chimpanzés m'apprivoisent. Et tout comme mon chien était entré dans ma vie pour m'apprendre combien les animaux sont extraordinaires, David Greybeard [le premier chimpanzé à avoir approché Jane, ndlr] est entré dans ma vie le jour où il n'a plus eu peur, invitant le reste de la communauté à me faire confiance.

 

Justement, pouvez-vous nous parler du rôle qu'a eu Louis Leackey dans votre vie et dans celles de Dian Fossey et Biruté Galdikas ?

Louis Leackey souhaitait nous envoyer observer les primates dans leurs habitats naturels. Il pensait que cela l'aiderait à mieux comprendre l'histoire des premiers hommes. J'étais la première à être choisie. Dian Fossey est arrivée juste après. Je l'ai très bien connue. Nous avions une approche très différente du travail de conservation. Elle avait une attitude terrible avec les populations locales. De nombreuses fois je lui ai dit « Dian, tu dois laisser les locaux venir avec toi et ils aimeront les gorilles autant que tu les aimes. Et ensuite cet amour se diffusera, comme c'est le cas en Gambie avec les chimpanzés. » Mais pour elle, impliquer les locaux signifiait faire des singes des proies plus faciles pour les braconniers.

Je tentais de lui expliquer que comme les chimpanzés, les gorilles continueraient de fuir les personnes qu'ils ne connaissaient pas. Mais elle ne me croyait pas. Elle en est certainement morte. Elle a fait des choses horribles aux locaux, et ne traitait pas mieux ses étudiants. Elle était devenue très étrange au fil du temps. 

Et j'ai eu finalement peu de contacts avec Biruté.

 

Quelle relation entretenez-vous avec National Geographic ? La Society a financé vos premiers travaux, puis a cessé de les financer, vous avez écrit plusieurs articles pour le magazine et aujourd'hui vous venez présenter un film National Geographic sur vos travaux...

Quand j'ai découvert, grâce à David Greybeard, que les chimpanzés étaient capables de fabriquer des outils, National Geographic a envoyé Hugo van Lawick [photographe pour National Geographic et premier époux de Jane Goodall, ndlr] me rejoindre en Tanzanie et c'est comme ça que ces images ont été produites. National Geographic a financé mes travaux pendant plusieurs années, et puis à un moment, quand nous avons commencé à accueillir des étudiants, il a été décidé que ce n'était plus de la recherche mais un programme d'éducation. Et le financement a été suspendu. Ça nous a fait un choc. Mais j'ai continué à écrire des articles sur les chimpanzés, qui ont été publiés.

Puis pendant quelques années, nous n'avons plus été en contact. Le Jane Goodall Institute, et ce n'était pas ma décision, a même eu un partenariat avec Discovery pendant quelques temps, qui s'est très mal passé. Maintenant les relations avec National Geographic se sont renforcées. Au point qu'ils m'ont appelée pour me dire qu'ils avaient retrouvé les pellicules d'Hugo, toutes ces heures documentées qui n'avaient jusqu'alors jamais été utilisées.

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    Jane Goodall et Jou Jou, un chimpanzé au zoo de Brazzaville. République du Congo, 1990.
    PHOTOGRAPHIE DE Michael Nichols, National Geographic Creative

    Je vous ai observée pendant la conférence de presse. Vous parlez parfois de Jane Goodall à la troisième personne, comme s'il s'agissait d'une tierce personne. Est-ce une manière pour vous de séparer le personnage public de la femme que vous êtes ?

    Non, je pense que nous sommes une seule et même personne mais c'est une manière pour moi de distinguer mes différentes vies. Ça n'a pas été conscient... En 1986, il y a eu une grande conférence sur les études menées sur les chimpanzés dans sept pays africains. Il y a eu des vidéos montrant à quel point les singes étaient menacés, qui m'ont vraiment choquée. Je suis allée à la conférence en tant que scientifique, j'en suis ressortie activiste. Je n'ai pas vraiment pris cette décision, elle s'est imposée à moi. Et après cela, je ne savais pas vraiment quoi faire : retourner dans la jungle, documenter la vie des chimpanzés, comprendre les enjeux du développement en Afrique, l'extrême pauvreté, le besoin des habitants de déforester pour pouvoir se loger... Je me suis rendue en Gambie où les forêts avaient été décimées et avaient fait place à la plaine. Cela m'a donné envie d'améliorer les conditions de vie des populations locales d'une manière très, disons holistique, principalement dans les sept pays abritant des populations de chimpanzés.

    Un peu après, j'ai donné ma première conférence pour National Geographic. J'étais timide et je n'osais pas parler en public, c'était dans une salle très sombre, devant 5 000 personnes. Vous imaginez, la première fois que je m'exprimais en public, c'était devant 5 000 personnes ! Je n'ai jamais été aussi terrorisée de ma vie. Au début les mots sortaient difficilement, puis je me suis concentrée sur le discours que je portais et je m'en suis bien sortie. Avec l'exposition médiatique que m'offrait National Geographic, je suis devenue une sorte d'icône. Des gens qui ne m'avaient jamais rencontrée se mettaient à pleurer en me voyant... C'était très déstabilisant et je ne savais pas comment gérer cela. C'était affreux. C'est là que j'ai réalisé qu'il y avait deux Jane. Celle qui vous parle aujourd'hui, en toute simplicité. Et puis il y avait l'icône, qui devait aider l'autre à accomplir la mission pour laquelle elle était faite. Ensuite, j'ai passé ma vie à essayer d'être au niveau (rires).

     

    Partout dans le monde, les animaux sont menacés par l'activité humaine. La culture de l'huile de palme, la déforestation, le morcellement des habitats naturels, sans compter le braconnage... Comment faire pour sensibiliser le public à leur cause, pour qu'il réalise combien la situation est grave ?

    Il faut parler des actions positives. C'est si important. Bien sûr qu'il faut reporter les mauvaises nouvelles et alerter l'opinion. Mais si vous ne reportez que les mauvaises nouvelles, s'il-vous-plaît, faites en sorte de mettre aussi en exergue les belles choses. Il y a tant d'actions qui sont menées. Comment pourrais-je continuer mon combat si je ne rencontrais pas chaque jour des personnes inspirantes qui agissent pour la planète ? Des régions détruites par l'homme, où des arbres ont été replantés, où la nature et les animaux reprennent leurs droits... 

    Avons-nous le temps ? Ce n'est pas de mon ressort. Tout ce que je peux faire, c'est promouvoir Root and Shoots [le programme d'éducation du Jane Goodall Institute, qui s'adresse aux maternelles jusqu'aux étudiants, ndlr] pour que les enfants apprennent à leurs parents et à leurs grands-parents comment prendre soin de notre planète. Vous devez mettre en avant les personnes ordinaires qui font, par leurs actions, des choses extraordinaires.

     

    Il y a deux ans, un chimpanzé femelle nommée Wounda a été sauvée et réintroduite dans son milieu naturel. C'est un bel exemple des actions menées par le Jane Goodall Institute. Pouvez-vous nous raconter cette histoire ?

    Tchimpounga est le deuxième sanctuaire pour chimpanzés en Afrique, situé en République du Congo. Quand nous avons eu l'accord du gouvernement congolais pour sanctuariser ces îles, elles abritaient 15 chimpanzés, dont Wounda, dont le nom signifie « à l'article de la mort » en dialecte local. Je ne l'avais jamais rencontrée mais j'étais présente dans la voiture et dans le bateau qui l'emmenaient sur l'île. Elle était terrorisée, malgré la présence de ceux qui l'avaient sauvée. Alors je lui ai parlé tout au long du voyage. 

    Quand elle est sortie de la cage, elle a d'abord touché la main de Rebecca, la vétérinaire qui l'a sauvée en faisant la première transfusion sanguine de chimpanzé à chimpanzé en Afrique. Puis elle est montée sur la cage et un des gardiens lui a caressé la tête. Et là, Wounda s'est tournée tout d'un coup vers moi et m'a serrée dans ses bras très longuement. Nous étions tous en pleurs.

    L'un des gardiens a dit « comment a-t-elle su que cette dame allait bien réagir à cet échange ? ». Bien sûr, elle n'en savait rien. Mais j'ai un lien très fort, pas seulement avec les chimpanzés mais avec les animaux. Et parfois, c'est évident.

     

    Jane Goodall nous a accordé cet entretien dans le cadre de la promotion du film JANE de National Geographic. 

    Cet entretien a été édité pour des questions de concision. 

    Le documentaire JANE : UN MESSAGE D'ESPOIR, consacré à Jane Goodall sera diffusé mercredi 22 avril à 21.00 sur National Geographic.  

    Jane : un message d'espoir | Trailer

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