Cet oiseau peut prédire l'intensité d'une saison cyclonique
La grive fauve planifie ses migrations des mois à l'avance pour éviter de traverser de dangereuses tempêtes en survolant l'océan Atlantique. Comment ces oiseaux peuvent-ils aussi bien prédire l'avenir climatique ?
Christopher Heckscher, professeur et écologiste à l’université d’État du Delaware, est en train d’attacher un traceur GPS au dos d’une grive dans le parc d’État du White Clay Creek, en Pennsylvanie, le 25 mai 2023. Le traceur permettra à Heckscher de suivre la migration de l’oiseau vers l’Amérique du Sud. C’est là que les oiseaux pourraient identifier des informations sur la prochaine saison cyclonique annuelle.
C’est l’été, et les grives fauves ont presque fini de s’accoupler et de couver la génération de cette année dans tout le nord des États-Unis et le sud du Canada. Bientôt, cet oiseau au plumage brun et au ventre blanc entamera un voyage monumental, migrant sur des milliers de kilomètres vers le sud à travers le golfe du Mexique et la mer des Caraïbes, jusqu’en Amérique du Sud.
C’est un dangereux périple pour ces petits oiseaux chanteurs d’une trentaine de grammes à peine. S’ils venaient à croiser un ouragan lors de leur migration, certains d’entre eux pourraient ne jamais arriver à destination.
Sans oublier que chaque saison cyclonique est différente. Selon les chercheurs, ces grives seraient connectées aux cycles climatiques mondiaux, ce qui leur permettrait d’anticiper l’intensité d’une saison.
Une étude publiée dans la revue Scientific Reports en 2018 a démontré que, pendant vingt ans, les schémas de migration des grives fauves depuis le Delaware vers l’Amérique du Sud ont permis de prédire avec précision l’intensité de la saison des ouragans en Atlantique. Les mauvaises années, les oiseaux terminaient plus tôt leur saison de reproduction et s’envolaient plus tôt pour l’Amérique du Sud ; les bonnes, ils séjournaient plus longtemps dans l’est de l’Amérique du Nord.
« Ces oiseaux migrent en plein pendant la saison des ouragans. S’ils terminent leur saison de reproduction plus tôt, ils peuvent se rendre plus tôt en Amérique du Sud. Il paraît logique qu’ils s’en rendent compte d’une manière ou d’une autre », explique Christopher Heckscher, responsable de l’étude et écologiste à l’université d’État du Delaware.
Un oiseau-chat est maintenu dans un sac en tissu où il attend d’être examiné et marqué par les scientifiques. Dans le parc d’État du White Clay Creek, dans le Delaware, Christopher Heckscher et son équipe étudient les habitudes migratoires des oiseaux de la région. Chaque année, de nombreuses espèces parcourent des milliers de kilomètres vers le sud pour y passer l’hiver.
L’étudiante diplômée Tahira Mohyuddin libère une grive fauve d’un filet utilisé pour attraper les oiseaux. Lorsqu’une saison cyclonique s’annonce particulièrement dangereuse, les grives fauves terminent leur saison de nidification plus tôt, muent et s’envolent vers le sud avant que la saison n’atteigne son paroxysme.
Depuis la publication de l’étude de Heckscher, les oiseaux n’ont pas cessé de prédire l'avenir. Il explique que, bien qu’il soit trop tôt pour déterminer leurs prédictions pour 2023, les grives fauves ont été tout aussi précises, voire plus précises, que les modèles météorologiques pour trois des quatre dernières saisons cycloniques en Atlantique.
« Ces oiseaux tirent leurs informations de quelque part ; ce pourrait être quelque chose que nous n’avons pas encore découvert », explique Heckscher.
S’il n’a pas entamé de recherches sur le sujet, il soupçonne néanmoins l’existence de modèles similaires chez d’autres oiseaux migrateurs.
De nombreuses recherches portent sur la migration des oiseaux dans les zones de repos des animaux, comme le golfe du Mexique, explique-t-il. « Si nous cherchions le signal qui aide [les oiseaux] à prédire les ouragans à ce niveau-là, nous le trouverions probablement. »
LES GRIVES FAUVES, CES LISEUSES D’AVENIR
Selon Heckscher, ces oiseaux tireraient leurs informations météorologiques de leurs aires d’hivernage en Amérique du Sud, où les modèles météorologiques à grande échelle qui influencent les saisons cycloniques apparaissent bien avant la formation d’un ouragan.
Gros plan d’une aile de grive fauve, un indicateur de l’âge de l’oiseau. Depuis plus de vingt ans, l’équipe de chercheurs de l’université d’État du Delaware collecte des données sur les oiseaux de la région, lesquelles fournissent des indices sur le fonctionnement interne de la Terre.
La façon dont les grives fauves « prédisent » les saisons cycloniques pourrait résulter de légers changements dans les cycles mondiaux réguliers tels que les phénomènes El Niño et La Niña.
Pendant les années El Niño, l’océan Pacifique est plus chaud que la moyenne ce qui crée des vents qui entravent mieux la formation des ouragans, et mène à des saisons cycloniques moins intenses que la normale. L’inverse est vrai pour les années La Niña. En raison de ces changements saisonniers, les précipitations dans l’habitat de la grive fauve peuvent varier : les années pluvieuses donneraient plus de fruits, un élément essentiel du régime alimentaire de ces oiseaux.
Ces fluctuations pluviométriques à 9000 kilomètres de distance constitueraient une prédiction fiable de la saison cyclonique.
Selon Heckscher, ce changement de régime alimentaire pourrait aider la grive à rejoindre l’Amérique du Nord en étant en meilleure santé, et donc à assumer une plus longue saison de reproduction. À l’inverse, le manque de fruits pourrait pousser les grives, alors en moins bonne forme, à écourter leur saison de reproduction.
« Il se passe quelque chose dans leur chimie sanguine ou leurs hormones qui les pousse à arrêter la saison de reproduction à un moment donné », explique Heckscher.
Une grive des bois, espèce légèrement plus grande que la grive fauve, est examinée par les chercheurs. Comme la grive fauve, la grive des bois migre chaque année vers le sud et passe l’automne et l’hiver en Amérique centrale.
L’oiseau-chat, comme sa voisine la grive, quitte ses aires de reproduction du printemps et de l’été en Amérique du Nord pour passer les mois froids de l’automne et de l’hiver en Amérique centrale et en Amérique du Sud.
Les cardinaux, comme cette femelle, vivent dans l’est et le centre de l’Amérique du Nord. Ce ne sont pas des oiseaux migrateurs, contrairement aux grives fauves. Leurs plumes rouges caractéristiques et la forme de leur tête en font un oiseau très apprécié des ornithologues.
La paruline couronnée est une sorte de fauvette. Elle se reproduit dans l’est des États-Unis et le sud du Canada avant de s’envoler vers les Caraïbes et le Mexique pour l’hiver. Les oiseaux, qu’ils soient migrateurs ou non, sont très sensibles aux changements dans leur environnement et donnent aux scientifiques des indications sur son évolution.
Pour son étude, Heckscher et ses collègues ont observé des oiseaux de 1998 à 2016. Presque chaque année, le comportement des grives fauves a indiqué avec précision si l’activité des ouragans aux États-Unis allait être inférieure ou supérieure à la moyenne.
« C’est une [étude] fascinante », avance Andrew Farnswoth, spécialiste de la migration des oiseaux au Cornell Lab of Ornithology, qui n’a pas participé aux recherches. Bien qu’il n’ait pas connaissance d’études ayant abouti aux mêmes conclusions, Farnsworth soutient les résultats de l’étude de Heckscher.
« Je ne doute pas de l’existence d’un modèle intéressant comme celui-ci », dit-il. « Il existe toute une série d’événements liés entre eux, une sorte d’effet papillon. »
LE CHANGEMENT CLIMATIQUE PERTURBE UN ÉQUILIBRE DÉLICAT
Les migrations, comme celle des grives fauves, sont le résultat de plusieurs milliers d’années d’évolution, les oiseaux percevant les changements météorologiques prévisibles et agissant en conséquence.
« Reste à savoir aujourd’hui quelle est la vitesse du dérèglement climatique et si les oiseaux peuvent s'y adapter suffisamment vite », soulève Farnsworth.
Tahira Mohyuddin, étudiante diplômée, souffle délicatement sur les plumes du ventre d’une grive fauve pour exposer sa plaque incubatrice, une zone de peau temporairement dépourvue de plumes pendant la nidification, qui aide les oiseaux à transférer la chaleur de leur corps à leurs œufs. Au cours de milliers d’années, des générations de grives fauves se sont adaptées à leur environnement, mais le changement climatique perturbe rapidement les schémas réguliers auxquels elles se fient pour survivre.
Des recherches ont démontré que le changement climatique aura tendance à accentuer la force des ouragans tout en ralentissant leur traversée de l’océan.
Heckscher craint que le déplacement plus lent des ouragans au-dessus du golfe du Mexique n’augmente le risque pour les oiseaux migrateurs, comme les grives fauves, de dévier de leur trajectoire migratoire ou d’être tués.
Depuis 1966, les populations de grives fauves ont diminué de près d’un tiers dans le monde. Leur habitat en Amérique du Sud diminue rapidement en raison de l’expansion des terres agricoles, tandis que leurs habitats du nord sont de plus en plus fragmentés.
Les oiseaux migrateurs comme les grives fauves courent davantage le risque de s’écraser contre des bâtiments : chaque année, un milliard d’oiseaux meurent en percutant les vitres réfléchissantes des bâtiments en pensant emprunter un passage libre.
Ces oiseaux risquent de disparaître des forêts et d’emporter avec eux leurs chants mélodieux.
« Je suis très inquiet du sort de ces oiseaux », explique Hecksher. « Ils sont vulnérables, et ce pour de nombreuses raisons. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.