L'inlandsis Est Antarctique, le plus grand du monde, est en proie au changement climatique
D'après une étude récente, le niveau de la mer aurait augmenté de plus de trois mètres suite au dernier effondrement de l’inlandsis Est Antarctique… et ce phénomène pourrait bien se reproduire.
Une nouvelle étude suggère que le dernier effondrement de l'inlandsis Est Antarctique se serait produit bien plus récemment qu'une telle catastrophe pourrait survenir à nouveau dans les siècles à venir.
Après trente années passées dans une boîte à l'abri des regards, un cristal noir et blanc d'une extrême rareté a conduit le monde scientifique à réaliser une surprenante découverte : l'inlandsis Est Antarctique, où sommeille 80 % de la glace terrestre, serait encore plus vulnérable au réchauffement climatique que ne le laissaient entendre les prévisions.
Jusqu'à présent, les scientifiques estimaient que le dernier retrait de l'inlandsis remontait à trois millions d'années. Cependant, une nouvelle étude publiée dans la revue Nature et fondée sur l'analyse de cristaux prélevés dans la région suggère qu'une grande partie de cette calotte polaire se serait effondrée il y a seulement 400 000 ans. Plus surprenant encore, les calculs réalisés par l'équipe de chercheurs suggèrent que cette dramatique mutation se serait produite pendant une vague de chaleur certes prolongée, mais plutôt modérée.
Pendant cette période, le volume de dioxyde de carbone dans l'atmosphère n'a jamais été très élevé, culminant à un modeste 300 parties par million (ppm), indique David Harwood, spécialiste de l'histoire glaciaire antarctique au sein de l'université du Nebraska à Lincoln.
« Et c'est bien ce qui est effrayant, » lâche Harwood. Les niveaux modernes de dioxyde de carbone ont dépassé les 330 ppm en 1915 et ils stagnent aujourd'hui autour de 410 ppm. Dans les siècles à venir, cet excédent de dioxyde de carbone pourrait entraîner une augmentation des températures et du niveau de la mer nettement supérieure à ce que le monde aurait connu il y a 400 000 ans, poursuit-il. « Cela ne présage rien de bon. »
Les autres inlandsis de la planète, notamment celui du Groenland et de l'Ouest Antarctique, devraient voir leur volume de glace diminuer au cours du siècle prochain. Situé à bonne distance du pôle Nord, le Groenland est exposé à un air plus chaud ; l'Ouest Antarctique repose quant à lui sur une vaste et profonde cuvette qui s'enfonce sous le niveau de la mer et se retrouve donc exposé aux courants océaniques chauds. Jusqu'à présent, les scientifiques considéraient que l'inlandsis Est-Antarctique était en meilleure posture car il abrite le glacial pôle Sud et repose en grande partie sur la terre ferme qui le protège des courants océaniques.
« Depuis des décennies, l'Est Antarctique se cache derrière cette armure d'invincibilité, » illustre Slawek Tulaczyk, glaciologue au sein de l'université de Californie à Santa Cruz et coauteur de l'étude. Son rétrécissement était tout simplement « inimaginable, du moins jusque récemment. »
Si ces nouveaux résultats sont confirmés, cela voudrait dire que l'Est Antarctique contribuera plus tôt que prévu à l'élévation du niveau des océans. Compte tenu du volume de gaz à effet de serre produit par l'Homme à ce jour, la hausse potentielle du niveau des océans provoquée par les glaciers susceptibles de fondre dans les siècles à venir, notamment ceux de l'Est-Antarctique, s'élèverait à 12 m.
UN MYSTÈRE À RÉSOUDRE
Cette découverte émane de l'étude des couches délicates de cristal noir et blanc profondément enfoui sous la calotte polaire. Tulaczyk et Terry Blackburn, géochimiste au sein de l'université de Californie à Santa Cruz, sont tombés sur le cristal alors qu'ils étudiaient autre chose. Tout commence en 2017, lorsqu'ils se rendent dans la vallée de Taylor, sur la côte Est Antarctique, pour enquêter sur un mystère : d'après des mesures effectuées par eux-mêmes et d'autres scientifiques, l'eau qui s'écoulait à cet endroit présentait un taux anormalement élevé d'uranium.
« Le signal provenait d'un autre endroit » plus haut dans la vallée, se souvient Graham Edwards, le doctorant supervisé par Blackburn qui était également du voyage. Et les voilà donc en route pour remonter à la source du signal d'uranium, avec l'espoir de tomber sur un élément digne d'intérêt dans l'histoire de la calotte polaire.
Alors que l'uranium est connu de la plupart d'entre nous pour son rôle de combustible nucléaire, il est également présent en infime quantité dans les roches, rivières et océans du monde entier. Il existe en majorité sous sa forme lourde, l'uranium-238, mais les scientifiques identifient toujours en sa compagnie quelques atomes de sa version plus légère, l'uranium-234, fruit de la désintégration radioactive de l'uranium-238. Dans les océans de la planète, le ratio de ces deux formes est relativement constant, environ un atome d'uranium-234 pour 16 000 atomes d'uranium-238.
Les couches cristallines telles que celle ci-dessus formée il y a 200 000 ans environ sous l'inlandsis Est Antarctique révèlent que cet immense glacier aurait fondu il y a 400 000 ans, bien plus récemment que prévu.
D'après les théories établies par les scientifiques, lorsqu'un inlandsis recouvre pendant longtemps un continent, l'eau piégée entre les deux couches accumule de l'uranium-234. Cela se produit suite à la désintégration de l'uranium-238 contenu dans la roche et le gravier présents sous la glace, ce qui libère des atomes d'uranium plus léger dans l'eau où ils s'accumulent au fil du temps.
L'eau ruisselant à travers la vallée de Taylor est singulière car sa teneur en uranium-234 est deux à cinq fois supérieure aux niveaux habituels. Pour Blackburn, cela signifierait que « ces liquides ont été en contact avec la roche pendant une longue période de temps. »
Ainsi, en mesurant la quantité d'uranium-234 présente sous la glace de l'Antarctique oriental, il devrait être possible d'estimer le temps passé depuis le dernier retrait de l'inlandsis.
ASCENSEUR NATUREL
Quoi qu'il en soit, personne n'avait jamais mesuré la concentration en uranium-234 sous un inlandsis, c'est pourquoi Blackburn, Edwards et Tulaczyk se sont mis en tête d'essayer de trouver des minéraux formés dans l'eau piégée sous l'inlandsis Est Antarctique. Ces roches pourraient avoir enregistré la concentration de l'eau en uranium-234 au moment de leur création, ce qui révélerait en retour la période de fonte la plus récente de l'inlandsis.
Mettre la main sur des roches formées sous l'inlandsis peut sembler n'être qu'une douce illusion, mais Tulaczyk et Blackburn connaissent un endroit où ces minéraux se fraient un chemin jusqu'en surface, une zone appelée Elephant Moraine, non loin des montagnes de la vallée de Taylor.
À cet endroit, des milliers de roches recouvrent la glace. Elles s'élèvent depuis les profondeurs du glacier à mesure qu'il se hisse par-dessus une crête montagneuse enfouie sous l'inlandsis, telle une vague venue se briser sur la plage à un rythme glacial. Le souffle incessant du vent évapore la glace en surface à raison de plusieurs centimètres par an et permet aux roches de finalement voir le jour.
À l'extrémité du glacier Taylor, une eau hypersalée s'écoule en surface et donne naissance aux « Blood Falls ». La couleur rouge des cascades provient de l'oxyde de fer. Des chercheurs ont étudié les dépôts minéraux de ces fluides et ont découvert les preuves d'un retrait glaciaire survenu il y a 400 000 ans environ, alors que l'inlandsis Est Antarctique était réputé stable depuis des millions d'années.
Au cours des années 1980, un scientifique de l'université d'État de l'Ohio (OSU) avait prélevé des centaines de roches rejetées par la glace à Elephant Moraine. La plupart étaient des granites, des grès et des basaltes formés avant que la glace ne vienne recouvrir le continent. Il remarqua tout de même quelques mystérieux fragments de cristaux qui passèrent les trente années suivantes dans la collection de l'université, jusqu'à ce que Blackburn apprenne leur existence et décide de s'en procurer trois auprès du Polar Rock Repository de l'OSU en 2019.
L'un de ces fragments était particulièrement fascinant ; il présentait une alternance de fines bandes d'opale et d'ambre couleur crème et de calcite noire, disposées comme les anneaux d'un arbre.
Blackburn a ensuite écaillé chaque couche pour déterminer leur âge en évaluant la quantité d'uranium-234 et d'un autre élément radioactif, le thorium-230, que l'uranium désintègre à un rythme connu. Il a ainsi découvert que les couches de cette roche, pas plus grosse qu'un poing, s'étaient formées sur une période de 120 000 ans qui aurait débuté il y a 270 000 ans.
Il a ensuite mesuré le pourcentage d'uranium-234 dans chaque couche. Il pensait que ce taux allait être constant d'une couche à l'autre car, nous dit-il, « selon les théories, l'inlandsis Est Antarctique était stable depuis des millions d'années. »
Quelle ne fut pas sa surprise, donc, de constater une augmentation d'uranium-234 de 50 % entre les couches successives. Dans le monde précis de la géochimie, « cette variation est massive, » précise Blackburn. Deux autres cristaux provenant d'Elephant Moraine présentaient des résultats similaires.
Cette découverte ne pouvait avoir qu'une seule signification : le dernier retrait de l'inlandsis Est Antarctique était bien plus récent que ne le laissaient entendre les théories établies. Lorsque la glace a disparu, l'eau qui se trouvait en dessous a rejoint l'océan et les niveaux d'uranium-234 ont donc diminué. Ce n'est qu'après la reformation de l'inlandsis que l'uranium-234 a pu à nouveau s'accumuler sous la glace et c'est cette accumulation que le cristal a immortalisée.
Qui plus est, le retrait en question était loin d'être négligeable, ajoute Tulaczyk. Pour que l'eau salée atteigne Elephant Moraine, la glace a dû se retirer sur plus de 640 km par rapport à sa ligne côtière actuelle. Elephant Moraine se situe à la lisière d'une vaste région, le bassin de Wilkes, où le lit rocheux plonge à près de 1500 m sous le niveau de la mer et où la glace se retrouve donc exposée aux courants océaniques profonds capables de faire fondre sa partie inférieure.
D'après les estimations de Tulaczyk, l'inlandsis aurait perdu plusieurs milliers de mètres d'épaisseur sur près de 300 000 km², soit la surface de l'Italie, jusqu'à se détacher de son lit pour flotter sur l'océan. Affaibli, il ne pouvait plus supporter autant de glace en amont et le bassin de Wilkes a fini par perdre plus d'un million de kilomètres cubes de glace, suffisamment pour élever de 3 à 4 m le niveau de la mer.
UN AIR DE DÉJÀ-VU
Ces nouveaux résultats apportent des détails dont nous avions grand besoin, déclare Maureen Raymo, géologue du Lamont-Doherty Earth Observatory de New York. Elle étudie les anciens littoraux du globe, dont le sable, les coquilles et les crevettes fossilisées se situent aujourd'hui bien au-dessus des vagues. Ces rivages montrent que la mer s'est élevée à plusieurs reprises par le passé, notamment il y a 400 000 ans lorsque le niveau des océans aurait dépassé de 10 à 12 m le niveau actuel d'après ses estimations.
S'ils venaient à fondre, le Groenland, l'Antarctique occidental et les autres glaciers de la planète augmenteraient de 9 m le niveau de la mer. L'ajout de 3 à 4 m en provenance du bassin de Wilkes en Est Antarctique « est tout à fait cohérent » avec ces estimations, déclare Raymo.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.