Eureka : la plateforme pétrolière qui séduit les écologistes ?

Au large de la Californie, la structure devra bientôt prendre sa retraite et faire ses adieux à l'océan, mais elle abrite un écosystème florissant à la richesse comparable aux récifs coralliens naturels.

De Avery Schuyler Nunn
Publication 12 août 2023, 17:42 CEST
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Une demoiselle Garibaldi se faufile le long d'une poutre métallique de la plateforme Eureka. Ancrée dans l'océan depuis près de quarante ans et aujourd'hui habitée par une multitude d'espèces marines, la plateforme est devenue un récif artificiel foisonnant de vie.

PHOTOGRAPHIE DE Joe Platko

En 1984, à treize kilomètres des côtes californiennes, la plateforme Eureka était ancrée dans les profondeurs pour dominer l'océan Pacifique de ses 200 mètres de hauteur. 

Depuis quarante ans, alors que la surface vit au rythme de l'extraction pétrolière, plusieurs millions d'invertébrés s'agrippent aux poutres métalliques à quelques mètres sous les flots, donnant ainsi naissance à un écosystème à part entière. 

Rapidement, Eureka devient alors le théâtre d'une juxtaposition ironique : une structure industrielle colossale incrustée d'une biodiversité marine flamboyante. Des anémones aux allures de fraise s'y installent pour former un champ à perte de vue, les crustacés viennent se blottir dans un labyrinthe de moules. De nos jours, les cormorans plongent en piqué pour assouvir leur faim et les lions de mer quittent de temps à autre leurs îlots métalliques pour faire connaissance avec les multiples bancs de poissons qui peuplent les profondeurs. 

« Chaque centimètre carré est couvert de vie aquatique, » indique Milton Love, biologiste au sein du Marine Science Institute de l'université de Californie à Santa Barbara. « Parfois, il y a tellement de poissons qu'il est impossible de distinguer la plateforme à travers les bancs. C'est incroyable. » 

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Une otarie de Californie vient à la rencontre des plongeurs. Souvent, à marée basse, on peut voir ces animaux se reposer sur la plateforme.

PHOTOGRAPHIE DE Joe Platko

Ce point chaud de biodiversité marine est l'une des 23 infrastructures pétrolières installées au large de la Californie, parmi lesquelles 15 sont encore en activité, dont Eureka. Construites entre 1967 et 1989, ces plateformes et leurs pipelines devront bientôt rendre les armes. Avec le déclin des niveaux de production, le sort des plateformes à la retraite pose un véritable dilemme : les compagnies pétrolières doivent-elles les démanteler et emporter avec elles les récifs artificiels ? Ou les structures doivent-elles rester sur pied et donc laisser l'écosystème dans un état non naturel ? 

Ce qui rend le sujet particulièrement sensible avec Eureka, ce n'est pas simplement l'abondance de vie marine, comme l'explique Love à travers son étude publiée en 2014 dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences, mais le fait que la plateforme est encore plus productive que certains récifs naturels, offrant un habitat à un écosystème florissant qui s'épanouit encore de nos jours. 

« En retirant la plateforme, le nombre de victimes pourrait atteindre plusieurs dizaines de millions d'animaux, simplement parce qu'ils ont préféré s'installer sur le métal plutôt que sur la roche, » résume Love. « Pour moi, c'est une tragédie. » 

 

LES SECRETS D’EUREKA

Si le site peut se targuer d'une telle abondance, c'est à la fois grâce à son emplacement et à sa conception singulière. Contrairement aux autres plateformes, les formes complexes d'Eureka offrent de nombreuses cachettes à la vie aquatique et un accès à des courants froids qui attirent de nouvelles espèces. 

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    PHOTOGRAPHIE DE Mauricio Handler, Nat Geo Image Collection

    Alors que la plupart des plateformes sont construites sur d'immenses piliers cylindriques et verticaux, Eureka repose sur une ossature métallique en couches horizontales qui reproduisent le plancher océanique à diverses profondeurs sur l'ensemble de la colonne d'eau. 

    Love précise que les poissons vivant autour du site ont probablement été portés par les courants à un stade précoce de leur vie, tombant ainsi sur la plateforme au moment où ils avaient besoin d'un refuge solide. 

    À proximité de la surface, où la photosynthèse bat son plein, ces jeunes poissons peuvent se nourrir de plancton. Sur les piliers, ils peuvent cueillir les crustacés et les arthropodes qui vivent parmi les anémones. 

    « Eureka est de loin la plus prolifique des plateformes au large de la Californie, » déclare Jeremy Claisse, coauteur de l'article avec Love. « Le site est aussi productif que n'importe quel autre habitat maritime de poissons étudié à travers le monde. » 

    Avec l'âge, les poissons ont tendance à gagner les profondeurs de la plateforme, où la lumière se fait plus diffuse, où les espèces se multiplient en taille comme en quantité. Les coraux d'eau profonde se déploient des piliers telles les branches d'un arbre sous lesquelles évoluent les bancs de rascasses, ces poissons de roche qui représentent 90 % des espèces locales. 

    Comme nous l'expliquent Claisse et Love, même si diverses structures naturelles offrent un refuge similaire à la vie marine, notamment les pinacles coralliens, leur échelle est bien loin de celle d'Eureka. 

    « Même ces récifs aux allures de montagne ne possèdent pas l'espace offert par Eureka entre les différentes structures, » poursuit Claisse. « C'est un site réellement étrange, prolifique et unique. »

     

    LE DILEMME DU DÉCLASSEMENT  

    D'ici 2055, la majorité des 23 structures pétrolières installées au large de la Californie auront cessé leurs activités. En construisant ces bâtiments, les compagnies se sont engagées à les démanteler ou à les désaffecter. Cependant, cette vie marine inattendue pousse les autorités à s'interroger quant à la nécessité de respecter ces engagements. 

    Depuis les récentes marées noires survenues en Californie, comme les 95 000 litres déversés par un pipe-line connecté à l'une de ces plateformes, plusieurs groupes de défense de l'environnement restent méfiants face aux infrastructures pétrolières, qu'elles soient ou non en activité. Alors que 8 des 23 installations ne produisent déjà plus de pétrole et attendent un démantèlement prévu pour les prochaines années, il est grand temps de parvenir à un accord. 

    Certains souhaitent que les compagnies pétrolières effacent toute trace des plateformes, afin de remettre l'environnement maritime dans son état naturel. D'autres préféreraient que les structures soient converties en récifs artificiels protégés en avançant que le démantèlement de la plateforme reviendrait à saboter un écosystème florissant. 

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    D'immenses bancs de chinchards utilisent les plateformes pétrolières du sud de la Californie comme habitat dans un environnement marin autrement dépourvu de relief. Qu'ils soient naturels ou d'origine humaine, les récifs recouvrent seulement 1 % des océans mais abritent plus d'un quart de la faune marine.

    PHOTOGRAPHIE DE Joe Platko

    Le processus coûteux et complexe de déclassement complet des plateformes implique de boucher et de bétonner les puits avant de démanteler l'ensemble de la structure. Toutefois, il est également possible d'opter pour un déclassement partiel : seule la section supérieure de la plateforme est démantelée, jusqu'à une profondeur de 25 mètres afin d'éviter tout danger pour la coque des navires. La section inférieure devient alors un sanctuaire marin inscrit au programme Rigs-to-Reef encadré par le département de l'Intérieur des États-Unis, ainsi qu'une destination pour la plongée et la pêche de loisir. 

    Cependant, pour Linda Krop, conseillère en chef de l'Environmental Defense Center, l'abandon de la plateforme pourrait libérer des toxines dans l'environnement, un sujet qui la préoccupe actuellement avec les immenses tas de débris laissés sur le plancher océanique par des plateformes démantelées il y a près de trente ans.

    « À l'heure actuelle, il n'y a pas eu de fuite de matériaux toxiques, comme l'arsenic ou le plomb, mais les débris pourraient être remués par un tremblement de terre, l'activité sismique ou l'activité humaine, par exemple en se prenant dans un filet de pêche, » explique-t-elle.  

    Krop attire également notre attention sur le fait que la santé d'un écosystème ne se mesure pas uniquement à la densité de sa faune. La scientifique craint que l'abondance de biodiversité ne finisse par attirer une pêche de loisir excessive, ce qui limiterait les bénéfices environnementaux de la plateforme en réduisant les populations de poissons.

    Selon Claisse, les études récemment menées sur les plateformes californiennes ne font pas état d'un niveau anormalement élevé de métaux lourds chez les espèces associées aux plateformes. Les environnements marins situés à proximité de sites industriels sont souvent imprégnés de substances néfastes. Il ajoute que de plus amples recherches devront être réalisées pour comprendre ces toxines. 

     

    VIE ET INNOVATION

    « Toutes les plateformes pétrolières ne font pas de bonnes candidates à la création d'un récif artificiel, » indique Emily Hazelwood, biologiste de la conservation marine et cofondatrice de la société de conseil environnemental Blue Latitudes. « Il convient de réaliser une étude biologique détaillée visant à évaluer la valeur de chaque plateforme et à dresser l'inventaire des espèces associées au site. »

    Cela dit, la biologiste pense que la plateforme Eureka ferait une bonne candidate, étant donné sa forte biodiversité et son potentiel en tant que refuge pour les espèces menacées. En explorant la zone à l'aide d'un robot sous-marin, Hazelwood et sa cofondatrice Amber Sparks ont découvert qu'une espèce rare prospérait aux abords du site : l'étoile de mer tournesol (Pycnopodia helianthoide).  

    À l'heure actuelle, ces étoiles de mer figurent sur la Liste rouge des espèces menacées de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Depuis 2013, leur population a chuté de 90 % sous l'effet d'une maladie causée par la hausse des températures et l'acidification des océans.

    « Elles ont subi une vague de mortalité massive et sont très difficiles à trouver désormais, mais nous les avons trouvées, » déclare Hazelwood. 

    Le sort d'Eureka pourrait même servir de modèle à l'avenir pour les nouvelles infrastructures liées à l'énergie. Claisse indique que l'étude environnementale réalisée sur Eureka est actuellement appliquée à la conception d'autres structures, comme les parcs éoliens en mer. 

    Et de conclure : « Personne n'avait prévu que ces plateformes pétrolières finiraient par abriter des poissons, mais à l'avenir il faudra se demander comment rendre habitable tout ce que nous mettons dans l'océan. Après tout, quitte à construire quelque chose, autant le rendre utile pour l'écosystème, non ? » 

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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