L'année 2024 pourrait être l'année la plus fraîche du reste de votre vie
Cette année a battu de nouveaux records de chaleur. Si vous ne l'avez pas remarqué, cela pourrait bien être dû à un phénomène psychologique connu sous le nom d'amnésie écologique.
En juin dernier, une vague de chaleur a frappé Los Angeles, entraînant des températures record. Avec le réchauffement progressif de la planète, les conditions météorologiques extrêmes de ce type sont devenues la norme.
Alors que la fin de l’année approche à grands pas, la communauté scientifique tire à nouveau la sonnette d’alarme au sujet d’une étape pour le moins préoccupante : il est désormais presque certain que 2024 sera l’année la plus chaude jamais enregistrée. Et ce n'est pas tout : selon plusieurs experts, elle sera également la première année marquant le dépassement du seuil de + 1,5 °C fixé par l’Accord de Paris.
Malgré ces records, dans quelques années, vous ne vous souviendrez peut-être pas de 2024 comme d’une année particulièrement chaude. Elle pourrait même être l’année la plus fraîche du reste de votre vie.
Si l’humanité continue de brûler des combustibles fossiles et de réchauffer la planète, l’année que nous venons de passer pourrait bien avoir l’apparence d'une année plus calme, plus enneigée et plus douce. En revanche, pour les enfants nés aujourd’hui, la normalité sera faite de conditions climatiques plus chaudes, plus orageuses, et donc plus dangereuses.
Cette différence est due à un phénomène psychologique connu sous le nom d’amnésie écologique ou environnementale, un processus mental qui pousse les individus à s’acclimater inconsciemment aux conditions environnementales dans lesquelles ils vivent, quelles qu’elles soient. Cet oubli progressif de l’état passé de la biodiversité peut conduire à l’érosion progressive des standards environnementaux de la société : nos attentes en matière de pollution atmosphérique ou de nombre de poissons dans nos océans, par exemple, sont ainsi revues à la baisse au fil des générations. Dans le cas du changement climatique, l’amnésie écologique peut donc nous amener à trouver « normal » un phénomène qui ne l’est pas : le réchauffement progressif des températures, entre autres impacts plus ou moins violents des activités humaines sur la planète.
D’après certains experts, ce problème est à prendre au sérieux.
« Pour résoudre le changement climatique, il faut profondément transformer nos comportements individuels et collectifs », explique Masashi Soga, écologue appliqué à l’Université de Tokyo. « L’amnésie écologique peut constituer un puissant obstacle puisqu’elle entrave la reconnaissance du problème par la société. »
DES RECORDS DE CHALEUR
Il y a un an, les climatologues parlaient d’un nouveau record spectaculaire de température. En effet, l’année 2023 n’a pas seulement été l’année la plus chaude en près de 175 ans de relevés météo, mais présentait aussi des températures environ 0,15 °C supérieur à celles de 2016, la précédente année la plus chaude jamais enregistrée.
Un homme se verse de l'eau sur le visage pour se rafraîchir par une journée de chaleur étouffante à Beyrouth, au Liban, le 16 juillet 2023. L'année 2023 a battu le précédent record de chaleur établi en 2016, chaque mois à partir de juin ayant été le plus chaud de l'Histoire. Ces chiffres continuant d'augmenter, 2024 est désormais sur le point d'établir un nouveau record.
La silhouette d'une femme se dessine devant un coucher de soleil, alors que la température approchait dangereusement les 40 °C dans le Midwest, le 20 août 2023, à Kansas City.
À l’échelle de la planète, il s’agissait déjà d’un bond considérable, et désormais, tout indique que 2024 sera encore plus chaude.
« Les deux dernières années ont été survoltées, en quelque sorte », affirme Gavin Schmidt, directeur de l’Institut Goddard d’études spatiales de la NASA, qui établit les relevés de température mondiale à partir de milliers de stations météorologiques, de bouées océaniques et d’observatoires maritimes. Selon lui, bien que les températures présentent une augmentation progressive depuis les années 1970, encore plus rapide depuis une dizaine d’années, « les années 2023 et 2024 se démarquent vraiment ».
Cette tendance s’explique notamment par le récent phénomène El Niño, un réchauffement inhabituel dans la partie centrale et orientale de l’océan Pacifique qui a pour effet de faire grimper les températures mondiales et de bouleverser les conditions météorologiques. Elle pourrait toutefois également indiquer une accélération du réchauffement climatique provoqué par l’activité humaine, car « nous continuons d’appuyer sur la pédale d’accélérateur et d’émettre toujours plus de gaz à effet de serre ».
Quoi qu’il en soit, cette trajectoire d’augmentation continuera tant que les humains s’acharneront à relâcher du dioxyde de carbone dans l’atmosphère. D’après Schmidt, dans la prochaine décennie, nous devrions définitivement franchir le seuil de + 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels : autrement dit, la planète dépassera cette limite quasiment tous les ans, voire réellement tous les ans. Une fois cette étape atteinte, les politiques climatiques en place conduisant à un réchauffement mondial d’environ 3 °C en 2100, l’avenir ne fera que se réchauffer. Les scientifiques s’attendent également à une augmentation des précipitations extrêmes, des journées excessivement chaudes et une intensification des catastrophes climatiques, comme les feux de forêt et les sécheresses.
« Pour chaque dixième de degré supplémentaire, ces phénomènes deviendront plus intenses et plus forts », alerte Schmidt.
UN COMBAT INTERGÉNÉRATIONNEL
Le concept d’amnésie écologique a été développé pour la première fois dans les années 1990 sous le nom de shifting baseline syndrome. Des chercheurs avaient constaté que, tandis que les vieilles générations de pêcheurs faisaient état de diminutions drastiques dans les stocks de poissons, les plus jeunes tendaient à les trouver parfaitement dans la norme. Depuis lors, des scientifiques ont régulièrement constaté que les attentes environnementales des jeunes générations étaient généralement moins élevées que celles de leurs aînés, que ce soit à l’égard de la biodiversité ou de l’abondance des ressources naturelles.
« En principe, l’amnésie écologique s’applique à tous les défis environnementaux », explique Soga, de l’Université de Tokyo.
Pose longue du thermostat du Furnace Creek Visitors Center, prise juste après 22 heures, dans le parc national de la vallée de la Mort, en Californie, le 7 juillet 2024.
Le changement climatique en fait partie. Dans un récent article consacré aux évolutions des points de référence en matière d’environnement d’une génération à l’autre, Soga et ses collègues ont trouvé « de nombreuses études » indiquant que les individus éprouvaient des difficultés à remarquer les changements progressifs du climat.
« Les plus jeunes, comparés aux plus âgés, sont généralement moins susceptibles de percevoir les changements des conditions météorologiques, tels que l’augmentation des précipitations ou des températures », révèle Soga.
Cependant, la plupart de ces études ont été menées dans des pays à faible revenu et se concentraient davantage sur des profils d’agriculteurs. Selon l’écologue, les personnes vivant dans des pays plus riches sont « plus susceptibles d’être concernées par l’amnésie écologique », car ils sont moins directement exposés aux effets du changement climatique.
Même si de nombreuses preuves indiquent que les points de référence en matière de conditions environnementales peuvent changer d’une génération à l’autre, les chercheurs ne savent pas exactement dans quelle mesure les individus normalisent les changements qu’ils observent au cours de leur vie.
Une étude réalisée en 2019 sur des publications Twitter a constaté que, lorsque des événements de chaleurs ou de froids extrêmes se produisaient plusieurs années de suite, les utilisateurs cessaient de les trouver remarquables. Pourtant, d’autres recherches récentes menées aux États-Unis suggèrent que les Américains sont de plus en plus préoccupés par les chaleurs extrêmes et font le lien entre le temps chaud et sec qu’ils subissent et le changement climatique.
« D’après nos recherches, les individus remarquent que le temps qu’il fait là où ils vivent n’est plus le même qu’avant », explique Ed Maibach, qui dirige le centre de communication sur le changement climatique de l’Université George Mason. « S’ils vivent au même endroit depuis suffisamment longtemps pour pouvoir le remarquer. »
L’AMNÉSIE ÉCOLOGIQUE : UN FREIN À L’ACTION CLIMATIQUE ?
Soga s’inquiète des effets négatifs de l’amnésie écologique sur les progrès environnementaux.
En effet, si notre compréhension collective de ce à quoi devrait ressembler un environnement « en bon état » se détériore avec le temps, nous aurons moins tendance à soutenir la mise en place de politiques de conservation ambitieuses, et les législateurs seront moins incités à fixer des objectifs efficaces. Cette mauvaise compréhension pourrait également freiner notre volonté d’utiliser notre pouvoir d’action individuelle.
« Les études montrent que les personnes qui s’aperçoivent de la dégradation de l’environnement sont plus enclines à prendre des mesures pour soutenir la conservation », explique l’écologue.
De son côté, Adam Aron, qui dirige le laboratoire de psychologie et d’action climatique de l’Université de Californie à San Diego, doute que l’amnésie écologique soit à l’origine de l’absence d’une mobilisation massive de lutte contre le changement climatique. Selon lui, même dans les zones où de nombreux individus sont conscients qu’une crise majeure se profile à l’horizon, ceux-ci ne vont pas nécessairement plus agir ou appeler leurs élus à agir qu’ailleurs. Si nous souhaitons faire évoluer les mentalités, mais aussi les comportements, des approches « non analytiques » sont essentielles, poursuit Aron.
« Les voies non analytiques, ce sont les normes sociales », affirme-t-il. « Si mes voisins ont tous installé des panneaux solaires et ont tous entièrement fait passer leur maison à l’électrique, alors moi aussi, je vais le faire. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.