Arctique : comment sauver la dernière banquise ?
D’ici à la fin du siècle, la banquise qui recouvre la majeure partie de l’océan Arctique pourrait se limiter à une bande étroite s’étirant du Groenland au Canada. Elle deviendrait alors un enjeu de survie pour les animaux sauvages qui s'y seront réfugiés.
Cet article a initialement paru dans l'édition de janvier 2018 du magazine National Geographic.
Il y a d’abord les indices d’une mise à mort : une flaque écarlate, probablement le sang d’un phoque annelé. Puis l’ours blanc apparaît. Il s’agit d’une femelle, de grande taille, pesant peut-être 225 kg, suivie d’un unique petit. Ils viennent de sauter dans un chenal –une longue fissure d’eau libre dans la mer gelée. En l’espace de quelques secondes, ils sont de nouveau hors de l’eau, courant à travers la banquise, effrayés à l’approche de notre hélicoptère. Une course prolongée peut nuire aux ours blancs : graisse et fourrure les protègent si bien qu’ils risquent la surchauffe. François Létourneau-Cloutier, notre pilote québécois de 33 ans, prend de la hauteur. La mère et son ourson ralentissent, adoptant un pas tranquille.
Après les avoir suivis quelques minutes, François Létourneau-Cloutier pose l’hélicoptère en douceur sur la glace, à environ 100 m des animaux, et coupe le moteur. La mère se dresse sur ses pattes arrière, jaugeant notre machine volante de 10 m de long avec le regard imperturbable du plus grand prédateur de l’Arctique; l’ourson reste à quatre pattes, derrière elle. Pendant quelques instants, nous savourons la scène : des ours se découpant sur une immensité déserte de neige et de glace, d’innombrables mares d’eau de fonte reflétant un soleil estival entouré de légers halos de rouge et de bleu. Rompant le charme, les pales de l’hélicoptère se remettent à vrombir et nous redécollons. Cap sur notre campement, à la pointe septentrionale de l’île de Baffin, au Canada.
Dans quelques dizaines d’années, il est peu probable que de tels panoramas existeront encore en été. Du moins, pas ici. Au fur et à mesure que la planète se réchauffe, la banquise estivale et toute la faune merveilleusement adaptée qu’elle abrite – ours, phoques, morses, baleines, cabillauds arctiques, crustacés, algues de glace – pourraient disparaître autour de cette île, située à environ 1 100 km au nord de la baie d’Hudson. Les données satellitaires des années 1980 montrent que la banquise arctique s’étendait en moyenne sur près de 7,5 millions de kilomètres carrés à la fin de l’été. Depuis, plus de 2,5 millions de kilomètres carrés ont été perdus, soit une superficie à peu près équivalente à cinq fois la France métropolitaine.
Les modèles climatiques semblent indiquer que, d’ici aux années 2050, il restera moins de 520 000 km² de glace pérenne. La bonne nouvelle, si l’on peut dire, est que cette glace se concentrera dans une zone compacte, plus au nord, au-dessus du Groenland et de l’île d’Ellesmere, au Canada. Cette redoute exiguë sera le dernier refuge pour bon nombre de bêtes sauvages de l’Arctique.
« Les animaux qui dépendent de la lisière de la banquise pour vivre se rassembleront là en été, avance Enric Sala, écologiste marin et responsable du projet Pristine Seas de la National Geographic Society. Ce sera comme l’un de ces points d’eau en Afrique où toute la faune rapplique. »
Enric Sala est venu sur l’île de Baffin avec des plongeurs et des cinéastes pour documenter cet univers de glace condamné et pour plaider en faveur de la préservation de la « dernière banquise », plus au nord. Depuis que le scientifique a lancé Pristine Seas il y a dix ans, le projet a permis de protéger environ 8 millions de kilomètres carrés d’océan. Mais sauvegarder les vestiges des glaces arctiques nécessitera la coopération du Groenland et du Canada. Ce sera son entreprise la plus ambitieuse. C’est aussi la plus urgente.
« L’Arctique change plus rapidement que toute autre région », affirme Enric Sala, et, à mesure que la glace disparaît, la navigation, la pêche, le développement pétrolier et gazier risquent de s’ingérer. Si la banquise et ses habitants doivent être protégés, il est indispensable que cela se fasse avant que l’exploitation des ressources de l’Arctique ne devienne inexorable.
Sur les images satellitaires, et peut-être aussi dans notre imaginaire, le paysage glaciaire recouvrant la partie supérieure de notre monde paraît statique : un continent blanc sans relief, permanent et immobile. En fait, c’est une masse de glaces flottantes qui se bousculent et qui, poussées par les vents et les courants, dérivent durant des années d’un côté à l’autre de l’Arctique.
«Les gens ne comprennent pas bien l’Arctique, déplore Stephanie Pfirman, océanographe à l’université Columbia. Ils la voient comme une calotte glaciaire. Ils croient qu’elle est rigide et que, quand elle fond, elle fond sur les bords. Ils ne pensent pas à son aspect dynamique. »
En 2010, après avoir comparé un éventail de modèles informatiques et de données satellitaires, Stephanie Pfirman et ses collègues ont découvert que les vents et les courants concourent à diriger la banquise dérivante de toute l’Arctique sur les confins septentrionaux du Groenland et de l’archipel arctique canadien –une région comportant des fjords spectaculaires et plus de 36000 îles, dont celles de Baffin et d’Ellesmere. Année après année, d’énormes morceaux de glace s’entassent dans cette zone relativement calme. Certains s’y trouvent depuis plusieurs dizaines d’années et ont une épaisseur de plus de 25 m.
L’équipe s’est rendu compte que, d’ici au milieu du siècle, ce havre de froid abriterait les seules glaces de l’Arctique présentes toute l’année. Dans certains modèles climatiques antérieurs, la couverture de glace de l’Arctique se retirait de façon homogène le long de son flanc sud à mesure que la planète se réchauffait, pour finalement s’installer pile autour du pôle Nord. «Mais cela ne tient pas debout, juge Stephanie Pfirman. Il n’y a aucune raison pour que la glace se rassemble au pôle Nord. Elle va continuer à se déplacer jusqu’à ce qu’à ce qu’elle heurte quelque chose. »
Malgré le fort recul de la banquise prévu ces prochaines décennies, une longue et étroite bande de glace pérenne persistera au cours de ce siècle. Si nous pouvions mettre un terme à notre dépendance aux énergies fossiles, cette bande pourrait résister encore plus longtemps –jusqu’au moment où, peut-être, nous trouverons un moyen d’éliminer suffisamment de carbone de l’atmosphère pour refroidir la planète. « D’aucuns prétendent qu’il n’y a plus d’espoir, parce que nous sommes dans une dynamique où la glace va disparaître, explique Stephanie Pfirman. Mais, si vous regardez de près les modèles climatiques, vous constatez une plongée abrupte, puis une longue période où de la glace pérenne reste présente, ce qui nous donnerait le temps d’agir et d’atténuer le réchauffement. »
La glace qui subsisterait dans l’Arctique pourrait fournir un environnement stable, quoique compact, aux organismes qui dépendent d’elle. «Les habitats ne pourraient pas se maintenir si cette glace se déplaçait partout, rappelle la scientifique. Mais elle va probablement se concentrer au large des côtes du Groenland et du Canada. »
« Une nouvelle venue ! », s’exclame Theo Ikummaq en se baissant vers une délicate pousse verte, sur une plage rocheuse près de notre campement. Theo Ikummaq, 60 ans, originaire d’Igloulik, une île au large de celle de Baffin, sert de guide et de conseiller à notre expédition. Il porte un fusil en bandoulière, au cas où nous devrions faire fuir des ours blancs. En cet après-midi de juin froid et brumeux, la crique le long de laquelle nous marchons est encore gelée. Des nuages masquent le soleil depuis maintenant plusieurs jours.
La pousse verte, de quelques centimètres de hauteur, n’a pas de nom dans le dialecte inuit parlé dans cette partie de l’Arctique. Theo Ikummaq sait seulement qu’elle est un exemple supplémentaire de la façon dont la terre et la vie changent ici. Au cours de notre balade, nous sommes passés devant ce qu’il dit être un nouvel aspect du paysage: de larges gouffres circulaires, créés par la fonte du pergélisol.
Un peu plus tard ce jour-là, dans la grande tente où nous prenons nos repas, Theo Ikummaq me cite les noms de quelques animaux locaux. Un aarluk (« tue tout ») est une orque ; un tingugliktuq (« foie mauvais, n’en mange pas ») est une alouette hausse-col. Mais certains animaux, tels que les merles d’Amérique, sont si nouveaux dans l’Arctique que notre guide, du moins, ne leur connaît pas de dénomination.
Avec le réchauffement climatique, les espèces végétales et animales du sud ont commencé à se déplacer vers le nord. Selon Brendan Kelly, biologiste à l’université de l’Alaska à Fairbanks, cette tendance ne fera que s’accélérer. À mesure que l’habitat de la faune arctique se rétrécit, des espèces variées seront amenées à avoir des contacts plus étroits que jamais.
« Il pourrait se produire un brouillage important des gènes dans tout l’océan Arctique», pense Brendan Kelly. Pour des raisons que les scientifiques ne comprennent pas encore, les mammifères marins ont eu tendance à conserver le même nombre de chromosomes –une condition essentielle à l’hybridation– alors qu’ils se diversifiaient en espèces ou même en genres différents.
« Vous vous retrouvez par conséquent avec des animaux dont vous auriez dit qu’ils appartenaient à des genres différents, mais qui peuvent en réalité avoir une progéniture hybride fertile, détaille Brendan Kelly. Par exemple, nous classons dans des genres différents les phoques du Groenland et les phoques à capuchon, mais nous les avons vu se reproduire ensemble à l’état sauvage. » Le pizzly – croisement entre l’ours blanc et l’ours brun – parcourt déjà l’Arctique. Des études génétiques montrent que les ours blancs ont commencé à diverger des bruns au cours des 500000 dernières années. Le réchauffement climatique menace de réunir les deux espèces.
« Il ne s’agit pas simplement d’un changement écologique, affirme Kelly. Il s’agit d’un changement évolutionniste –profondément accéléré. »
Le résultat final, conclut-il, pourrait être une perte énorme et irréversible de diversité génétique. Si tel n’était pas le cas, la faune de l’Arctique serait malgré tout en difficulté. « Nous changeons l’habitat si rapidement que, même si la faune disposait de la diversité génétique nécessaire pour réagir, elle n’en aurait peut-être pas le temps. » Pour certaines espèces emblématiques, la région de la dernière banquise pourrait faire la différence entre la survie et l’extinction.
« Tranquille, n’est-ce pas ? », lance Enric Sala. Nous regardons vers l’est, en direction de l’île Bylot, à plusieurs kilomètres de notre campement. Le soleil est apparu, le temps s’est enfin levé et il n’y a presque pas de vent. Après plus d’une semaine d’attente, Enric Sala et son équipe de plongeurs sont impatients d’explorer les zones d’eau libre autour de deux îlots situés au large de la côte ouest de l’île Bylot. Dans quelques semaines, les algues seront en pleine floraison, l’eau s’obscurcira et les possibilités de tournage sous-marin s’évanouiront. Mais, pour le moment, la mer commence à s’embraser de vie.
Au cours des prochains jours, si le temps le permet, le scientifique et d’autres membres de l’expédition enregistreront la beauté de ce qui sera perdu si nous ne parvenons pas à protéger la dernière banquise de l’Arctique. Reste la tâche la plus ardue : convaincre les gouvernements de coopérer pour sauver cette zone stratégique. Préserver la seule région de la dernière banquise ne suffira pas ; la glace se déplaçant sur de longues distances, ses sources devront elles aussi être protégées. À l’heure actuelle, par exemple, les glaces sibériennes contaminées par le nickel et le plomb provenant de la ville industrielle russe de Norilsk, l’une des plus polluées du monde, dérivent parfois dans l’Arctique canadien. Là, elles empoisonnent la chaîne alimentaire à mesure qu’elles fondent.
«C’est un bon signe que l’on voie des narvals, des bélugas et des ours blancs », note Manu San Félix, un plongeur et photographe de l’équipe. Cela signifie que la chaîne alimentaire est encore saine. Récemment, un groupe de baleines boréales a été aperçu lors d’un vol en hélicoptère. Leurs énormes têtes leur permettaient de se frayer un chemin à travers 50 cm de glace. Les baleines boréales peuvent vivre 200 ans ou plus. « La plus vieille du groupe aurait pu naître du vivant de Napoléon, fait remarquer Manu San Félix. Et le baleineau que nous avons filmé pourrait être ici en 2215 ! » À la condition que nous soyons suffisamment chanceux et clairvoyants.
« Il ne s’agit pas d’une histoire simple et linéaire, glisse Enric Sala. Nous ne savons pas comment cela finira. »
Tim Folger a écrit de nombreux articles pour National Geographic, couvrant notamment le changement climatique constaté au Groenland. Il vit actuellement à Gallup, dans le Nouveau-Mexique.
Le système de bourse de recherche de la National Geographic Society a aidé à financé ce projet.