L’exploration pétrolière pourrait bientôt commencer dans ce sanctuaire de l’Alaska
Le gouvernement fédéral pourrait autoriser un convoi de camions vibreurs géants à sillonner la plaine côtière du Refuge faunique national d’Arctique.
Les ours blancs sont les plus grands carnivores terrestres au monde. Pouvant mesurer 3 mètres de long du museau à la queue et peser jusqu’à 600 kilos, cet animal possède des réflexes dignes d’un cobra, 10 griffes semblables à des faux et peut courir aussi vite qu’Usain Bolt sur la glace. Ils sont les rois de l’Arctique, royaume enneigé et sombre.
Et pourtant, ils ne font pas le poids face au Inova AHV-IV Commander, un camion vibreur de quatre tonnes et 500 chevaux qui pourrait arpenter d’ici décembre leur habitat favori où creuser une tanière dans le Refuge faunique national d’Arctique (Arctic National Wildlife Refuge).
Si le Bureau de gestion du territoire (BLM en anglais pour Bureau of Land Management) accepte la demande de permis déposée par SAExploration en juillet dernier, deux dizaines de ces véhicules massifs et mesurant plus de 9 mètres pourraient commencer dès cet hiver à rouler au pas à travers la plaine côtière du refuge, envoyant de puissantes vibrations à basse fréquence dans le sol et enregistrant les ondes qui se propagent à travers les couches épaisses de roche, dans l’espoir de trouver de l’or noir. D’après les estimations de l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS), la région pourrait receler plus de 10 milliards de barils de pétrole récupérable.
Les camions vibreurs seront accompagnés par plus de 150 véhicules de support, notamment des engins transportant les logements pour 300 travailleurs et des réservoirs de carburant, des dameuses, des tracteurs et des bulldozers. La toundra, fragile, sera traversée par une armée d’équipement lourd. La prospection sismique doit être effectuée en hiver, lorsque la toundra est gelée, pour éviter que les véhicules ne s’embourbent.
Mais il y a un problème : en hiver, les ourses polaires viennent sur la terre ferme et creusent des tanières dans les congères où elles mettent bas leurs petits.
LE REFUGE CONVOITÉ POUR SES RESSOURCES NATURELLES POTENTIELLES
La prospection fait suite à la décision controversée prise par l’administration Trump de mettre rapidement en concession de vastes régions de terres fédérales riches en pétrole et en gaz dans la North Slope de l’Alaska et au large. En décembre dernier, le gouvernement américain a organisé la plus grande vente de concessions jamais réalisée dans la National Petroleum Reserve-Alaska (NPRA ou Réserve nationale de pétrole en Alaska), tandis qu’au début du mois de novembre, il a accepté le projet Liberty, qui prévoit la construction d’une île de graviers située à environ 10 km de la côte qui accueillera la première installation de production de pétrole et de gaz dans les eaux fédérales au large de l’Alaska.
La plaine côtière du Refuge Arctique s’étend sur plus de 600 000 hectares de toundra plate et vallonnée, entre la mer des Tchouktches et la chaîne montagneuse Brooks. En 1980, le Congrès a protégé cette région de possibles développements pétroliers dans la section 1002 de l’Alaska National Interest Lands Conservation Act (Loi sur la conservation des terres d’intérêt national de l’Alaska ou ANILCA), qui a conduit à l’agrandissement du refuge.
Après des années de lutte au Congrès, les partisans de l’exploitation pétrolière, emmenés par Lisa Murkowsi, sénatrice républicaine de l’Alaska, ont fini par gagner l’accès au refuge après avoir inséré une clause sur le forage dans le projet de loi de réduction d’impôts de l’année dernière. Celle-ci mandatait la vente de deux concessions d’une superficie de plus de 160 000 hectares chacune dans l’ANWR d’ici la prochaine décennie.
Le levé sismique n’est que la première étape pour les compagnies pétrolières. Il devrait leur indiquer quelles sont les zones les plus prometteuses où acheter des concessions et forer des puits d’exploration onéreux.
L’Arctic Slope Regional Corporation et la Kaktovik Inupiat Corporation, deux sociétés qui possèdent plus de 37 000 hectares dans la plaine côtière, collaborent pour réaliser le levé sismique, dans l’espoir qu’il permette un développement pétrolier qui donnera plus de valeur à leur propre terrain.
Mais le refuge a été créé pour protéger la plaine côtière, où de nombreuses espèces se rassemblent. Au printemps et à l’été, les rennes (Rangifer tarandus granti), dont dépend le peuple Gwich’in, viennent y mettre bas leurs petits et des milliers d’espèces d’oiseaux migrateurs s’y reproduisent.
En hiver, la plaine côtière devient essentielle à la population d’ours blancs de la mer du Beaufort méridionale, qui viennent y creuser leur tanière. Le nombre d’ours au sein de cette population a chuté de plus de 40 % au cours de la dernière décennie ; aujourd’hui, elle n’en compterait plus que 900. En 2008, les ours blancs ont été inscrits sur la liste des espèces menacées en vertu de l’Endangered Species Act (Loi sur les espèces menacées).
LES OURS BLANCS, PREMIERS MENACÉS
Le Washington Post s’est procuré la critique cinglante émise cet été par des biologistes du U.S. Fish and Wildlife Service, l’organisme qui gère le refuge, au sujet du levé sismique proposé. Les scientifiques y font part de leurs inquiétudes concernant les ours polaires, les rennes et les oiseaux aquatiques migrateurs.
Selon Steven Amstrup, scientifique en chef pour Polar Bears International et ancien chercheur principal spécialiste des ours polaires à l’Institut d’études géologiques américain, le levé menace directement les ours blancs. Il estime qu’il existe une probabilité de 25 % qu’une ou plusieurs tanières soient écrasées par un véhicule lors de la réalisation du levé sismique.
Steven Amstrup ajoute que les oursons sont les plus exposés au danger : ils leur seraient plus difficile d’échapper à un véhicule en approche ou de survivre longtemps aux températures de l’hiver hors d’une tanière détruite.
SAExploration a proposé d’utiliser des caméras infrarouges montées à l’avant (FLIR) des camions et des avions afin de localiser les tanières d’ours avant le levé sismique et pour tenir tous les véhicules à une distance de 1,6 km de chaque tanière. Toutefois, Stephen Amstrup, qui a participé au développement de la technologie FLIR, estime que celle-ci pourrait ne pas détecter jusqu’à 50 % des tanières occupées.
Contacté à plusieurs reprises, SAExploration n’a pas souhaité faire de commentaires.
Avec la hausse rapide des températures en Arctique, la banquise s’affine et devient instable, souligne Stephen Amstrup, ce qui contraint de plus en plus d’ours à creuser leur tanière sur terre. « C’est vraiment une double peine pour les ours », indique le scientifique. « Avec le changement climatique, creuser une tanière sur la banquise devient moins adapté et la même chose pourrait se produire sur terre à cause des activités d’exploitation des ressources naturelles. »
UN IMPACT SUR LE PAYSAGE
Les camions vibreurs ont déjà arpenté la plaine côtière par le passé, au cours des hivers 1984 et 1985. Malgré la couche protectrice de neige et de glace, les véhicules lourds ont laissé sur leur passage plus de 4 000 km de traces dans la fragile toundra. Selon une étude du U.S Fish and Wildlife Service, après 25 ans, 5 % de ces traces, soit 200 km, marquent encore le paysage.
Le levé sismique proposé par SAExploration couvre une superficie bien plus importante, de l’ordre de 46 000 km. Plus de 31 000 km seront parcourus par le train de camions vibrateurs qui se déplacent en se suivant, et près de 16 000 km effectués par les véhicules en charge du réglage et de la récupération des « géophones » qui écoutent les ondes des vibrations. Si l’on prend l’étude de l’USFWS comme référence, ce nouveau levé sismique marquera pour toujours plus de 2 400 km de toundra.
Mais le bénéfice pour les entreprises pétrolières pourrait être énorme, indique Kenneth Bird, géologue pétrolier de l’Institut d’études géologiques américain à la retraite, qui a étudié le refuge pendant des années et est aujourd’hui professeur à Stanford. D’après lui, la partie ouest de la plaine côtière du refuge pourrait abriter des pièges stratigraphiques similaires à ceux découverts il y a peu dans la Réserve nationale de pétrole en Alaska lors d’un levé sismique : l’un d’eux, le dépôt Horsehoe/Pikka contiendrait environ 1,2 milliard de barils d’or noir.
« Des dépôts étonnamment importants se trouvaient là, sous nos yeux, depuis longtemps », déclare Kenneth Bird. « Ce n’est que récemment qu’ils ont été découvert dans les pièges stratigraphiques, à l’instar de ceux qu’ils cherchent dans le refuge. »
« Je suis sûr qu’ils vont trouver quelque chose », ajoute-t-il. « Est-ce que ce sera nécessaire pour justifier un développement, je l’ignore. »
« UN HABITAT ESSENTIEL À LA SURVIE DES OURS »
Avant qu’un permis ne soit octroyé à SAExploration, le Bureau de gestion du territoire est tenu par la loi de réaliser une évaluation environnementale officielle afin de déterminer si le levé sismique peut causer des dégâts environnementaux importants. Si la réponse est non, l’organisme peut se dispenser d’un énoncé des incidences environnementales, étude plus chère et longue à réaliser, et donner son feu vert au projet sur la base qu’« aucun impact significatif n’a été identifié ».
Et il semblerait que le Bureau de gestion du territoire ait déjà pris sa décision.
« L’évaluation environnementale et une ébauche préliminaire des résultats n’ayant trouvé aucun impact significatif seront mises à disposition du public », a répondu par email à National Geographic Joe Balash, secrétaire adjoint à l’Intérieur. Ce dernier, ancien commissaire du Département des ressources naturelles d’Alaska, a poussé pendant des années en faveur d’études sismiques et de concessions pétrolières dans le Refuge faunique national d’Arctique. Il supervise aujourd’hui le Bureau de gestion du territoire et toute la gestion des minéraux dans les territoires fédéraux.
« Le Bureau de gestion du territoire travaille rapidement à achever son processus de demande d’exploration sismique », écrit Joe Balash. « Toutefois, nous n’attribuerons pas de permis tant que toutes les analyses environnementales requises et appropriées n’ont pas été réalisées. » Une fois la décision prise, le public aura 30 jours pour se prononcer sur le projet proposé.
Sans surprise, les défenseurs de l’environnement s’opposent à l’échéancier expéditif et aux résultats de l’évaluation environnementale du Bureau de gestion du territoire, qui semblent déjà prédéterminés.
« Le Bureau de gestion du territoire manque à son devoir envers les citoyens », dénonce Bridget Psarianos, ancienne avocate de l’organisme qui a travaillé à la Réserve nationale de pétrole, mais qui exerce désormais chez Trustees for Alaska, un cabinet d’avocats à but non lucratif qui représente les organisations de défense de l’environnement. « Ils n’ont pas répondu aux questions fondamentales qui concernent ce projet et font des déclarations contradictoires. L’Intérieur essaie de précipiter et de couper toutes les étapes du processus. »
Pour Stephen Amstrup, autoriser une armée de camions vibreurs à parcourir la zone où se trouve le plus grand nombre de tanières d’ours blancs du North Slope ferait courir des risques inacceptables à une population déjà menacée.
« C’est un refuge. C’est un habitat essentiel à la survie des ours, dont la population diminue », explique Stephen Amstrup. « Ceci me paraît être un élément très important à prendre en compte pour n’importe quel type d’activité dans la région. »
Cet article a initialement paru sur le site internet nationalgeographic.com en langue anglaise.