Quel avenir pour nos forêts ?
La chaleur et la sécheresse tuent nos forêts. En changeant de cap maintenant, nous pouvons encore limiter les dégâts.
Haut de 66 m et probablement vieux de plus de 500 ans, Big Lonely Doug, sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique (Canada), a été sauvé en 2011 par un bûcheron impressionné par sa taille. Il s’est avéré être le troisième plus grand sapin de Douglas du Canada, de par la circonférence de son tronc, sa hauteur et la taille de sa couronne.
La première chose qu’on remarque dans cette forêt ravagée par le feu, c’est sa couleur. Il n’y a pas si longtemps, ce carré de terre au sud du parc national de Yellowstone était une parcelle monochrome de cendres et de pins brûlés. Mais, l’été dernier, des pousses de peuplier faux-tremble et des jeunes plants de pins ont coloré le sol d’un vert éclatant. Des épilobes en épi pourpres et des shépherdies du Canada rouge sang se sont multipliés autour des troncs noircis. Cinq ans après l’incendie Berry, en 2016, qui avait ravagé 84 km2 dans le Wyoming, cette tranche de terre brûlée prenait sa revanche sur le feu comme le font les forêts des Rocheuses depuis des millénaires : elle entamait sa renaissance.
C’est justement cette renaissance que Monica Turner, professeure d’écologie à l’université du Wisconsin à Madison, est en train d’examiner. La chaleur est étouffante en ce mois de juillet. Monica Turner avance lentement le long d’une bande de ruban tendue sur 50 m en travers du terrain. Avec l’aide d’un doctorant, elle compte chaque plant de pin tordu dans un rayon d’un mètre de chaque côté.
Ralentis par la quantité de minuscules troncs à dénombrer, les chercheurs mettent près d’une heure à couvrir une distance qui leur aurait pris en temps normal quelques secondes. En tout, ils ont recensé 2 286 jeunes arbres. Avant, le lieu produisait 172 000 pins par hectare. « On reconnaît bien les pins tordus, note l’écologue. Ils reviennent en force. »
Pourtant, la veille, dans une parcelle voisine de forêt calcinée, elle a documenté un phénomène inquiétant. Au lieu d’un tapis de jeunes pousses de pins, le sol était un mélange de fleurs, d’herbes et de terre craquelée. Sur une longueur de 50 m, elle n’a repéré que seize jeunes pins ; sur une autre, seulement neuf.
Les deux parcelles de forêt sont presque identiques. À un détail près. Si les deux sites ont déjà brûlé à l’époque de la guerre de Sécession, celui comptant moins de pins avait aussi brûlé en 2000. Les arbres qui ont repoussé par la suite n’avaient pas encore atteint la maturité nécessaire pour produire suffisamment de graines lorsque le feu a pris en 2016. À cet endroit, plutôt que de réensemencer la forêt de pins, l’incendie Berry a remodelé le paysage en quelque chose de totalement nouveau, peut-être pour des siècles, voire des millénaires.
Ce qui se passe dans le parc national de Yellowstone n’est pas un phénomène isolé. Partout dans le monde, à mesure que le climat change, les feux de forêt deviennent plus importants, plus intenses et plus fréquents. En Australie, ceux de 2019 et 2020 ont ravagé une surface aussi grande que la Floride. Mais, face à l’ampleur du désastre, on sous-estime souvent ce qui se passe ensuite : la lutte de nombreuses forêts pour renaître. Ce phénomène-là ne se limite pas au parc de Yellowstone et n’est pas toujours causé par des incendies, mais bien par le changement climatique.
Ainsi, dans de nombreux endroits, les arbres ne se régénèrent plus d’eux-mêmes. Certaines des plus grandes forêts du monde sont en train de se transformer en quelque chose de nouveau. Certaines ne seront plus jamais les mêmes. D’autres ne renaîtront peut-être jamais.
Sud du parc de Yellowstone, Wyoming. Cette forêt brulée repousse, mais pas les autres. L’écologue Monica Turner compte les plants de cette forêt de pins tordus qui a brûlé en 2016. Le feu ouvre les pommes de pin, ce qui permet aux arbres de se régénérer. Mais un incendie survenant avant maturité mettrait à mal la repousse.
La planète a perdu un tiers de ses forêts au cours des 10 000 dernières années, dont la moitié depuis 1900. Nous les avons exploitées pour le bois. Nous les avons coupées pour faire place aux fermes et aux élevages de bétail, pour construire des habitations et des routes. Au niveau mondial, la déforestation a diminué par rapport au pic atteint dans les années 1980, mais les tendances varient selon les régions. En Indonésie, pays qui a abattu des forêts entières au profit de plantations d’huile de palme, le rythme de la disparition de la forêt primaire a ralenti depuis 2016. Au Brésil, d’août 2020 à juillet 2021, la forêt amazonienne a cédé 13 000 km2, soit 22 % de plus que l’année précédente.
Aujourd’hui, les émissions de combustibles fossiles remodèlent les forêts de manière indirecte. À mesure que le dioxyde de carbone et les autres gaz à effet de serre réchauffent la planète, certaines des 73 000 espèces d’arbres migrent vers les pôles et en altitude, entraînant avec elles d’autres formes de vie. Aulnes verts, saules et bouleaux nains gagnent tout l’Arctique, de la Scandinavie au Canada. Les arbres poussent plus vite, car ils absorbent l’excès de CO2 – élément-clé de la photosynthèse. Ce verdissement de la planète a jusqu’alors contribué à ralentir le changement climatique.
Pourtant, celui-ci est aussi en train de tuer les arbres. Les scientifiques sont en effet de plus en plus inquiets devant l’accélération du rythme des événements extrêmes – incendies, tempêtes, invasions d’insectes et, surtout, sécheresses et chaleurs intenses, qui peuvent aggraver les effets de tous les autres phénomènes. Ces épisodes singuliers, souvent sans précédent, peuvent très vite être dévastateurs pour les arbres et transformer profondément des forêts datant de la dernière période glaciaire.
« Un ensemble de mécanismes pousse les forêts de la planète à croître davantage et à absorber plus de CO2 », explique le biologiste William Anderegg. Or ces mécanismes «entrent en conflit avec d’autres, qui conduisent les forêts à la catastrophe – avec une mortalité des arbres et une libération du carbone accrues ».
Les forêts qui ont déjà passé le cap ne représentent qu’une petite partie des 3 000 milliards d’arbres et des 40 millions de km2 de forêt de la planète. Bien sûr, le changement climatique représente toujours un danger moindre que l’exploitation forestière et le défrichage. Mais la menace s’accélère. « Quelle ampleur atteindra cette proportion dans le futur et quand sera-t-elle prédominante ? », s’interroge Matt Hansen, qui surveille les forêts grâce aux satellites.
Le problème est qu’il n’est pas encore possible de quantifier l’étendue de l’impact du climat à l’échelle de la planète. Les données satellitaires indiquent que la surface boisée de la Terre a augmenté de 7 % entre 1982 et 2016. Mais elles ne font pas la différence entre les forêts naturelles et les exploitations industrielles et ne montrent pas non plus quelles sont les forêts qui ont succombé aux tronçonneuses et celles qui ont été décimées par des événements liés au climat.
Aucune modélisation ne peut encore prévoir la façon dont le climat modifiera les forêts, ni comment les réserves de carbone agiront sur le climat. « Historiquement, les modélisations du système terrestre n’ont jamais donné de bons résultats sur ces sujets », indique le climatologue Charlie Koven, qui a travaillé avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Seuls deux de ces onze modélisations intègrent à la fois les incendies et les migrations géographiques des plantes.
Hölstein, près de Bâle, Suisse. Quels arbres survivront à un climat plus chaud et plus sec ? Comment les arbres meurent-ils de soif ? Dans le cadre d’un projet sur vingt ans visant à répondre à ces questions, l’écologue Ansgar Kahmen (à droite) et le technicien Lucio Rizzelli, de l’université de Bâle, examinent la canopée d’une forêt-témoin. Ils mesurent ici la vapeur d’eau rejetée par un épicéa commun.
Mais, finalement, ce n’est pas le nombre d’arbres dans le monde qui importe le plus. Car le changement climatique remodèle les forêts presque du jour au lendemain, même lorsque des politiques de protection ont été mises en place. Le changement est si rapide qu’il est impossible d’en entrevoir les conséquences. Des arbres de tous types et de toutes tailles disparaissent, mais ce sont les plus grands et les plus vieux qui recèlent le plus de carbone, qui sont importants pour la biodiversité et qui seront aussi les plus difficiles à remplacer. « Les grands arbres sont extrêmement précieux et ne peuvent pas être remplacés rapidement – si tant est qu’ils puissent l’être », souligne Nate Stephenson, chercheur émérite auprès du Service géologique des États-Unis (USGS).
L’histoire de l’humanité est liée aux arbres. Nous en descendons, les avons utilisés pour faire du feu. Ils nous nourrissent, nous abritent, nous aident à nous soigner. Et nous offrent émerveillement autant qu’inspiration.
C’est sans doute ce qui explique que la forêt humide de Hoh, sur la péninsule Olympique (État de Washington), fasse partie de mes promenades préférées. De belles fougères couvrent le sol. D’antiques épicéas et des érables à grandes feuilles, drapés de mousse émeraude, masquent le ciel. C’est un environnement complexe, mais les humains commencent à prendre la mesure de ce qui se passe loin de leurs regards. Dans une forêt, les arbres ne sont pas des individus isolés ; ils partagent nutriments et informations dans des réseaux fongiques souterrains, se transmettent des messages chimiques et s’alertent des invasions de parasites ou autres dangers.
Les forêts anciennes sont collaboratives, m’a ainsi expliqué Korena Mafune, chercheuse et postdoctorante, lors d’une balade dans la forêt de Hoh. Elle se demande même si une version réduite des réseaux fongiques n’existerait pas dans les hautes branches. Elle a en effet trouvé de la terre sous la mousse dans la canopée, avec de minuscules arbres poussant sur les branches vivantes de grands et vieux arbres – comme « une mini-forêt dans la forêt », pour reprendre ses mots. Pourtant, la chercheuse s’inquiète : même ce site séculaire pourrait changer rapidement si une période sèche durait trop longtemps.
Depuis 1945, selon le dernier rapport du Giec, chaleur et sécheresses provoquées par le changement climatique ont décimé jusqu’à 20 % des arbres du Sahel et du sud-ouest du Maroc, en Afrique, tout comme dans l’ouest des États-Unis. Cinq des huit espèces les plus répandues dans l’Ouest américain (et en particulier le pin tordu) ont décliné de manière significative depuis 2000, principalement à cause des incendies et des invasions d’insectes.
« À l’ère du changement climatique, les forêts sont beaucoup plus vulnérables qu’on ne le pense », fait remarquer Craig Allen, écologue du paysage. Voilà vingt ans qu’il essaye d’alerter le public sur ce danger.
Sud-Ouest de Copenhague, Danemark. Ce que les forêts font pour nous transcende les chiffres. Nourriture, bois et stockage du carbone ne sont pas les seuls bienfaits des arbres. Il a ainsi été prouvé que s’immerger dans les bois réduit le stress mental et physique. La tour en spirale de Camp Adventure, haute de 45 m, offre aux visiteurs un point de vue inédit sur les arbres – et, pourquoi pas, sur la vie.
D’un optimisme à toute épreuve et le sourire facile, Monica Turner, 62 ans, travaille d’arrache-pied. J’ai passé plusieurs jours avec elle l’été dernier sur la route John D. Rockefeller Jr. Memorial. Cette artère longeant le parc n’est pas une autoroute, mais une longue bande plantée d’armoises et de pins, qui relie les parcs nationaux de Yellowstone et de Grand Teton. Ici, Monica Turner semble être comme chez elle.
En 1988, avec l’écologue Bill Romme, elle a quadrillé ces terres sauvages en hélicoptère, observant les conséquences de la pire saison d’incendies qui ait frappé le parc depuis un siècle. Un tiers du Yellowstone, soit 321 270 ha, était parti en fumée en quelques mois. Monica a craint que le parc ne s’en remette pas. Mais pendant ce vol, elle a commencé à croire à ce que Bill Romme avait laissé entendre quelque temps plus tôt : le Yellowstone faisait exactement ce qu’il était censé faire.
Nombreux sont ceux qui pensent que les incendies dans le parc ont éclaté parce que les pompiers, il y a plus de cent ans, ont commencé à éteindre les feux de forêt, laissant les arbres en surnombre envahir les massifs, tel du bois d’allumage. C’était vrai dans certaines régions de l’Ouest. Mais Bill Romme a découvert que le Yellowstone n’avait gravement été en proie aux flammes, au fil des siècles, qu’une fois de temps en temps. « Il n’y a pas eu beaucoup d’incendies, même avant la suppression des feux», me dit-il un matin dans le parc. « C’était assez flagrant. »
Le parc national de Yellowstone est le pays des pins tordus. Leurs troncs épais et élancés occupent 80 % des bois du parc. Certains ont besoin d’une exposition au feu pour que les pommes de pin puissent libérer leurs graines. Bill Romme a montré que ces forêts avaient connu des incendies monstres, nettoyeurs de sous-bois, dans les années 1700 et 1800. De tels feux étaient rares parce que le parc était « trop humide et il faisait trop frais », estime-t-il. Mais, tous les 100 à 300 ans, lors d’un été exceptionnellement chaud et sec, de vastes parcelles s’enflammaient en un seul grand incendie, ce qui permettait aux bois de renaître.
Monica Turner a compris que les forêts étaient résilientes. Mais ça allait prendre du temps pour accepter qu’il n’en serait pas toujours ainsi.
Californie. Sur une pente calcinée de la Sierra Nevada, leur seul habitat naturel, des séquoias géants – dont certains ont plus de 1 000 ans – se dressent tels des poignards parmi les arbres morts : sapins du Colorado, pins à sucre, cèdres à encens. Ayant peu de branches basses, les séquoias survivent souvent aux incendies au sol ; or celui-ci a soufflé des flammes jusqu’à leur couronne. Le changement climatique et la fin de la prévention alimentent des incendies toujours plus importants.
Un premier avertissement a eu lieu en 2002, pendant la pire sécheresse qu’ait connue le Sud-Ouest en cinq décennies. Quelques semaines avant de rencontrer Monica, j’avais escaladé un coteau aride près du Bandelier National Monument, au Nouveau-Mexique. À mes côtés, Craig Allen et Nate McDowell, spécialiste des sciences de la Terre, examinaient une photo prise par Craig en 2002. On y voyait d’épais massifs de Pinus edulis aux aiguilles orangées, signe que les arbres étaient en train de mourir.
Depuis les années 1980, Craig Allen étudie les forêts de cette zone boisée aride près des monts Jemez. Aujourd’hui, les pins adultes qui figuraient sur sa photo ont disparu. Il ne reste que de la terre craquelée, des genévriers et quelques rares pousses par endroits.
Entre 2002 et 2004, l’impact sur les arbres a été pire que celui d’une sécheresse survenue dans les années 1950, au cours de laquelle il avait pourtant encore moins plu : dans certaines zones, plus de 90 % des arbres ont péri. Un bon nombre d’entre eux ont été victimes des scolytes (Ips confusus), des insectes xylophages qui s’étaient répandus comme jamais auparavant. Au total, ce sont quelque 350 millions de Pinus edulis, l’arbre symbole de l’État du Nouveau-Mexique, qui ont été rayés de la carte dans le Sud-Ouest. Des incendies sans précédent ont ravagé des dizaines de milliers d’hectares de pins ponderosas.
Craig Allen était sidéré de la gravité de la situation. Mais, comme Nate McDowell et leurs collègues, il a fini par comprendre : cette sécheresse avait été plus rude. La légère augmentation de température attribuable aux émissions de gaz à effet de serre était déjà suffisante pour provoquer la mort des arbres du Nouveau-Mexique.
Monts Jemez, Nouveau-Mexique. Les cernes d'un arbre révèlent un long passif de survie au feu. Ce pin ponderosa a survécu à 15 incendies depuis 1650 – la plupart de ceux du XXe siècle ont été éteints à temps. Le combustible s’est accumulé dans la forêt ; une longue sécheresse s’est installée. En 2011, un feu a ravagé 117 km2 dès la première nuit : c’est « un écosystème qu’on ne reverra plus ici », souligne le scientifique Craig Allen.
Et, pour l’écologue, il est devenu de plus en plus évident que les arbres du monde entier étaient vulnérables à une hausse de la température. Une atmosphère plus chaude aspire davantage d’humidité des plantes et du sol. Pour se défendre pendant les sécheresses, les arbres ferment les pores de leurs feuilles – les « stomates » – ou perdent toutes leurs feuilles. Problème : cela limite l’absorption de CO2 et les laisse à la fois affamés et desséchés. Quand il fait particulièrement chaud, ils perdent même une partie de l’eau qu’ils cherchent pourtant désespérément à retenir.
Avec un sol trop sec, les arbres ne sont plus capables de maintenir la bonne pression dans les vaisseaux qui transportent l’eau jusqu’à leurs feuilles. Des bulles d’air interrompent le flux, provoquant des embolies fatales. Les arbres peuvent certes se protéger avec des racines plus profondes, par exemple, ou en stockant davantage d’eau – mais ces investissements se font aux dépens de leur croissance, qui leur permet pourtant de rivaliser avec les autres arbres en matière de lumière et d’espace.
Les scientifiques n’ont compris que récemment, au cours de la dernière décennie, que de nombreux arbres, dans la plupart des environnements, fonctionnent aux limites de leur système conducteur, même dans des conditions normales. Ce qui signifie donc qu’une forte sécheresse peut les pousser au-delà de ce seuil. Celle de 2002 dans le sud-ouest des États-Unis a ainsi produit exactement ce résultat : les cernes des arbres ont montré que cette année avait été la plus sèche et la pire pour leur croissance depuis un millénaire. Aucune autre année ne s’en est approchée.
Tout cela a fait prendre conscience à Craig Allen de ce qu’il considère désormais comme une grave menace mondiale. Il a commencé à rechercher les autres cas de mortalité de masse. Au cours des deux décennies suivantes, chaleur et sécheresse allaient tuer des milliards d’arbres, directement et indirectement, en Espagne, en Corée du Sud et dans toute l’Australie. En Russie, le centre de la Sibérie a vu disparaître pas moins de 800 000 ha de sapins.
L’augmentation des températures a favorisé la propagation dans les forêts d’insectes ravageurs, ce qui a affaibli les arbres et permis aux coléoptères et aux papillons nuisibles de survivre aux hivers ou de se reproduire plus souvent. Des invasions de ce type ont ainsi décimé les arbres au Honduras, en Turquie ou encore en Algérie. En Europe centrale, elles ont constitué un nouveau fléau dévastateur.
Sibérie Orientale, Russie. En 2021, des incendies ont ravagé 8,4 millions d'hectares de nature. La neige recouvre la taïga qui a brûlé l’été dernier, dans la République de Sakha. De petits incendies y surviennent régulièrement. Mais en 2021, une superficie quatre fois supérieure à la moyenne annuelle a pris feu, ce qui a pu libérer le carbone ancien du pergélisol, et a transformé la forêt en prairie.
Par un jour glacial, l’automne dernier, j’ai gravi les 227 marches d’une ancienne station de surveillance de la guerre froide, située sur un pic de 1 315 m, près de Prášily, village tchèque près de la frontière allemande. J’ai eu du mal à suivre Petr Kahuda, garde du parc national de Šumava, et Zdeněk Patočka, spécialiste des forêts à l’université Mendel. Au sommet, un balcon circulaire surplombait les forêts ondoyantes : autrefois florissantes, elles meurent par pans entiers, victimes du typographe (Ips typographus).
En 2018, l’Europe centrale a connu sa pire sécheresse en cinq siècles, avec des températures estivales supérieures de 3,3 °C à la moyenne. La mortalité des arbres a grimpé en flèche et les survivants affaiblis ont attiré les coléoptères. La République tchèque a été le pays le plus touché.
En Allemagne, 300 000 ha de forêt ont disparu entre 2018 et 2020. L’histoire a aggravé la crise : il ne reste presque plus de forêts primaires en Europe centrale – les humains ayant complètement transformé le paysage. Dominées à l’origine par le hêtre et le chêne, de nombreuses forêts ont été replantées d’épicéas et de pins.
Mais si l’épicéa pousse naturellement à des altitudes plus élevées et plus fraîches, les forestiers l’ont aussi planté à basse altitude. Il s’y est bien comporté pendant soixante-dix ans. Puis, selon Henrik Hartmann, expert forestier, « le changement climatique a rendu inadéquat cet habitat autrefois approprié. »
Pendant un temps, Monica Turner a continué à avoir foi dans le cycle d’incendies et de renaissances du parc de Yellowstone. Mais, en 2008, lors d’une conférence, un de ses collègues a présenté des cartes suggérant que, au cours des prochaines décennies, le parc pourrait connaître presque tous les étés des saisons d’incendies comme celle survenue en 1988.
La scientifique n’y a d’abord pas cru. Pendant des milliers d’années, les gigantesques incendies du Yellowstone avaient sévi de façon erratique, brûlant certains endroits et en évitant d’autres. Les animaux et les arbres avaient recolonisé facilement le terrain. Mais que faire si cela ne fonctionnait plus ainsi ?
Elle s’est mise à enquêter et a constaté que les jeunes pins poussaient mal pendant les saisons chaudes et sèches. On lui avait appris que les jeunes pins tordus étaient trop jeunes pour brûler, mais elle a découvert qu’ils alimentaient quand même des feux cataclysmiques. Elle a vu des zones du parc brûlées en 1988 s’embraser de nouveau. Elle a vu des feux dévaster la forêt avant que les jeunes arbres n’aient eu le temps de produire des pommes de pin mûres. Les incendies ont parfois été si violents qu’aucun arbre porteur de graines n’a survécu pour faire repousser la forêt.
Dans cinq endroits autour des parcs de Grand Teton et de Yellowstone, Monica Turner a constaté que les forêts ne repoussaient que très peu ou pas du tout. Le changement climatique était en train de remodeler certains des plus célèbres paysages. En simulant un avenir dans lequel nous ne réduirions pas nos émissions, elle a imaginé certains de ses lieux préférés tels que ses enfants pourraient les voir : des prairies.
Monica Turner voyait le parc de Yellowstone comme « l’endroit le plus résilient du monde ». Aujourd’hui, ses recherches montrent que les forêts du parc mutent. D’autres scientifiques sont arrivés ailleurs à des conclusions similaires. Camille Stevens-Rumann, écologue des forêts, a examiné 1 485 sites résultant de 52 incendies aux États-Unis. Le nombre de sites brûlés qui ne se sont pas rétablis est passé de 19 % avant 2000 à 32 % au début de ce siècle. « Et par “ne pas se rétablir”, je veux dire “pas un seul arbre” – pas un seul », insiste l’écologue.
Il n’y a pas si longtemps, le Service des forêts des États-Unis (USFS) ne plantait généralement des arbres que sur des parcelles exploitées, dont les arbres avaient été abattus. Aujourd’hui, « plus de 80 % de nos besoins en matière de reboisement sont liés à des incendies catastrophiques », explique David Lytle, directeur de la gestion des forêts et des prairies de l’USFS. Plus de la moitié de plus d’un million d’hectares brûlés récemment dans 154 forêts nationales ne repousseront pas sans reboisement. Et, même dans ce cas, sur des dizaines de milliers d’hectares, les graines risquent de ne jamais germer, craint-il.
Côte sud-est du Brésil. D'abord la sécheresse, puis la grêle, dévastatrice. Six mois après avoir causé le déclin des mangroves d’Australie en 2015, le phénomène El Niño a provoqué une tempête sur celle de l’estuaire du Piraquê-Mirím. La sécheresse avait déjà touché les arbres, mais la grêle et le vent en ont tué près d’un tiers. Si les principales menaces qui pèsent sur les mangroves, comme le défrichage, ont baissé, le changement climatique, lui, est un problème grandissant.
Mais, dans le monde entier, la sécheresse et le feu ne sont pas les seuls facteurs en jeu. Après que la chaleur extrême et la sécheresse eurent affaibli les mangroves sur des centaines de kilomètres de la côte nord de l’Australie, un phénomène El Niño, probablement aggravé par le changement climatique, a provoqué localement en 2015-2016 une baisse temporaire du niveau de la mer. Plus de 7000 ha de palétuviers ont péri assoiffés. Dans le sud-est du Brésil, à cause de ce même phénomène, les précipitations ont diminué, mettant à mal la mangrove du fleuve Piraquê-Mirim. Puis, un jour de juin 2016, des grêlons de 3 à 5 cm de diamètre se sont abattus sur ce paysage brûlant pour la première fois dans les annales, tandis que des rafales de 100 km/h arrachaient les feuillages et abattaient les arbres sur près de 500 ha.
Cinq ans plus tard, j’ai rendu visite à Angelo Bernardino, océanographe. Depuis un bateau sur le fleuve, nous avons vu le sol autour des arbres morts s’affaisser dans l’eau, apportant la certitude que la mangrove n’y repousserait que très peu, voire jamais.
S’il existe une espèce d'arbre capable de résister aux changements climatiques, les séquoias géants pourraient bien être celle-là. Or tout a changé à une vitesse incroyable. En 2012, un article paru dans le numéro de décembre de National Geographic présentait un spécimen étonnant du parc national de Sequoia.
Haut de 75 m, celui que l’on nommait « le Président » aurait été une jeune pousse à l’époque où la Terre était moins peuplée que la France actuelle. Notre article parlait de la remarquable résilience des séquoias : la façon dont les tanins rendaient son écorce prétendument infranchissable pour les coléoptères xylophages et presque insensible aux flammes. Les chercheurs étaient certes attentifs quant à leur avenir, mais pas inquiets.
L’été dernier, moins d’une décennie plus tard, assis sur une branche d’un séquoia voisin, je contemplais le Président. Mes jambes faisaient mal, après m’être hissé à plus de 60 m de hauteur le long d’une corde d’escalade pour rejoindre l’écologue forestier Anthony Ambrose. J’étais venu le trouver, parce qu’il avait été soudainement ébranlé dans ses certitudes – comme un certain nombre de scientifiques.
En 2014, les séquoias ont commencé à perdre leurs aiguilles, une mesure drastique à laquelle ils recourent pour réduire la demande en eau lors d’une terrible sécheresse. Puis les scientifiques ont noté que trente-trois arbres avaient succombé à des attaques fatales de scolytes.
Jusqu’alors, « personne n’avait jamais vu de séquoia mourir à cause des insectes », m’avait dit Nate Stephenson la veille de ma rencontre avec Anthony Ambrose. Nate Stephenson était un puits de science. Après avoir étudié ces seigneurs pendant plus de quarante ans, il les comprenait probablement mieux que quiconque.
En 2015, peu après la chute des aiguilles et l’arrivée des insectes, Nate Stephenson avait rencontré Christy Brigham, qui venait d’être nommée responsable des ressources du parc. « C’est grave ? », lui avait-elle demandé. Mais il ne voyait aucune raison de paniquer.
Les sécheresses et les incendies menaçant les séquoias avaient été prédits par les modélisations climatiques, mais la plupart n’annonçaient pas de dangers sérieux avant des décennies. Les parcs nationaux de Sequoia et de Kings Canyon avaient été les premiers à lancer des brûlages ciblant les broussailles et le bois mort afin d’éviter le risque d’incendie. On y allumerait maintenant des feux encore plus contrôlés, décida Christy Brigham. Elle engagea Ambrose et l’écologue forestière Wendy Baxter pour suivre la gestion du stress hydrique par les séquoias.
Anthony Ambrose avait vu ces géants ralentir leur mécanisme de photosynthèse en période de sécheresse. Des arbres qui peuvent boire 3 000 l d’eau par jour ne survivent pas à des milliers d’années sans apprendre à « tenir bon », disait-il. Mais, en 2021, il s’est demandé combien de nouvelles agressions ces arbres pourraient encore encaisser.
Les séquoias ont besoin de feux de faible intensité au sol afin de libérer les graines de leurs cônes, et d’avoir le terrain éclairci pour que les graines puissent y germer. Leurs hautes branches en font des hôtes improbables pour les feux de canopée. Mais, en 2020, la politique de suppression des feux a dû faire face à un changement climatique rapide. La même vague de sécheresse qui avait coûté leur feuillage aux séquoias a tué des dizaines de millions d’arbres d’autres espèces dans les épaisses forêts des environs.
C’est à cette période que le feu Castle a débuté, enjambant les crêtes et fondant sur les séquoias. De longues flammes ont embrasé leurs couronnes. De hautes branches s’effondraient, engloutissant les pommes de pin dans les flammes, incinérant les générations futures.
Forêt nationale de Sequoia, Californie. Les incendies des deux dernières années ont tué jusqu'à un cinquième des plus grands séquoias. Des braises pleuvent de la couronne d’un séquoia qu’une étincelle soufflée par le vent a enflammé, en septembre 2021. L’arbre a survécu.
Dans un bosquet, Christy Brigham n’a pratiquement trouvé aucune graine. « Il n’y avait rien d’autre que des cendres. Nous n’avions jamais vu ça. Jamais. » Jusqu’à 14 % de tous les grands séquoias de la Sierra Nevada, leur habitat naturel, étaient morts ou mortellement touchés.
Quelques mois après avoir quitté Anthony Ambrose, ça a recommencé. Les incendies de septembre 2021 ont carbonisé l’écorce des séquoias et projeté des brindilles à des kilomètres à la ronde. Les arbres-témoins d’Ambrose perdaient leur eau 24 heures sur 24. De 3 à 5 % de séquoias supplémentaires ont disparu ce mois de septembre-là. Jusqu’à 19 % de ces arbres magnifiques ont disparu en à peine deux ans.
La disparition des forêts a d’autres conséquences pour les humains et la faune. La fumée des feux de forêt pollue de plus en plus l’air des grandes villes. Les mégafeux de 2020 en Australie ont tué trente-trois personnes et un milliard d’animaux, dont 60 000 koalas.
La disparition des forêts libère aussi du carbone, lequel amplifie la menace climatique. Dans la forêt boréale d’Amérique du Nord, des incendies gigantesques libèrent des quantités incroyables de carbone – non seulement celui des arbres eux-mêmes, mais aussi celui des sols tourbeux humides dans lesquels ils poussent. Jennifer Baltzer, écologue forestière, a constaté que, dans de nombreuses zones brûlées, l’espèce dominante, l’épicéa noir, est peu à peu remplacée par d’autres espèces comme le tremble – lequel, en principe, retient plus de carbone que l’épicéa sur la durée et est moins susceptible de brûler. Mais les sols retiennent la plus grande partie du carbone dans les régions boréales, et, pour l’instant, ils semblent très vulnérables.
En attendant, dans les taïgas de Sibérie, des incendies de plus en plus violents menacent de libérer d’énormes réserves de carbone ancien du pergélisol. Ces incendies transforment certaines forêts en broussailles ou en prairies, qui stockent moins de carbone, explique Heather Alexander, écologue forestière. Pourtant, l’herbe plus claire a également un effet refroidissant, car elle réfléchit davantage la lumière du soleil que la forêt, plus sombre – surtout quand l’herbe est recouverte par la neige hivernale. Selon Heather Alexander, ce que sera le résultat final pour le climat est « inconnu ».
La forêt amazonienne présente un tableau plus clair et plus alarmant. Elle produit la plus grande part de ses propres pluies, recyclant sans cesse la vapeur d’eau. Le défrichage de la forêt pour l’élevage de bétail et les fermes de soja s’est accéléré sous le président Jair Bolsonaro, et le changement climatique pourrait nous faire atteindre un dangereux point de bascule.
Les sécheresses dévastatrices de 2005, 2010 et 2015-2016 ont eu raison de milliards d’arbres et contribué à la propagation d’incendies qui en ont décimé encore davantage. Que les forêts soient exploitées, brûlées ou asséchées, les précipitations diminuent dans une spirale qui s’alimente elle-même. Certains scientifiques craignent qu’elle risque de transformer la plus grande forêt tropicale du monde en savane.
Chaque région du monde est un cas de figure particulier, mais la menace qui pèse sur les forêts est générale et planétaire. « Il y a de plus en plus de signaux d’alerte indiquant que les écosystèmes forestiers sont poussés jusqu’aux limites de leurs capacités », explique Jennifer Baltzer.
Pourtant, de plus en plus, les gouvernements mettent en place de complexes systèmes d’échange permettant aux entreprises de compenser les émissions de combustibles fossiles en protégeant les forêts, plutôt que de réduire leurs émissions. Souvent, ces systèmes ne tiennent pas suffisamment compte de la possibilité que les forêts ne puissent pas être protégées.
Il est temps d'accepter cette nouvelle réalité. Arrêter les changements rapides qui touchent certaines forêts n’est plus possible. Le réchauffement de la planète ne cessera pas tant que nous n’aurons pas arrêté les émissions de combustibles fossiles, ce qui prendra des décennies. Certains changements peuvent être radicaux. Mais nous pouvons faire en sorte que cela n’empire pas. Pour commencer, il faut mettre un terme à la destruction des forêts primaires ou anciennes – tropicales, boréales ou tempérées – aux bénéfices irremplaçables. Heureusement, beaucoup sont encore en bonne santé, pour l’instant.
Les humains ont ainsi beaucoup moins défriché la forêt tropicale du bassin du Congo, la deuxième plus grande du monde, que celles d’Asie ou d’Amérique du Sud. Même s’il y a moins de précipitations, le Congo a évité la mortalité généralisée des arbres. Et au Brésil et en Asie du Sud-Est, des millions de kilomètres carrés de forêts luxuriantes restent intacts.
« Nous devons protéger les forêts dont nous avons hérité », déclare ainsi Robin Chazdon, expert en restauration forestière. « C’est la première chose à faire. »
Il nous faut aussi mieux gérer les forêts, notamment en matière d’incendies. Pendant les mois plus frais et secs, dans le nord de l’Australie, les gardes aborigènes se munissent de torches d’égouttement ou bien de boulettes incendiaires qu’ils lâchent depuis des hélicoptères pour déclencher des feux rampants dans les hautes herbes. Jusqu’à présent, cela a permis de réduire considérablement les feux dévastateurs de la fin de l’été. Et nous devons aussi restaurer les forêts endommagées, principalement dans les régions équatoriales, où les espèces indigènes peuvent revenir vite – mais aussi ailleurs. Et, bien sûr, nous devons nous défaire de notre dépendance aux combustibles fossiles, rapidement.
Près de Boulder, Colorado. Quand les arbres brûlés nourrissent le paysage. Des arbres calcinés et transformés en paillis sont dispersés depuis un hélicoptère sur une forêt ayant brûlé en 2020. Ce paillis contribuera à stabiliser les pentes de la colline, permettant à la végétation de prendre racine. Il préviendra aussi l’érosion du sol, qui pourrait souiller les lacs et les cours d’eau voisins.
Lors de mon dernier jour au parc national de Yellowstone avec Monica Turner, nous avons visité les vestiges d’un autre incendie survenu en 2016. Celui-ci avait ravagé un plateau surplombant la rivière Madison. Le paysage avait été anéanti, les troncs des arbres abattus avaient été carbonisés, ne laissant que des bandes de cendres blanches s’étendant telles des ombres sur le sol noirci. Pour Monica Turner, c’étaient des « troncs fantômes ». En trente ans, elle n’avait jamais vu un sol aussi malmené par le feu.
Voulons-nous que cela empire ?
Ce printemps, cela fera 150 ans que le Yellowstone, premier parc national américain, a été créé. L’acte de création réclamait la « préservation, contre les déprédations ou la spoliation», et la «conservation dans leur état naturel » des merveilles du parc. Monica Turner prévoit que, si les températures mondiales augmentent de 4 °C par rapport aux valeurs préindustrielles, les épicéas de haute altitude et les sapins subalpins de la région pourraient disparaître. La couverture forestière pourrait diminuer de moitié d’ici à 2100. La densité de ce qui resterait diminuerait encore plus.
Tout cela est loin d’être inévitable. Si les nations du monde tiennent leurs promesses actuelles, la planète se réchauffera de moins de 3 °C. En stabilisant les émissions à 2 °C ou moins, on pourrait limiter la réduction de la forêt dans le Yellowstone à 15 %. Les arbres de haute altitude continueraient à souffrir, et il y aurait davantage de sapins de Douglas et de trembles. Mais certaines forêts anciennes persisteraient. Celles du Yellowstone, comme beaucoup d’autres dans le monde, ne seront plus jamais les mêmes. Mais elles pourraient ne pas être radicalement différentes.
Article publié dans le numéro 272 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine