Pour l'explorateur Paul Salopek, « migrer est une solution et non un problème »
Sculptures aux yeux exorbités, imposants masques d’or martelé… Retrouvés en Chine, ces artefacts qui fascinent depuis longtemps les archéologues pourraient nous montrer comment nous adapter à un monde en pleine évolution.
Cette mystérieuse statue déterrée à Sanxingdui portait probablement une bannière ou tout autre objet de ce style.
Pour son projet Out of Eden Walk, le journaliste et explorateur National Geographic Paul Salopek narre son odyssée de 38 500 kilomètres sur les pas de nos ancêtres nomades. Il nous envoie ce reportage depuis la province chinoise du Sichuan.
SANXINGDUI, PROVINCE DU SICHUAN, EN CHINE — Sanxingdui est la dernière merveille archéologique découverte en Chine.
Situé dans la campagne verdoyante des alentours de la mégalopole de Chengdu, ce site historique mondialement connu a dévoilé une précieuse collection de reliques de l’âge du Bronze, extraites pour la plupart de plusieurs gigantesques « fosses à feu ». Je parle ici d’étranges sculptures de déités aux yeux exorbités, de masques colossaux d’or martelé, d’ornements en jade étincelants et d’arbres en bronze taille réelle dont les fleurs stylisées et les oiseaux mythiques brillent aux éclats.
Les archéologues qui passent au crible ces ruines vieilles de 3 000 ans ne savent que peu de choses sur l’énigmatique peuple à l’origine de cet art si sophistiqué. Quelques indices entretiennent le mystère de Sanxingdui, comme le fait que nombre des 13 000 artefacts déterrés jusqu’à présent furent intentionnellement brûlés et enterrés lors d’un seul et unique rituel. Certains experts avancent que les trésors découverts seraient des objets sacrés qui furent arrachés des temples d’une cité-état en expansion et détruits pour définitivement mettre au rebut des dieux peu fiables après une catastrophe naturelle, comme un tremblement de terre ou une inondation. Tout signe de Sanxingdui disparut peu après. Quelques bronzes similaires, exhumés d’un site plus petit à une cinquantaine de kilomètres de là, furent probablement transportés par des réfugiés essayant de s'enfuir de la cité effondrée de Sanxingdui.
« Le site de Sanxingdui est probablement une fosse sacrificielle », explique Zhao Hao, archéologue de l’Université de Pékin, à Beijing. « [Ces objets] ont été rassemblés et enterrés avec soin. Tout a été réfléchi. Cet événement ne semble pas être le résultat d’une guerre ou d’un conflit interne. »
Étant sans doute l’unique touriste à m’être rendu à Sanxingdui à la manière des peuples de l’âge du Bronze (j’y suis arrivé à pied du continent africain), je ne peux m’empêcher d’y voir les signes troublants d’une catastrophe humaine et d’un exode.
Des archéologues vêtus de combinaisons de protection exhument une précieuse collection d’artéfacts découverte à Sanxingdui, un site de l’âge du Bronze proche de Chengdu. Ils travaillent au sein de structures climatisées construites au-dessus des fosses afin de préserver au mieux les trésors qu'elles contiennent.
Voilà dix ans, en janvier 2013, que je débutais mon voyage pédestre : en une matinée humide dans le désert de la vallée du Rift, en Éthiopie, je me mettais en route pour rejoindre la lointaine pointe de l’Amérique du Sud. Mon aventure documentée de 38 500 km, baptisée « Out of Eden Walk », a pour objectif de retracer, à pied, les chemins oubliés, autrefois empruntés par les nomades de l’Âge de pierre, qui explorèrent la Terre en premier. Et, en ce dixième anniversaire de mon pèlerinage insensé, le sombre destin de Sanxingdui, fait particulièrement écho, de mon point de vue d’explorateur, à l’état d’urgence de notre époque actuelle.
Ayez quelques valises prêtes, les amis. Ne vous laissez pas bercer par la complaisance de votre soi-disant « chez-vous » permanent (nos villes, nos lieux sacrés, nos marchés et nos fermes). Le monde passe actuellement en mode accéléré. Alors n'ayez pas peur d'avancer avec lui car la mobilité est le plus ancien et plus puissant outil de l'humanité.
Voici quelques statistiques qui font partie de mon quotidien.
Cette chaussure abandonnée dans un champ de lave désertique à Djibouti raconte l’histoire d’une sinistre détermination. Des dizaines de milliers de personnes en provenance d’Éthiopie, d’Érythrée et de Somalie arpentent chaque année ce paysage désolé pour se rendre sur la côte nord de Djibouti, d’où elles embarquent sur de modestes embarcations en direction du Yémen et de l’Arabie Saoudite lors d’une odyssée périlleuse et courageuse (trop souvent fatale) dans l’espoir d’y trouver une vie meilleure.
Selon les agences de l’ONU, presqu’un milliard de personnes en détresse ricochent aujourd’hui entre et au sein des frontières nationales du monde entier. Il n’y a jamais eu plus grande migration de masse, qu’elle soit forcée ou volontaire, depuis que l’Homme a foulé la Terre il y a 300 000 ans. J’ai rencontré des milliers de ces braves voyageurs prêts à tout pour s’assurer un avenir meilleur au cours de mon périple à travers les badlands, les autoroutes, les berges et les voies ferrés de dix-neuf pays.
Dans le désert éthiopien, j’ai marché le long de colonnes de réfugiés climatiques qui fuyaient les fermes asséchées de la Corne de l’Afrique. La plupart d’entre eux se rendaient au Moyen-Orient pour y louer leur force de travail. En Jordanie, j’ai campé avec des survivants de l’abattoir qu’est la Syrie ; étourdis, ils s’accrochaient à la vie dans les tentes qui leur avaient été données. En traversant le nord de l’Inde, je me suis promené au sein d’une multitude de communautés de jeunes Pendjabis ambitieux qui étudiaient l’anglais afin de valider les exigences de visa du Canada. Plus récemment, dans la Chine hyper-urbanisée, j’ai même rencontré une contre-migration de jeunes professionnels qui, épuisés par la frénésie de la vie urbaine, reviennent au compte-gouttes dans les paysages ruraux vidés de leur population.
L’Histoire, telle que griffonnée par de prétentieux sédentaires, colle souvent une étiquette désinvolte à ces âmes errantes : « perdants ».
Les reliques d’une migration de masse jonchent le sol près de la côte nord de Djibouti. « Le monde passe actuellement en mode accéléré », écrit Paul Salopek. « Alors n’ayez pas peur d’avancer avec lui car la mobilité est le plus ancien et plus puissant outil de l’humanité. »
Tout cela parce que l’agriculture parvint, il y a 12 000 ans, à dompter la nature sauvage et la faune laineuse, contraignant ainsi l’Homme et son génie à gagner son pain sur une seule parcelle de terre. Depuis lors, nos frères et sœurs qui parcourent le monde sont qualifiés d’individus marginaux, de gens de seconde classe : les migrants sont rejetés pour être prétendument trop faibles, craints car on les croit dangereux, méprisés pour être soi-disant trop arriérés ou jugés trop compétitifs pour qu'on leur fasse confiance. Les sociétés sédentaires ont essayé d’exterminer les cultures nomades, qu’il s’agisse des Sioux ou des Roms, pendant des siècles. (Les gouvernements abhorrent les populations nomades car elles défient leur contrôle.) Aujourd’hui, c’est le vaste groupe mondial de travailleurs immigrés clandestins qui subit une intolérance et une exploitation quasi-universelles. Même les immigrés légaux font face à des barrières bureaucratiques pour être relogés. Quant aux réfugiés, bien qu’on plaigne leur sort, ils sont souvent infantilisés et vus comme de pauvres victimes. (C’est une bonne chose d’éprouver de la compassion, bien sûr, mais l’extranéité dépouille les réfugiés de leur capacité d’agir, éclipsant leur force intrinsèque de survivants.)
Pourtant, voici ce que je conclus après 22 millions de pas et le privilège d’avoir parcouru le monde à la manière de nos ancêtres de l’Âge de pierre : migrer est une solution et non un problème. Et le néo-nomadisme tend de plus en plus à ressembler à la stratégie des gagnants.
Dans l’est de la Turquie, je suis tombé sur plus de 1 000 km de sillons de blé et de tomates au nord du Caucase. Ces champs, les premiers de l’Histoire, font désormais partie des 25 à 30 % des terres agricoles du monde qui s'épuisent drastiquement du fait de leur surexploitation. Que se passe-t-il lorsque s’amenuise la fertilité des sols, l’atout majeur dont purent jouir les hommes du Néolithique ? Peut-on vraiment s'attendre à ce que les millions d'agriculteurs locaux restent sur place ? Et qu'en est-il des millions de personnes qu'ils ne nourrissent plus ? Les migrations, qu’elles soient contrôlées ou non, feront partie de ce dénouement.
Des réfugiés syriens cueillent des tomates dans un village situé non loin d’Aqaba, dans le sud de la Jordanie. Fuyant la guerre qui sévit dans leur pays natal, ils voyagent à travers leur pays d’accueil et y travaillent comme ramasseurs de fruits et légumes.
Dans les hauts-plateaux sauvages du corridor du Wakhan, j’ai rencontré des villageois étonnés de constater des conséquences positives à la crise climatique : les criques locales étaient gonflées du ruissellement des glaciers qui rétrécissent de façon irréversible et les vergers d’abricotiers portaient de nombreux fruits. Mais d’ici une vingtaine d’années (voire moins), cette magnifique région alpine sera plus aride que jamais, pour n'être probablement plus qu’une terre fantôme inhabitée. Et ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. D’après une analyse réputée du changement climatique, « un à trois milliards » de personnes à travers le monde devront quitter leurs terres dans les cinquante prochaines années à cause des températures extrêmes. Une fois encore, la migration de masse sera la meilleure solution. Les personnes qui se déplaceront seront victorieuses.
Pendant ce temps, en Chine, j’avance dans un panorama rural gériatrique.
« Je suis le plus jeune ici, et j’ai 59 ans », m’a confié Lu Wang Jiand, garde forestier dans un avant-poste de montagne appelé Ruhanguo, dans la province accidentée du Yunnan. Si le village est éblouissant, baigné dans la lumière réfléchie d’un massif de 5 500 mètres d’altitude, reste qu'il est mort. En effet, seule une poignée de jeunes occupaient les parcs provinciaux ou travaillaient dans les champs de légumes devant lesquels je suis passé.
Garde forestier, Lu Wang Jiang, âgé de 59 ans, est le plus jeune de son village du Yunnan.
La Chine vieillit vite. Dans une dizaine d’années, un tiers de sa population, soit environ 400 millions de personnes, franchira la barre des 60 ans. Comment la Chine, « l’usine du monde », et d’autres puissances économiques asiatiques opposées à l’immigration de masse résoudront-elles ces pénuries de main d’œuvre potentiellement handicapantes sans l’aide de travailleurs étrangers ? La réponse à cette question nous concernera tous.
Lorsqu'il s'agit de réfléchir collectivement à notre manière de faire face à ces mutations et autres changements radicaux du 21e siècle, qui devrions-nous consulter ?
Des cultures sédentaires recroquevillées derrière des barricades d’anxiété ? Ou les populations d’immigrés déjà confrontées à ces défis — et leur(s) expérience(s) à partager ?
Je parle de personnes comme Tanatar “Tolik” Bekniyazov. Vendeur de melons dans les steppes de l’est de l’Ouzbékistan, Bekniyazov a illégalement franchi la frontière avec le Kazakhstan voisin des dizaines de fois pour travailler clandestinement dans la construction. Au cours de cette traversée de 1 900 km dans le pays de la Route de la soie, mon partenaire de marche a pris les devants, faisant preuve d'une tolérance et d’un sang-froid enviables et instructifs.
Ou peut-être de personnes empathiques envers d'autres cultures comme Zhang Mei, qui m’a accompagné jusqu’aux sources bordées de canyons du fleuve Yangtze, dans le Yunnan. Zhang est la fille d’une famille de la classe ouvrière qui s'est élevée grâce à sa souplesse et à une autodiscipline de fer (yin et yang) pour chevaucher les mondes de la Chine et des États-Unis. Partageant désormais son temps entre le Yunnan et la Californie, elle a créé l'une des entreprises de tourisme vert les plus admirées de Chine.
Bien sûr, tout le monde ne peut pas échapper aux problèmes mondiaux ou partir en direction de nouvelles opportunités. Le mouvement n'est pas un bien inhérent. Les villes de la ceinture de la rouille de Jilin, en Chine, et du Michigan, aux États-Unis, ne peuvent être véritablement revitalisées que grâce aux connaissances locales approfondies de leurs habitants de longue date. Où qu'il soit, un village dans lequel il a été opéré un nettoyage ethnique n'est pas un triomphe de la migration mais une coordonnée de la déshumanisation.
Je maintiens ma thèse du laissez-passer.
Paul Salopek et son âne, Shar, lors de leur ascension laborieuse d’un versant enneigé dans le corridor du Wakhan.
À ce carrefour troublé de l’Histoire, nous ferions mieux de commencer à écouter plus attentivement les membres de notre famille qui marchent vers de nouveaux horizons. Je m'inspire des anciens chasseurs-cueilleurs qui ont tracé les routes sinueuses de mon projet. Ils résolvaient leurs problèmes avec leurs pieds, empruntant les voies qui les mèneraient vers la viande et la vie.
« La société ne fonctionne normalement que si l’on peut bouger » écrit l’expert en migration Parag Khannah dans son livre Move, qui soutient que les sociétés qui canaliseront le mieux l'énergie explosive intrinsèque aux nomades du 21e siècle gagneront la course vers l'avenir. « Quand vous arrêtez de pédaler sur un vélo, il tombe peu après. Notre civilisation est ce vélo. Et nous allons bouger. »
Quant aux peuples sédentaires de Sanxingdui, ils n’ont laissé aucune trace écrite. À moins qu’ils n’aient inscrit leurs annales sur des matériaux périssables comme du bambou ou du textile, depuis longtemps émietté.
Les archéologues ne savent rien, pour l’instant, de la manière dont cette civilisation avancée et depuis longtemps sédentarisée a lutté contre son effondrement soudain. S’est-elle atomisée en plusieurs communautés plus durables ? Les habitants de Sanxingdui, sans abri et errants, furent-ils acceptés ou repoussés par les royaumes voisins de l'âge du Bronze ? Impossible à dire.
Tout ce que je sais, en m’éloignant de l’incroyable site de fouille à Sichuan où les scientifiques chinois travaillent avec leurs combinaisons de l’ère spatiale au sein d’abris climatisés, c’est que chaque pas que je fais sur les routes environnantes résonne en me disant : « N’aies pas peur. »
La National Geographic Society, engagée dans le dévoilement et la protection des merveilles de notre monde, finance l’explorateur Paul Salopek et le projet Out of Eden depuis 2013. Pour découvrir le projet, cliquez ici.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.