L’âge d'or des mégalithes en Grande-Bretagne
Si le site de Stonehenge est mondialement connu, de récentes découvertes révèlent une époque marquée par la construction d'innombrables monuments impressionnants.
Stonehenge, un des monuments les plus emblématiques du monde, a été étudié durant des siècles. Mais, note l’archéologue Vincent Gaffney, les nouvelles technologies « transforment notre compréhension des paysages anciens, même celle de Stonehenge ».
Quelque chose de capital s’est passé dans le sud de la Grande-Bretagne, il y a environ 4500 ans, à la fin du Néolithique. Ferveur religieuse, goût de la magnificence, sentiment d’un changement imminent ? Rien de tout cela n’est sûr, sinon que la population semblait alors habitée par un besoin frénétique de bâtir des mégalithes.
En un laps de temps étonnamment court – pas plus d’un siècle, sans doute – la plupart des immenses cercles de pierres, des colossales palissades en bois et des grandes avenues de menhirs de Grande-Bretagne ont été érigés sans outils en métal, ni cheval ni roue. Pour y parvenir, des individus ont dépouillé les forêts de leurs plus grands et déplacé des millions de tonnes de terre. « C’était comme une manie qui balayait la campagne, une obsession qui poussait à construire de plus en plus grand, de plus en plus, de mieux en mieux et de façon de plus en plus complexe », explique Susan Greaney, archéologue au sein de l’organisation à but non lucratif English Heritage.
Le témoignage le plus célèbre de cette fièvre bâtisseuse est Stonehenge, l’ensemble de pierres levées qui attire des millions de visiteurs dans la plaine de Salisbury, en Angleterre. Pendant des siècles, l’ancien site mégalithique a intrigué et déconcerté tous ceux qui l’ont vu, dont l’historien médiéval Henri de Huntingdon. Rédigeant vers 1130 la première référence à Stonehenge citée dans un document imprimé, il déclarait que nul ne savait comment ni pourquoi tout cela avait été construit.
Au cours des neuf siècles qui ont suivi, le cercle de pierres aligné avec le soleil a été attribué aux Romains, aux druides, aux Vikings, aux Saxons, et même au magicien de la cour du roi Arthur, Merlin. Pourtant, Stonehenge reste une vérité insondable, car bâti par un peuple disparu qui n’a laissé aucune langue écrite, aucun conte ni légende, seulement des ossements éparpillés, des tessons de poterie et des outils en pierre et en bois de cervidé, ainsi qu’un ensemble de monuments tout aussi mystérieux, dont certains semblent avoir éclipsé Stonehenge par leur gigantisme et leur magnificence.
L’une des structures les plus étonnantes, le méga-henge de Mount Pleasant, a été érigée sur un plateau herbeux surplombant les rivières Frome et Winterborne. Une armée d’ouvriers a utilisé des pics en bois de cervidé et des pelles en os de bovidé pour creuser un fossé circulaire à talus, ou henge, de 1,2 km de circonférence – soit trois fois plus grand que Stonehenge. Au cœur du terrassement a été dressé un cercle d’imposants poteaux en chêne, de 2 m de diamètre et de plus de 15 t.
Depuis le 17e siècle, spécialistes et archéologues se sont penchés sur les anciens henges, les tertres et les cercles de pierres d’Angleterre. Mais ce n’est que récemment que l’on a compris que nombre de ces mégastructures avaient été construites à peu près au même moment, et dans une sorte de folie bâtisseuse. «On a toujours supposé que ces énormes monuments étaient apparus de façon isolée au fil de plusieurs siècles », confirme l’archéologue d’English Heritage Susan Greaney.
L’essor des technologies de pointe a ouvert de nouvelles fenêtres sur le passé, permettant aux archéologues de faire la lumière, avec une précision inimaginable il y a quelques décennies, sur le monde de ces grands monuments du sud de la Grande-Bretagne datant de l’âge de la pierre et sur l’univers de leurs bâtisseurs.
« C’est un peu comme repartir de zéro, souligne Jim Leary, maître de conférences en archéologie à l’université de York. Nous savons maintenant que beaucoup de ce qu’on nous a appris durant nos études de premier cycle, dans les années 1990, n’est tout simplement pas vrai. »
Brandissant une épée pour la paix et non pour la guerre, une prêtresse druidique bénit les participants lors d’une célébration du solstice d’été à Stanton Drew, où la congrégation comprend un troupeau de vaches. Les versions modernes de ce culte privilégient la vénération du monde naturel et l’hommage aux ancêtres – dont les bâtisseurs des anciens monuments de Grande-Bretagne.
L’une des remises en cause les plus surprenantes est due à la découverte, obtenue grâce à des preuves ADN, d’une migration massive du
continent européen survenue aux alentours de 4 000 av. J.-C. Cette vague de nouveaux arrivants, dont les ancêtres ont vu le jour des milliers d’années auparavant en Anatolie (l’actuelle Turquie), a remplacé les chasseurs-cueilleurs autochtones de Grande-Bretagne par un peuple
génétiquement distinct qui cultivait des céréales et élevait du bétail.
« Personne ne croyait que cela avait pu se passer ainsi, explique Jim Leary. L’idée que la révolution agricole en Grande-Bretagne soit due à une migration massive de population semblait trop simpliste. Tout le monde cherchait un récit plus nuancé – une diffusion d’idées, pas simplement des masses de gens montant sur des bateaux. Mais il s’avère que ce fut vraiment aussi simple que cela. »
Certains des migrants ont profité de la partie la plus étroite de la Manche, l’actuel pas de Calais. D’autres, venus de Bretagne, ont effectué des traversées en haute mer, plus longues et plus dangereuses, vers l’ouest de la Grande-Bretagne et l’Irlande. Certains de ces pionniers bretons se sont installés le long de la côte accidentée du Pembrokeshire, au pays de Galles. Ce sont peut- être leurs descendants, quelque quarante générations plus tard, qui ont construit le premier site de Stonehenge.
Pour comprendre le début de l’histoire, les archéologues savent qu’ils doivent se tourner vers le pays de Galles, principalement à cause d’un géologue au regard aiguisé, Herbert Thomas. Si vous pensez à Stonehenge, vous imaginerez certainement ses énormes trilithes en grès sarsen. Mais d’autres monolithes, bien plus petits, se nichent dans l’enceinte en fer à cheval des trilithes : les pierres bleues. Contrairement aux sarsens, des pierres locales riches en silice, celles-ci sont totalement étrangères au paysage.
Les monolithes de pierre bleue pèsent en moyenne 1,8 t chacun. D’où viennent-ils et comment se sont-ils retrouvés disposés en cercle au milieu de la plaine de Salisbury, c’était déjà un mystère vieux de plusieurs siècles lorsque Herbert Thomas s’en est vu présenter un échantillon, en 1923. Parmi ces morceaux se trouvait un type de pierre bleue appelée « dolérite tachetée ». Il se souvint avoir remarqué des affleurements de cette même roche plusieurs années auparavant, lors d’une randonnée dans les collines de Preseli, une lande sauvage et tourbeuse du Pembrokeshire, à 280 km de Stonehenge environ. Après un examen approfondi, le géologue a défini la zone d’origine de la pierre bleue aux affleurements rocheux dits de Carn Meini.
Armés de pierres, de cordes et de poutres, les anciens britanniques se sont regroupés pour construire des structures sans précédent.
Ces dernières années, Richard Bevins, géologue au musée national du pays de Galles, et son collègue, également géologue, Robert Ixer, de l’Institut d’archéologie de l’University College de Londres, ont réexaminé les travaux d’Herbert Thomas à l’aide de technologies de pointe du 21e siècle, telles que la spectrométrie de fluorescence X et la spectrométrie de masse ICP par ablation laser. Tous deux ont découvert quatre affleurements dans les collines de Preseli qui ont fourni des monolithes de pierre bleue à Stonehenge. Pour les archéologues en quête d’indices sur l’histoire de Stonehenge, c’est un nouveau départ – d’autant plus intéressant qu’il procède d’une avancée en biochimie.
Un chercheur belge, Christophe Snoeck, a mis au point une technique permettant d’extraire des isotopes qui révèlent, à partir de restes incinérés, l’endroit où une personne a vécu les dix dernières années de sa vie. Il a analysé les os de vingt-cinq personnes dont les restes incinérés avaient été enterrés à Stonehenge lorsque les pierres bleues ont été érigées. Résultat : près de la moitié d’entre elles avaient vécu à des kilomètres de Stonehenge. Combiné aux preuves archéologiques, ce nouvel élément montre que le nord du Devon et le sud-ouest du pays de Galles sont des lieux d’origine probables.
Christophe Snoeck a même été capable de détecter les signatures isotopiques du carbone et de l’oxygène dans la fumée des bûchers funéraires dans lesquels les corps avaient été incinérés. Ce qui a ouvert une autre fenêtre sur le passé, indiquant que, dans certaines crémations, les arbres utilisés pour le feu avaient pu pousser dans des forêts denses, et non dans le paysage faiblement boisé des alentours de Stonehenge.
« Nous ne pouvons pas affirmer que les personnes enterrées à Stonehenge venaient du sud-ouest du pays de Galles, explique Rick Schulting, professeur d’archéologie à l’université d’Oxford. Mais, comme pour la constitution d’un dossier judiciaire, ce qui compte en archéologie, ce sont les preuves. Le fait de savoir que les pierres bleues proviennent sans aucun doute des collines de Preseli, au pays de Galles, signifie que c’est un bon endroit pour commencer à chercher. »
C’est dans ces collines du pays de Galles que Carn Goedog et les affleurements voisins ont été identifiés comme les carrières de la plupart des pierres bleues de Stonehenge. Pourquoi les bâtisseurs ont-ils transporté des pierres de 1,8 t sur 280 km jusqu’à Salisbury ? Les théories sont nombreuses, mais peu de réponses sont convaincantes.
Il fait plutôt frisquet en ce petit matin de mi-septembre, et une brume épaisse enrobe Waun Mawn, un site de quatre monolithes dans les collines de Preseli. Ici, le littoral déchiqueté s’étend sur des kilomètres et le paysage est très différent de la plaine balayée par les vents où se trouve Stonehenge. La brume a transformé Mike Parker Pearson, archéologue et Explorateur pour National Geographic, ainsi que son équipe en silhouettes fantomatiques, équipées de pioches, de pelles et de brouettes.
Si Mike Parker Pearson, expert en préhistoire britannique à l’Institut d’archéologie de l’University College de Londres, s’est rendu dans ce paysage désolé, c’est pour étudier la possibilité que les pierres levées de Stonehenge proviennent d’un cercle de pierres plus ancien, situé dans un pays lointain. « Car les pierres de Stonehenge ont bien été transportées, explique l’archéologue. Parmi les centaines de cercles de pierres que compte la Grande-Bretagne, Stonehenge est le seul dont les pierres ont été apportées de très loin. Tous les autres sont réalisés avec des pierres locales. » Et il y a Waun Mawn, vestiges de l’un des plus anciens cercles de pierres de Grande-Bretagne, datant d’environ 3300 av. J.-C., qui se situe à quelques kilomètres des affleurements dont on sait maintenant que les pierres bleues de Stonehenge sont issues.
« Étrangement, ils ont commencé à construire le site et l’ont abandonné après avoir fait environ un tiers du cercle, indique Mike Parker Pearson au sujet de Waun Mawn. Nous pouvons voir où des trous ont été creusés pour accueillir des pierres supplémentaires, qui n’ont jamais été dressées. » Sur la quinzaine de pierres érigées, une seule est restée debout. Trois gisent dans l’herbe. Les autres ont disparu.
L’an dernier, l’archéologue et ses collègues ont publié un article dans lequel ils exposent la théorie selon laquelle tout ou partie de Stonehenge tel que nous le connaissons a été construit à partir de pierres issues de monuments plus anciens du pays de Galles. Ceux-ci auraient été démantelés, puis transportés vers l’est par un groupe de migrants vers 3000 av. J.-C. Une pierre en particulier – la 62, dans la nomenclature des archéologues de Stonehenge – pourrait provenir directement de Waun Mawn. Cette théorie a fait grand bruit dans la presse et divisé les archéologues. Certains étaient sceptiques sur le fait même que Waun Mawn fut un cercle de pierres, n’y voyant que quelques pierres isolées. Mike Parker Pearson est donc retourné à Waun Mawn pour consolider sa théorie.
Certes, les éléments sont séduisants. La pierre 62 est l’une des trois seules pierres bleues de Stonehenge en dolérite non tachetée, comme celles de Waun Mawn. De plus, elle présente une section pentagonale qui semble correspondre à l’espace laissé par l’une des pierres retirées de l’ancien cercle gallois. Enfin, un éclat trouvé dans cet espace suggère que la pierre manquante était aussi une dolérite non tachetée.
Au cours de ces fouilles, Mike Parker Pearson et son équipe ont réussi à prouver que Waun Mawn était bien un cercle de pierres, aux dimensions étonnamment proches de celles du premier fossé qui entourait Stonehenge. Et, comme Stonehenge, Waun Mawn semble avoir été aligné sur le solstice. Mais, ils n’ont pas pu établir de correspondance géochimique définitive entre Waun Mawn et les pierres bleues de Stonehenge, ce qui aurait pourtant pu accréditer leur thèse.
Il reste qu’il a toujours été difficile de trouver une correspondance exacte avec n’importe quelle pierre, tempère Mike Parker Pearson. Lequel note que, sur les quelque 80 pierres bleues qui, selon les archéologues, ont été érigées à Stonehenge, il n’en reste que 43.
Les pierres de Stonehenge portent les marques du temps et des visiteurs. Dans le sens horaire, en partant d’en haut à gauche : un trilithe tapissé de mousse et de lichen. Les touristes de l’époque victorienne taillaient dans la pierre des éclats en guise de souvenirs et y gravaient leurs initiales, comme ce H. Bridger en 1866. La pierre 60 semble amalgamée avec du béton coulé en 1959 pour la stabiliser. Les traces d’un poignard et d’un fer de hache datent probablement de l’âge du bronze.
« Il manque des pierres là-bas et des pierres ici, dit-il. Et nous avons une bonne preuve que ceux qui construisaient le cercle de Waun Mawn se sont arrêtés en pleine construction. Ils ont creusé un trou destiné à accueillir la pierre suivante et l’ont laissé vide. Que s’est-il passé ? Où sont-ils allés ? Où sont les pierres ? »
Les preuves archéologiques – ou leur absence – suggèrent que Waun Mawn était très peu peuplé après 3000 av. J.-C., une date qui s’accorde bien avec l’idée d’une migration depuis le pays de Galles. «Mais une absence de preuve n’est pas la preuve d’une absence », nuance Mike Parker Pearson, qui espère retourner dans les collines de Preseli pour étudier les pollens anciens susceptibles de révéler si les pâturages sont redevenus sauvages à cette époque. Le cas échéant, cette découverte ajouterait du poids à sa théorie selon laquelle la région a été abandonnée à peu près au moment de la construction de Stonehenge.
Et si la forme particulière de la pierre 62 de Stonehenge ne peut être liée de façon concluante au cercle de pierres des collines de Preseli, les recherches des géologues Richard Bevins et Robert Ixer ont permis de localiser l’affleurement dont elle provient, un peu à l’est de Waun Mawn. « C’est un affleurement sur lequel aucun archéologue ne s’est encore penché », précise Richard Bevins.
Il y a environ quatre heures de route entre Waun Mawn et Stonehenge, dont les derniers kilomètres se font le long de l’A303. Cette route nationale étroite, pleine de nids-de-poule et notoirement embouteillée, passe si près de Stonehenge que le célèbre site est presque une attraction sur le bord de la route. Si l’intention des premiers bâtisseurs de Stonehenge était de créer un monument qui fascinerait les générations à venir, ils ont réussi au-delà de leurs espérances. Cette icône mondiale est l’une des plus grandes attractions touristiques de Grande-Bretagne, attirant plus d’un million de visiteurs par an avant la pandémie de Covid-19. La quasi-totalité arrive par l’A303, qui est aussi une grande artère pour les camions et que des millions de vacanciers empruntent pour rejoindre les stations balnéaires populaires.
Au cours des dernières décennies, l’A303 a été en grande partie transformée en autoroute, sauf sur les quelques kilomètres bordant Stonehenge. À cause des embouteillages permanents, les habitants peuvent mettre une heure pour aller d’un village à un autre, et le bruit incessant des camions nuit à la visite du site. « Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut faire quelque chose, reconnaît Vincent Gaffney, professeur d’archéologie du paysage à l’université de Bradford. Mais la question est : quoi ? »
Le coucher du soleil n’apporte pas forcément le calme à Stonehenge, longé par une autoroute très fréquentée. « Même la nuit, le bruit de la circulation est constant, se souvient le photographe Reuben Wu. Je me suis surpris à imaginer l’atmosphère qui pouvait y régner il y a des milliers d’années. »
Stonehenge est la pièce maîtresse d’un site de 50 km² inscrit au patrimoine mondial. Le lieu jouxte des espaces naturels sensibles, une base et un terrain d’essais militaires, ainsi que de nombreuses petites communautés. Il existe donc peu d’options incontestées pour modifier le tracé de la route. Un projet de tunnel à quatre voies d’environ 3 km de long pour contourner le site a suscité les critiques des archéologues et les protestations d’un groupe d’écologistes et de druides. La Haute Cour du Royaume-Uni a donné raison aux opposants l’an dernier et suspendu le projet de 2 milliards d’euros.
Ironie de l’histoire, la découverte surprenante d’un cercle de 1,6 km de circonférence constitué d’énormes fosses autour du henge voisin de Durrington Walls et creusées au Néolithique, il y a environ 4 400 ans, presque à l’apogée de la frénésie de construction, est venue contrecarrer les plans des bâtisseurs de tunnels du 21e siècle. Les fosses ont été repérées en 2015 par une étude de télédétection de haute technologie sur 1 200 ha du paysage de Stonehenge qui a livré des dizaines de monuments inattendus.
« Nous avions remarqué ces étranges anomalies à l’époque, mais nous étions trop occupés avec le reste pour y donner suite, explique Vincent Gaffney, qui a codirigé les recherches. Plus tard, quand nous y sommes retournés, nous avons constaté que ces gigantesques fosses formaient un arc géant autour du henge. On n’avait jamais rien vu d’aussi grand auparavant. »
C’était tellement énorme et inattendu que la découverte, annoncée par l’équipe en 2020, fut accueillie avec un scepticisme généralisé. Ces puits de la taille d’une maison ont été considérés comme de vulgaires puits d’effondrement naturels. Cependant, des recherches supplémentaires ont prouvé que ces structures avaient effectivement été creusées par la main de l’homme vers la fin de la grande période de construction du Néolithique – ce qui n’a fait que rendre l’époque encore plus mystérieuse.
Le projet de tunnel a divisé les archéologues, certains y voyant un compromis viable. « Tôt ou tard, il faudra bien faire quelque chose, souligne l’archéologue Mike Pitts, rédacteur en chef du magazine British Archaeology. Notre crainte est qu’ils optent pour la solution de facilité et élargissent la route existante pour en faire une autoroute à quatre voies, ce dont personne ne veut. »
Les opposants à un projet controversé de tunnel autoroutier sous le site de Stonehenge protestent devant la Cour royale de justice du Royaume-Uni, en juin 2021. « Nous devons demander des comptes aux autorités », indique King Arthur Pendragon, druide et prêtre païen. Malgré la décision de la Haute Cour, le projet reste d’actualité.
Quant aux créateurs de Stonehenge, du henge de Durrington Walls et d’innombrables autres monuments, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils auraient adoré l’idée du tunnel, étant donné les ravages qu’ils ont causés à leur environnement dans leur délire de construction. Les forêts anciennes de Grande-Bretagne en ont fait les frais, non seulement à cause des milliers de chênes abattus pour construire ces énormes palissades, mais aussi des milliers d’autres nécessaires pour ériger Stonehenge et d’autres mégalithes. « Les gens ne se rendent pas compte de l’énorme quantité de bois qu’il a fallu utiliser », souligne Mike Pitts.
Dans le cas de Stonehenge, transporter des douzaines de blocs de sarsen pesant en moyenne 18 t chacun sur une distance de 24 km, puis les ériger sur place aurait nécessité de grands traîneaux en bois, un nombre incroyable d’échafaudages, et probablement des kilomètres de rails en bois sur lesquels les traîneaux lourdement chargés auraient été tirés. Quel que soit le moyen utilisé, le déplacement des énormes pierres à travers le paysage devait sans doute attirer des foules de spectateurs ravis. « Ce devait être comme regarder passer la navette spatiale », imagine Mike Pitts.
Aussi impressionnant que soit Stonehenge, il faut faire 30 km vers le nord et le méga-henge d’Avebury pour saisir l’ampleur et la diversité de ce boom de construction. Stonehenge et ses fameux trilithes en sarsen sont connus dans le monde entier ; pourtant, Avebury, comme l’indiquait au 17e siècle le spécialiste d’histoire ancienne John Aubrey « dépasse en grandeur le si célèbre Stoneheng [sic], autant qu’une cathédrale dépasse une église paroissiale ».
Le henge d’Avebury, d’environ 1,5 km de circonférence, est si grand que presque tout le village qui porte son nom – dont un pub, des cottages et des pâturages pleins de moutons – tient largement dans son enceinte. Le cercle de pierres qui s’y trouve, avec plus de 300 m de diamètre, est le plus grand du monde. Deux autres cercles sont situés à l’intérieur, et une avenue de menhirs en part, qui s’étend sur 2,5 km dans la campagne jusqu’à un autre cercle de pierres et de poteaux en bois. On peut également ajouter à cela l’étrange éminence artificielle de Silbury Hill, avec ses 450 000 t de terre – ce qui en fait le plus grand tumulus de l’Europe préhistorique –, qui se situe à seulement 20 minutes de marche.
Sous ce coin de terre, le long de la rivière Kennet, à environ 1 km en aval d’Avebury, se trouve ce que Josh Pollard, professeur d’archéologie à l’université de Southampton, appelle les « géants endormis » d’Avebury : une série de palissades en bois construites à partir des troncs de plus de 4 000 vieux chênes. Lors des fouilles de l’été dernier, Josh Pollard et son équipe ont découvert une autre enceinte en bois, d’environ 90 m de diamètre. À l’intérieur de celle-ci apparaissaient les fondations d’une énorme maison commune, rectangulaire, de plus de 30 m de long, avec des murs réalisés avec de gigantesques madriers s’élevant jusqu’à 12 m de haut.
Le site, découvert en 1925 à partir de photographies aériennes, comptait six cercles de poteaux imposants – dont les emplacements sont aujourd’hui signalés par de petits piliers en béton. Comme Stonehenge, il a été conçu pour s’aligner avec le soleil levant au solstice d’été.
Pourtant, malgré la splendeur d’Avebury et des monuments voisins, c’est la rivière Kennet, coulant dans la campagne du Wiltshire, à quelques centaines de mètres de là, qui, selon Josh Pollard, est la clé pour comprendre l’esprit des bâtisseurs du Néolithique. « Je pense que la rivière était plus importante pour eux que les monuments qu’ils ont construits le long de celle-ci, dit-il. On peut le voir avec Silbury, construit à sa source, et dans la relation de la rivière avec les palissades. Cela permet une connexion avec les monuments, tout comme le fait la rivière Avon avec ceux du paysage de Stonehenge. »
À l’aube du 15e siècle av. J.-C., les habitants de Grande-Bretagne devaient sans doute être conscients des changements technologiques importants intervenant sur le continent avec le développement du travail du métal. En fait, ils utilisaient peut-être déjà des outils en cuivre acquis grâce au commerce. « Il est difficile d’imaginer que quelque chose comme les palissades d’Avebury ait pu être réalisé sans outils en cuivre », fait remarquer Josh Pollard. Lequel précise que ceux-ci ont dû être réutilisés et recyclés maintes fois au cours des siècles suivants, rendant peu probable la découverte d’outils de ce genre sur les sites de construction néolithiques.
Qu’est-ce qui a déclenché l’extraordinaire essor de la construction, comment et pourquoi a-t-il pris fin ? Ces mystères attendent d’être résolus. Néanmoins, les archéologues notent un lien intrigant dans le temps avec l’essor de l’âge du bronze, qui s’est propagé en Grande-Bretagne par le biais d’une autre migration massive en provenance du continent. « Les dates sont extrêmement proches, note Susan Greaney, d’English Heritage. Cet engouement pour la construction de monuments était-il une réaction aux changements qu’ils savaient advenir ? Ont-ils pressenti la fin d’une époque ? Ou est-ce la construction des monuments elle-même qui a provoqué un effondrement de la société ou de son système de croyances, laissant un vide que d’autres sont venus combler ? Y a-t-il eu une sorte de rébellion contre une autorité décrétant la réalisation de toutes ces constructions ? »
Autre possibilité, plus glaçante : celle d’une pandémie. Les scientifiques ont trouvé le bacille de la peste dans une tombe néolithique en Suède et, plus tôt cette année, il a été identifié dans une tombe de l’âge du bronze dans le Somerset. Il ne semble pas avoir été aussi virulent que celui qui a décimé l’Europe au 14e siècle, mais rien ne permet de dire quels ont été ses effets sur les populations néolithiques de Grande-Bretagne.
La veille au soir de l’équinoxe d’automne, druides, païens et pèlerins célèbrent le changement de saison. Pour le druide Arthur Pendragon, « Stonehenge est à la fois horloge solaire, temple païen, site funéraire sacré et lieu de culte et de cérémonie druidique ».
D’une manière ou d’une autre, moins d’un siècle après l’achèvement de Stonehenge, des vagues de colons génétiquement distincts sont à nouveau arrivées du continent. L’histoire se répétait cent générations plus tard, sauf que, cette fois, les ancêtres des nouveaux arrivants avaient vécu pendant des milliers d’années dans les steppes eurasiennes et non plus en Anatolie. Les communautés de la culture campaniforme ont apporté avec elles de nouvelles croyances, de nouvelles idées, leurs poteries en forme de cloche, ainsi qu’un savoir-faire métallurgique, lesquels allaient définir l’ère à venir.
Les fermiers néolithiques qui ont construit Stonehenge ainsi que de nombreux autres monuments se sont évanouis dans l’histoire et leur ADN a pratiquement disparu du patrimoine génétique de la Grande-Bretagne. Après eux, le paysage autour de Stonehenge continuerait à être un important site funéraire, mais l’époque des grands sites mégalithiques prenait fin.
Article publié dans le numéro 275 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine