L'Alaska, champ de bataille oublié de la Seconde guerre mondiale

Durant la Seconde Guerre mondiale, les forces américaines et japonaises se sont disputé les îles Aléoutiennes. Des vestiges de ce conflit reposent encore au fond de la mer, tandis que les Unangas, qui vivaient là, en subissent encore les conséquences.

De Tom Metcalfe
Publication 19 déc. 2024, 16:07 CET
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Le Kotohira Mary, cargo japonais (vu ici sur une image réalisée par sonar), est l’une des trois épaves datant de la Seconde Guerre mondiale que les archéologues ont découvertes au large de l’île d’Attu.

PHOTOGRAPHIE DE East Carolina University, ThayerMahan, Inc., NOAA Ocean Exploration

Au mois de juillet, Wolfgang Tutiakoff a vécu un moment presque sacré lorsqu’elle a aperçu l’île d’Attu depuis son navire de recherche : « C’était vraiment émouvant et ça m’a assez littéralement coupé le souffle, se souvient-elle. Une vingtaine de personnes sont restées silencieuses pendant au moins cinq minutes avant que quelqu’un ne dise quelque chose. »

De nos jours, Attu reçoit peu de visiteurs. Personne n’y vit plus et le Service américain des parcs nationaux (NPS) en surveille l’accès. Située à l’extrémité de la chaîne formée par l’archipel des îles Aléoutiennes, l’île d’Attu est le territoire le plus occidental des États-Unis ; elle est si occidentale qu’elle se trouve en fait dans l’hémisphère oriental et que la ligne de changement de date la borde.

Au début du mois de juin 1942, six mois après l’attaque de Pearl Harbor, le Japon envahit Attu et Kiska, une autre des îles Aléoutiennes, située 290 kilomètres plus à l’est. Elles devinrent les seules parties des États-Unis jamais occupées par un ennemi. Cette occupation dura près d’une année, jusqu’à ce que des troupes américaines et canadiennes ne chassent les Japonais en mai 1943 ; la bataille d’Attu, campagne sinistre pour les deux camps, vit près de 3 000 soldats mourir et plusieurs milliers d’autres être blessés, souvent à cause du froid extrême.

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Des troupes américaines et canadiennes reprirent l’île de Kiska lors de la bataille d’Attu, en 1943. Ici, les drapeaux des deux pays flottent au sommet d’une colline de Kiska, le 12 octobre 1943, alors que des soldats se hâtent de débarquer des provisions et des munitions en contrebas.

PHOTOGRAPHIE DE AP Photo

Depuis la guerre, cependant, Attu et Kiska sont restées en grande partie inhabitées et l’on s’y rend peu, à l’exception de très occasionnelles campagnes de fouilles archéologiques, comme celle à laquelle Wolfgang Tutiakoff a pris part ; une expédition dont le but était de documenter les détails de ce « champ de bataille oublié » de l’Alaska, qui tendent à disparaître.

 

UNE ÎLE ANCESTRALE

Jason Raupp, archéologue marin de l’Université de l’Est de la Caroline, et Dominic Bush, qui travaille désormais pour l’association Ships of Discovery, ont dirigé l’expédition entreprise en juillet 2024 à Attu. Au programme : recherche d’épaves et d’autres vestiges engloutis à bord d’un navire de recherche, le Norseman II.

Étudiante à l’Institut américain des arts amérindiens de Santa Fe, Wolfgang Tutiakoff était l’une des deux médiatrices culturelles de la tribu Qawalangin du peuple Unanga (qu’on appelle aussi les Aléoutes). Le peuple Unanga habitait les îles Aléoutiennes depuis des millénaires ; et la tâche principale de la chercheuse a consisté à fournir un contexte culturel, notamment à partir des histoires tribales, pour éclairer les découvertes scientifiques de l’expédition.

Ce voyage était aussi en quelque sorte un pèlerinage personnel : après le bombardement japonais de la ville aléoutienne de Dutch Harbor, le 3 juin 1942, le grand-père de Wolfgang Tutiakoff, qui n’était alors qu’un enfant, fut l’une des mille personnes évacuées d’Attu et d’autres îles aléoutiennes par les autorités américaines, puis relogées dans des huttes sordides en Alaska du Sud-Est. En outre, quarante-cinq Aléoutes furent capturés sur Attu, puis faits prisonniers, lors de l’invasion japonaise ; seule une petite moitié d’entre eux survécut.

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      Gauche: Supérieur:

      Trois bombardiers Vega Ventura américains passent au-dessus d’un volcan de Kiska.

      PHOTOGRAPHIE DE U.S. Navy, Library of Congress
      Droite: Fond:

      Des bombes lâchées par un avion de l’Air Force américaine sur une position japonaise sur l’île de Kiska.

      PHOTOGRAPHIE DE FSA, OWI Collection, Library of Congress

      La guerre finit bien sûr par atteindre son terme, mais les Unangas ne furent jamais autorisés à retourner sur Attu ; à la place, l’armée américaine investit l’île après en avoir chassé les Japonais. Mais elle finit par l’abandonner, à l’exception d’une station de la Garde côtière qui a fermé en 2010. L’armée américaine contamina en sus des pans entiers de l’île avec des produits chimiques.

      Attu fait désormais partie d’un Monument national, et bien qu’il soit légal de s’y rendre, ses anciens habitants et leurs familles n’ont toujours pas le droit de revenir y habiter. Pour Wolfgang Tutiakoff, le simple fait de voir cette île reculée a constitué un événement important. « C’est si magique, raconte-t-elle. C’est une île gigantesque, avec des montagnes et une toundra et des plages de galets… Elle est couverte d’ammophiles non seulement vertes, mais vert néon… On aurait dit qu’une licorne allait en surgir. »

       

      À LA RECHERCHE D’ÉPAVES

      L’équipe a inspecté les eaux d’Attu pendant onze jours. Les îles Aléoutiennes sont célèbres pour leurs tempêtes, leurs vents violents, leur pluie et leur brouillard, mais ainsi que le raconte Jason Raupp, les chercheurs ont eu la chance de bénéficier d’une météo anormalement dégagée et calme.

      Aidés par des technologies sous-marines dernier cri, les chercheurs ont découvert et documenté trois épaves datant de la Seconde Guerre mondiale dans les eaux d’Attu : deux cargos japonais et un câblier américain. Selon les chercheurs, les deux cargos transportaient des vivres destinés à la garnison japonaise, tandis que le navire américain aurait sombré plusieurs mois après que les Japonais furent évincés et les défenses de l’île renforcées.

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      Le S.S. Dellwood (vu ici sur une image réalisée par sonar) était un câblier américain. En juillet 1943, le navire a heurté un pic sous-marin et a coulé alors qu’on le remorquait.

      PHOTOGRAPHIE DE East Carolina University, ThayerMahan, Inc., NOAA Ocean Exploration

       

      EXPÉDITION À KISKA

      L’expédition d’Attu rappelle au souvenir une expédition similaire entreprise à Kiska en 2018 dont le point culminant fut la découverte de la poupe de l’USS Abner Read, destroyer américain gravement endommagé en août 1943 par sa rencontre malheureuse avec une mine sous-marine japonaise. Le navire put être sauvé, mais ses soixante-et-onze membres d’équipage périrent à Kiska et dizaines d’autres subirent de graves blessures ou bien inhalèrent des émanations toxiques. (Ce n’est que plus tard, en 1944, lors de la bataille du golfe de Leyte, aux Philippines, que le navire avait coulé).

      L’expédition de 2018 permit également de documenter l’épave d’un sous-marin I-7 de la Marine impériale japonaise gravement endommagé par les tirs d’un destroyer américain en juin 1943 et délibérément échoué ; l’épave sabordée d’un sous-marin « nain » japonais de deux places qui devait servir à torpiller des navires de guerre ennemis ; et des parties d’un bombardier américain B-24 Liberator touché par un tir anti-aérien alors qu’il ciblait une position japonaise sur l’île.

       

      APPROVISIONNEMENT PAR SOUS-MARIN

      Un rapport scientifique sur l’expédition de Kiska a été publié le mois dernier dans la revue International Journal of Nautical Archeology.

      « Notre approche a consisté à sonder et à documenter l’aspect du champ de bataille sous-marin », explique Andrew Pietruszka, auteur principal de l’étude et archéologue marin à l’Institution Scripps d’océanographie de l’Université de Californie à San Diego. Des examens archéologiques importants avaient déjà été entrepris sur ces îles marquées par la guerre « et cela nous a inspiré dans notre travail […] nous avons tâché de répliquer ce qui avait été fait à terre ».

      L’épave du sous-marin I-7 était particulièrement remarquable. Les Américains bombardaient les Japonais à Kiska depuis l’invasion et pour éviter les attaques aériennes, les Japonais utilisaient des sous-marins pour approvisionner sa garnison de plusieurs milliers de soldats. « Les États-Unis avaient pris le dessus dans les airs, et cela a compliqué le soutien maritime de surface, explique Andrew Pietruszka. Donc je pense que [les Japonais] ont commencé à compter davantage sur des sous-marins pour se réapprovisionner, et c’est ce que l’I-7 était en train de faire lorsqu’il a été repéré. »

       

      DE NOUVEAUX OUTILS

      Les deux expéditions ont nécessité des robots sous-marins pour cartographier et inspecter les fonds marins.

      L’équipe de Kiska a passé deux semaines à bord d’un navire de recherche à tourner autour de l’île et à sonder ses principaux sites à l’aide de sonars disposés sur quatre robots sous-marins autonomes (AUV) qui fonctionnaient de manière indépendante tandis que les chercheurs n’avaient pas d’autre choix que de rester à bord du bateau en attendant. C’est la première fois que l’on utilisait des AUV à Kiska. D’ailleurs, les auteurs de l’étude font observer que ces derniers sont capables de cartographier des pans beaucoup plus vastes des fonds marins, et ce de manière bien plus détaillée, que les sonars remorqués traditionnels. On peut en outre en déployer plusieurs qui fonctionnent en continu sur des cycles de vingt-quatre heures.

      En revanche, à Attu, les chercheurs ont travaillé avec des véhicules sous-marins téléopérés légers (ROV) reliés par des câbles au navire de recherche et fournissant de la vidéo en direct depuis depuis l’obscurité des profondeurs. Selon Dominic Bush, ces ROV permettant un suivi en direct sont préférables aux AUV dans certaines circonstances, car les données que ces derniers contiennent doivent être « téléchargées » après leur remontée. Selon lui, les futures expéditions archéologiques réalisées dans la zone emploieront, dans l’idéal, ces deux technologies.

       

      LE MYSTÈRE ATTU

      Plusieurs mois après l’expédition, les épaves d’Attu continuent de révéler de nouvelles facettes d’elles-mêmes à mesure que la masse de données récoltées est traitée par les partenaires de l’expédition, parmi lesquels figure le World Scan Project, programme japonais qui a développé les ROV utilisés.

      Ces recherches historiques dévoilent également de nouveaux détails expliquant les raisons pour lesquelles les Japonais ont envahi les îles aléoutiennes pendant la guerre. Les historiens y ont traditionnellement vu une diversion après la funeste attaque des îles Midway, qui s’était produite quelques jours auparavant.

      Mais d’après Domnic Bush, il semble que le Japon ait également souhaité utiliser Attu comme base pour mener des raids aériens plus haut dans l’archipel et peut-être même sur le continent américain ; des projets qui ne furent jamais réalisés. « [Les Japonais] en sont venus à penser qu’il serait avantageux d’un point de vue stratégique de s’emparer de territoires étasuniens en Amérique du Nord, explique-t-il. Ils appelaient Attu leur ‘insubmersible porte-avion’ ».

      L’expédition d’Attu fut également pour Wolfgang Tutiakoff l’occasion d’apprendre et de transmettre ses connaissances aux chercheurs. Elle a utilisé une partie de son temps pour faire des recherches sur l’histoire de sa famille et pour évaluer les chances que les Unangas puissent un jour retourner vivre sur l’île malgré les risques environnementaux. « Y retourner est assurément l’un de nos objectifs, indique-t-elle. C’est l’une des missions que je souhaite accomplir : réinvestir l’île et la rendre à notre peuple afin que nous puissions y bâtir une communauté. »

      Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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