Devrions-nous déterrer les morts ? Quand l'archéologie suscite la controverse
Les restes humains peuvent révéler des détails de l'Histoire qui pourraient autrement être oubliés à jamais, mais ouvrent également un débat lié au respect de la volonté des défunts.
Fouilles de quatre sépultures sur le site de l'église de Jamestown de 1608. Les archéologues ont pu identifier les hommes retrouvés grâce à l'étude de leurs squelettes.
Dan Davis observait un robot sous-marin explorer une épave au fond de la mer Noire sur son écran lorsque, stupéfait, il vit des os humains apparaître dans l’obscurité de la vidéo.
Pour Davis, archéologue marin spécialisé dans les épaves grecques et romaines, la découverte de restes humains sortait pour le moins de l’ordinaire. En effet, les navires antiques étaient généralement dotés d’un pont ouvert, de sorte que, lors des naufrages, la plupart des marins à bord étaient emportés par les flots. Il est également très rare que des squelettes survivent aussi longtemps dans les profondeurs : selon Davis, sur 1 500 épaves antiques retrouvées, seules quelques-unes contenaient des restes humains.
L’archéologue évalua alors les possibilités qui s’offraient à lui. « Nous pourrions effectuer des tests scientifiques, peut-être des tests ADN, pour nous aider à en savoir plus sur ces individus qui, d’un point de vue historique, sont quasiment invisibles. »
Quelque temps plus tard, il partagea la vidéo avec ses étudiants en archéologie grecque au Luther College et fut surpris par certaines de leurs réactions : certains affirmèrent qu’il fallait « laisser ces os là où ils sont, ne pas les récupérer ».
L’expédition ne parvint pas à récupérer les ossements, mais cette expérience poussa Davis à réfléchir davantage à ce sujet et à effectuer des recherches sur le point de vue qu’avaient les Grecs sur la question durant l’Antiquité. « À Athènes et dans d’autres cités antiques, toucher à des restes humains était un crime. »
Cependant, cette information devrait-elle influer sur nos méthodes de recherches actuelles ? Différentes variations de ce débat font rage à travers le monde, de sorte que, lorsqu’il est annoncé que des restes humains ont été déterrés par des archéologues afin d’être étudiés, ces derniers se retrouvent systématiquement traités de « pilleurs de tombes ».
« Ces personnes ont été enterrées avec amour et dignité par les personnes qui les aimaient le plus », a par exemple commenté un internaute sur Facebook à la suite de la publication d’un article de National Geographic sur des restes humains retrouvés et déterrés à Jamestown. « Qu’est-ce qui donne à quiconque le droit de les déterrer et d’exposer leurs squelettes à la vue de tous ? »
Bien que cette indignation soit souvent due à des croyances religieuses, elle peut également être motivée par un sentiment d’indécence envers les défunts dans un objectif de satisfaire une curiosité mal placée.
Les « bioarchéologues », qui se spécialisent dans l’analyse des restes humains, sont pourtant profondément conscients qu’ils manipulent et étudient le corps de ce qui était autrefois une personne bien vivante. Ces chercheurs se considèrent comme des spécialistes du passé, mais aussi comme les porte-parole des défunts, puisqu’ils révèlent des histoires qui auraient pu être perdues à jamais.
Malgré cela, les débats relatifs à l’éthique de cette pratique se poursuivent. Plusieurs questions peuvent alors se poser : au bout de combien de temps un squelette peut-il être considéré comme préhistorique, ou même simplement historique ? Les croyances religieuses du défunt ont-elles une importance, qu’elles existent ou non encore de nos jours ? Et enfin, les restes humains qui sont aujourd’hui conservés dans des musées ou des laboratoires de recherche devraient-ils être rapatriés et réinhumés dans leur emplacement d’origine ?
Certains bioarchéologues sont fermement opposés au retour des os à la terre. Duncan Sayer, archéologue à l’Université de Central Lancashire, écrit par exemple : « La destruction des restes humains empêche toute étude future ; c’est l’équivalent médico-légal de l’autodafé, la destruction délibérée de la connaissance. »
Certaines communautés amérindiennes attribuent la lenteur du rapatriement des restes de leurs ancêtres dans leurs terres d’origine, imposée par une législation fédérale, aux scientifiques qui partagent cet avis.
Les bioarchéologues s’accordent généralement à dire que « la recherche de la connaissance scientifique » ne peut plus être utilisée pour justifier l’étude des restes humains. En effet, « dans la société actuelle, nous reconnaissons que la raison d’être de la science, c’est de servir au peuple », affirme Larry Zimmerman, bioarchéologue et professeur émérite à l’Université de l’Indiana, qui milite depuis longtemps en faveur de la protection et du rapatriement des restes humains appartenant à des Amérindiens. « Parfois, leurs préoccupations doivent passer en premier, même si cela exige un sacrifice de la part de la communauté scientifique. »
UNE CONTRIBUTION UNIQUE À LA SOCIÉTÉ
Les squelettes renferment de nombreuses informations non seulement sur les individus à qui ils appartenaient, mais aussi sur l’époque durant laquelle ils vivaient. Ils peuvent par exemple révéler quels types de travail ils effectuaient, ou permettre, grâce à l’analyse ADN, de reconstruire des arbres généalogiques, voire d’établir des schémas de migration humaine. Les études spectroscopiques peuvent quant à elles dévoiler leur régime alimentaire et, par extension, quels types de faune et de flore existaient dans leur environnement.
Les os nous permettent également de diagnostiquer des maladies, telles que la peste noire, qui provoqua la disparition de pas moins de 20 % de la population européenne au 14e siècle. Lors de nombreuses visites au musée de Londres, la bioarchéologue Sharon DeWitte de l’Université de Caroline du Sud a ainsi eu l’occasion d’examiner la collection de squelettes de victimes de la peste exhumés d’une fosse commune sous East Smithfield Road.
L'étude des ossements des victimes de la peste noire, mortes depuis plusieurs siècles, a permis de dévoiler des informations précieuses pour nous aider à mieux faire face aux épidémies actuelles.
Les études de DeWitte ont contribué à nous apporter une meilleure compréhension des épidémies actuelles. « Beaucoup pensent que la peste noire tuait tout le monde, sans distinction », affirme-t-elle, « qu’ils soient en bonne ou mauvaise santé, riches ou pauvres, hommes ou femmes, rien de tout cela n’aurait eu d’incidence sur la maladie. »
Cependant, en recherchant des « marqueurs de stress non spécifiques », c’est-à-dire des signes de maladie et de malnutrition présents dans les os et les dents, DeWitte a révélé une tout autre réalité. Une croissance osseuse excessive sur un tibia pouvait par exemple indiquer que des infections des tissus mous de la jambe s’étaient propagées à l’os.
Des lignes présentes sur les dents peuvent également indiquer que le défunt a subi une maladie infantile : si un enfant souffre de malnutrition ou d’une maladie, l’émail cesse temporairement sa formation. S’il survit, cette dernière reprend là où elle s’est arrêtée.
DeWitte en a conclu que les individus qui étaient déjà en mauvaise santé étaient plus susceptibles de mourir de l’épidémie de peste noire que les individus en bonne santé. Le taux de mortalité était également plus élevé chez les personnes âgées que chez les jeunes.
Ces travaux suggèrent des moyens de cibler les efforts lors de futures épidémies. « Nous devrions nous attendre à ce que les risques varient en fonction de facteurs biologiques et sociaux. »
Bien que des chercheurs aient salué le travail de DeWitte, un professeur d’histoire a publié un article dans lequel il qualifiait la bioarchéologues et ses collègues de « scientifiques pilleurs de tombes ».
Selon DeWitte, cette idée découlerait en partie du passé peu glorieux de l’archéologie. Au cours du 19e siècle et au début du 20e siècle, cette discipline était essentiellement pratiquée par des explorateurs fortunés, qui considéraient que tout ce qu’ils trouvaient leur appartenait, et par des personnes peu recommandables engagées par des musées pour acquérir des artefacts, dont des restes humains, destinés à rejoindre leurs collections.
L’archéologie était également entachée de racisme. Les chercheurs du 19e siècle cherchaient des restes amérindiens pour prouver leurs théories sur l’infériorité des personnes « non-blanches ». Des tombes furent ainsi pillées et des morts récents retirés des champs de bataille. Ce n’est que dans les années 1960 et 1970 que des archéologues professionnels établirent enfin une liste de directives éthiques.
Les bioarchéologues d’aujourd'hui s’efforcent de respecter et de maintenir cette éthique, d’après DeWitte, qui estime que sa profession apporte une contribution unique à la société en corrigeant les oublis de l’Histoire.
« Les archives écrites sont majoritairement biaisées en faveur des hommes et des personnes riches, surtout dans le cas de l’époque médiévale. Si nous voulons connaître l’expérience des femmes, des enfants et des plus pauvres, la seule façon d’y parvenir est souvent d’examiner les données renfermées dans les squelettes. »
CONSULTER LA DESCENDANCE
L’opinion relative aux fouilles et études de restes humains tend à varier d’un pays à l’autre. Tandis que les Britanniques y sont globalement favorables, en Israël, dans les années 1990, les juifs ultra-orthodoxes, dont la croyance veut que le corps humain ne soit jamais profané, se sont révoltés contre cette pratique. La loi israélienne stipule désormais que toute dépouille juive trouvée sur un site archéologique doit être transférée au ministère des Affaires religieuses afin d’être enterrée.
Les Hawaïens, de leur côté, croient que les ossements constituent un lien entre le monde physique et le monde des esprits. Selon Simon Mays, archéologue britannique et biologiste spécialiste du squelette humain, l’opposition à l’excavation de restes humains est rare dans le sud de l’Europe, car les corps sont généralement enterrés juste assez longtemps pour pouvoir se décomposer, après quoi les os sont retirés des tombes et placés dans des ossuaires.
En fin de compte, selon Zimmerman de l’Université de l’Indiana, le plus important lorsque l’on évalue s’il est éthique ou non de déterrer des restes humains, c’est de savoir si « toutes les parties concernées ont leur mot à dire, et non pas seulement la communauté scientifique ».
En d’autres termes, puisque les morts n’ont pas leur mot à dire, les chercheurs sont obligés de consulter les personnes les plus proches des défunts.
Le cortège funèbre du roi Richard III en 2015. Les archéologues ont été autorisés à exhumer la dépouille du défunt souverain s'ils acceptaient de le réinhumer une fois leurs recherches terminées.
Ce principe se reflète dans certaines lois adoptées par des États américains pour réglementer les fouilles. Bien que les détails spécifiques varient d’un État à l’autre, elles requièrent généralement des archéologues d’avoir l’autorisation des descendants, des groupes culturellement affiliés et d’autres « parties intéressées ». Ces mêmes personnes peuvent également donner leur avis quant à la disposition des corps.
Des directives similaires ont été adoptées en Angleterre pour déterminer à partir de quand les ossements devraient être rapatriés. Cette réglementation a été mise à l’épreuve en 2006 lorsque le Conseil des ordres druidiques britanniques a exigé la réinhumation de squelettes préhistoriques exposés dans un musée local du Wiltshire.
Les ossements, vieux de 4 000 à 5 700 ans, avaient été découverts dans une enceinte néolithique à Windmill Hill, un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Les druides, qui considéraient que ces squelettes appartenaient à leurs ancêtres, estimaient que leur exposition dans un musée constituait une violation de leurs croyances.
« L’humanité fait, après tout, partie intégrante de la nature, et en isoler une partie dans un environnement cliniquement propre et statique afin de la préserver, c’est nier le caractère sacré de la nature : c’est bloquer le cours naturel des choses », déclarait alors un prêtre druide.
À la surprise, et à la consternation, de plusieurs chercheurs britanniques, les autorités responsables du rapatriement ont pris les revendications des druides au sérieux et ont accepté d’imposer un moratoire sur les recherches nécessitant un échantillonnage destructeur des restes jusqu’à ce que l’affaire soit réglée.
Après quatre ans de délibérations, la demande a finalement été rejetée. Les groupes druidiques « n’avaient pas de relation génétique plus forte avec les ossements que n’importe qui d’autre en Grande-Bretagne, et n’avaient donc pas de liens particuliers », décrit Mays.
EN TERRE SACRÉE
L’Église d’Angleterre, en revanche, a davantage voix au chapitre. En effet, dans le pays, lorsque des restes humains sont déterrés sur des terres relevant de la juridiction de l’Église, ce sont les lois religieuses et laïques s’appliquent ensemble.
L’Église estime que « peu d’éléments dans la Bible permettent de suggérer que Jésus se préoccupait particulièrement du corps humain et de ses restes après la mort physique ». En outre, les théologiens chrétiens s’accordent pour dire que « lors de la résurrection, il n’y a pas de reconstitution littérale du corps physique ».
Des croix marquent les emplacements où les dirigeants de la colonie de Jamestown furent enterrés il y a 400 ans. L'Église d'Angleterre affirme que « peu d'éléments dans la Bible permettent de suggérer que Jésus se préoccupait particulièrement du corps humain et de ses restes après la mort physique ».
Toutefois, l’Église estime également que l’enterrement permet le repos éternel, « ce qui implique que les restes ne doivent pas être dérangés. La finalité de l’enterrement chrétien doit donc être respectée même si, compte tenu des exigences du monde moderne, elle ne peut pas être systématiquement maintenue. »
En effet, dans son rôle de gardienne des souhaits des défunts, l’Église s’oppose à la crémation des restes humains historiques qui ont été déterrés. Bien qu’elle constitue désormais la méthode la plus couramment utilisée pour disposer des morts en Angleterre, la crémation était désapprouvée par les chrétiens jusqu’à la fin du 19e siècle.
Aujourd’hui, l’Église autorise les fouilles archéologiques de restes humains à condition qu’ils soient réinhumés en terre consacrée une fois les analyses scientifiques terminées.
Cependant, la question la plus controversée de la bioarchéologie se pose alors : les études scientifiques sur des restes humains sont-elles jamais vraiment terminées ? Certains chercheurs considèrent en effet le rapatriement et la réinhumation comme la destruction délibérée d’informations scientifiques.
« Si l’on ne rapatrie pas et que l’on conserve les restes pendant des années, cela permettra aux générations futures d’en apprendre plus sur leur histoire », explique Mays. « Si on les enterre à nouveau, on prive les générations futures de cette possibilité, ce qui, d’un point de vue éthique, n’est pas souhaitable. »
En guise d’exemple, Mays cite l’une de ses recherches, dans le cadre de laquelle il a étudié des restes humains, trois adultes et cinquante enfants, exhumés en 1921 d’un site romain en Angleterre. Les archéologues de l’époque ne s’étaient penchés que sur les squelettes adultes, car l’objectif était alors d’étudier les populations britanniques.
« Ils n’ont pas su que faire des squelettes des enfants, mais ils ont eu la clairvoyance de ne pas les réenterrer et de les conserver dans un musée. J’ai ainsi pu, quatre-vingt-dix ans plus tard, procéder à une analyse ADN, ce qui m’a permis de répondre à des questions archéologiques passionnantes. »
Mays s’est intéressé au genre des squelettes d'enfants, qui avaient été délibérément tués à la naissance. De nombreuses sociétés ayant pratiqué l’infanticide des filles à travers l’Histoire, l’archéologue souhaitait déterminer s’il en était de même à l’époque romaine.
« Nous avons constaté que le ratio entre les garçons et les filles était relativement équilibré », révèle Mays. « Cela va à l’encontre de l’idée selon laquelle les infanticides ciblaient principalement les filles dans la Grande-Bretagne romaine. Nous n’aurions rien su de tout cela si ces restes avaient été réenterrés. »
En effet, selon l’archéologue britannique, la réinhumation, même temporaire, accélère la destruction des squelettes humains. « Lorsqu’ils sont restés pendant des siècles dans le sol sans être dérangés, les os atteignent une sorte d’équilibre avec le sol et leur détérioration s’interrompt, en quelque sorte. Si vous les déterrez et que vous les réenterrez à un autre endroit, ils subiront une nouvelle série de détériorations. »
Les archéologues et l’Église ont ainsi trouvé au moins un compromis : certaines collections d’ossements sont désormais conservées dans des églises qui ne sont plus utilisées. Ainsi, les archéologues évitent les réinhumations tout en respectant l’exigence de l’Église qui veut que les restes humains soient restitués sur une terre sacrée.
LES DROITS DES DESCENDANTS
Dans le cas des communautés amérindiennes, qui ont vu les restes de leurs ancêtres être pillés, exposés dans des musées et conservés dans des entrepôts, le rapatriement constitue à la fois une affaire de croyance religieuse et de droits humains.
« Ils n’ont pas le droit, d’un point de vue éthique, d’étudier les ancêtres de personnes qui n’y ont pas consenti », affirme Rae Gould, anthropologue et représentante en matière de rapatriement pour sa tribu, les Nipmucs, dans le Massachusetts. « Il est tout simplement irrespectueux de considérer les ancêtres des peuples amérindiens comme des êtres inférieurs ou comme des spécimens archéologiques. »
Depuis 1990, la loi américaine sur la protection et le rapatriement des sépultures amérindiennes (NAGPRA) impose aux agences et institutions financées par des fonds publics de restituer les restes humains conservés dans leurs collections aux tribus amérindiennes et aux groupes hawaïens autochtones culturellement affiliés et reconnus par le gouvernement fédéral.
« J’ai présenté cette loi parce que j’estime qu’elle ne se limite pas à la restitution des restes humains des Amérindiens à leur lieu de repos légitime ou à la protection de leurs tombes à l’avenir », déclarait Morris Udall, qui a siégé trente ans au Congrès, lors d’un discours de soutien à la loi. « Elle va bien au-delà de ça. Elle concerne notre civilité et notre décence commune. À l’échelle de l’Histoire, il s’agit d’une toute petite décision. À l’échelle plus petite de notre propre conscience, en revanche, c’est peut-être la décision la plus importante que nous ayons jamais prise. »
Certains bioarchéologues, dont le célèbre archéologue et anthropologue Clement Meighan, se sont opposés à la loi NAGPRA. En 1993, celui-ci a écrit un long essai intitulé « Burying American Archaeology » (« enterrer l’archéologie américaine »), qui résume le désaccord de ses collègues. Il attribue la tendance croissante du rapatriement des restes au « New Age » et au « politiquement correct ».
Meighan défendait également la valeur scientifique de la « grande quantité d’ossements rangés dans les tiroirs et les armoires des musées », car les progrès constants de la science médico-légale permettent d’en extraire toujours plus de données.
« Même s’il était vrai que les ossements, une fois examinés, n’auraient plus jamais besoin d’être étudiés, leur rapatriement élimine toute possibilité de corriger de potentielles erreurs par la suite. »
En 2010, de nouvelles règles de la NAGPRA ont permis le rapatriement de restes même si ces derniers n’étaient pas affiliés à une culture précise, à condition qu’ils aient été découverts sur des terres tribales. Des ossements vieux de plusieurs milliers d’années, d’une valeur inestimable pour l’étude de la préhistoire nord-américaine et des migrations humaines, pourraient ainsi être retirés des mains des scientifiques et remis à des tribus qui n’auraient pas de lien ancestral direct prouvé avec ces restes.
« L’idée de rapatrier des restes de squelettes vieux de 10 000 ans au groupe qui vit à proximité du lieu où ils ont été trouvés est tout bonnement grotesque », a commenté Geoffrey Clark, paléontologue à l’Université d’État de l’Arizona, en apprenant la mise en œuvre de ces nouvelles règles.
Selon Gould, certaines institutions ont utilisé des arguments comme celui de Clark afin de retarder des rapatriements. « Le cœur de la loi est de démontrer l’appartenance culturelle : ainsi, ils vous diront que ces ancêtres ont 2 000 ans, qu’ils ne sont donc pas liés à vous, et que, par conséquent, ils ne les rapatrieront pas. »
D’après l’anthropologue, « 4 000 à 5 000 ans en arrière, ce n’est pas si loin que ça » lorsque l’on tient compte du fait que les populations natives d’Amérique du Nord habitent la région en continu depuis plus de 10 000 ans.
En guise d’exemple, Gould cite le cas de l’homme de Kennewick, un squelette vieux de 8 500 ans découvert en 1996 dans l’État de Washington. Les résultats des tests ADN réalisés sur ce dernier, publiés en 2015 dans la revue Nature, ont confirmé qu’il était « plus proche des peuples amérindiens modernes que de toute autre population dans le monde » et que les comparaisons génétiques montraient « une continuité avec les Amérindiens d’Amérique du Nord au cours des huit derniers millénaires, au moins ». La correspondance génétique la plus proche provient de la tribu des Colville, qui vit le long de la côte nord-ouest des États-Unis.
« Les scientifiques réclamaient plus de science, alors nous leur en avons donné », se souvient Gould.
Une affaire est même allée jusqu’à la Cour suprême des États-Unis. Trois scientifiques de l’Université de Californie ont tenté d’empêcher le rapatriement de deux squelettes vieux de 9 500 ans qui comptaient parmi les plus anciens jamais découverts sur le continent américain.
Le comité pour le rapatriement culturel de Kumeyaay, qui représente douze tribus, a déposé une demande pour récupérer les restes en 2006. La bataille judiciaire, qui a duré pas moins de dix ans, s’est achevée lorsque la Cour suprême a refusé de s’exprimer sur l’affaire, permettant ainsi de maintenir la décision qui avait été prise par les tribunaux de première instance en faveur du rapatriement des restes aux tribus.
Dans une déclaration faite au New York Times en 2016, un porte-parole du comité de Kumeyaay n’excluait toutefois pas la possibilité de laisser les scientifiques étudier les ossements. « Ces questions doivent faire l’objet de discussions. Nous voulons pouvoir raconter notre propre histoire. »
Larry Zimmerman se dit optimiste : selon lui, ces débats devraient bientôt appartenir au passé. « D’ici quelques dizaines d’années, la question ne se posera plus », suggérait-il en 2016. « Les personnes qui se battaient encore pour ou contre le rapatriement seront mortes et enterrées, moi y compris. Je constate que beaucoup de jeunes bioarchéologues comprennent le problème. Ils sont tout à fait disposés à travailler main dans la main avec les populations amérindiennes, et par conséquent, nombre d’entre eux ont bénéficié d’un accès plus large qu’ils n’auraient pu l’imaginer. »
Gould se demande si elle verra la résolution de ce débat de son vivant. Selon un rapport du comité de révision de la NAGPRA, en 2015, « 74 % des collections fédérales prêtes à être rapatriées se [trouvaient] désormais entre les mains des tribus. Ce chiffre [représentait] cependant moins de 10 % de toutes les dépouilles amérindiennes conservées dans des musées et dans des collections fédérales. »
Pis encore, un rapport du Government Accountability Office sur le respect de la NAGPRA dénonçait également « les mauvaises pratiques générales de conservation de la part des agences et des dépôts, ainsi que la médiocrité des dossiers et documents historiques ». Des restes humains ont par exemple été découverts dans de simples boîtes, elles-mêmes entreposées dans des pièces dont le toit fuyait, ou enveloppés dans de vieux journaux.
TOUT DÉPEND DU POINT DE VUE
Pourquoi nous soucions-nous tant des droits des morts qui, par définition, n’ont pourtant pas d’avis sur la question ?
Certains universitaires présentent le débat comme une opposition entre la religion et la science, et bien que ce soit vrai dans de nombreux cas, ça ne l’est pas toujours. Les personnes qui désapprouvent l’excavation de restes humains ne le font pas systématiquement pour des raisons liées à des croyances religieuses. Même l’Église d’Angleterre, qui admet pourtant qu’il n’y a pas de fondement théologique à la protection des restes humains, se sent obligée de les protéger.
Intérieur d'une cabine de première classe du RMS Titanic. Les corps présents dans l'épave ont récemment franchi le seuil d'un siècle à partir duquel ils peuvent être considérés comme des éléments « historiques ». L'épave a cependant toujours l'aura d'un lieu de sépulture.
Selon Dan Davis, le temps constitue souvent un facteur déterminant : « Le temps efface toute distinction entre un corps moderne, vieux de seulement 100 ans, et un corps datant d’il y a 2 300 ans. »
Pourtant, dans les affaires humaines, le temps est relatif, ajoute-t-il. Les corps de l’épave du Titanic, par exemple, ont franchi le seuil d’un siècle à partir duquel ils peuvent être considérés comme des éléments « historiques », mais l’épave « conserve une aura qui nous donne le sentiment qu’il s’agit d’un lieu de sépulture ». De même, le temps mesuré en millénaire ne représente pas grand-chose pour les peuples qui voient leur histoire comme une continuité ininterrompue.
Pour d’autres, le traitement des restes humains renvoie à des injustices historiques, dans le prolongement des politiques racistes et colonialistes infligées aux populations natives.
« Je pense que nous devrions vraiment donner davantage de poids aux volontés des populations concernées qu’aux efforts scientifiques, tout particulièrement lorsque ces groupes sont ou ont historiquement été marginalisés et exploités », estime DeWitte. « C’est la raison pour laquelle je travaille avec des dépouilles européennes, et non amérindiennes. »
Nos points de vue sont également façonnés par la tradition. « Pour moi, l’idée selon laquelle la seule manière de respecter les morts serait de placer leurs restes dans un trou dans le sol est très fortement liée à la culture de l’Europe occidentale », commente Simon Mays. « Cela découle probablement de la tradition qui veut que l’on possède une concession funéraire et que la dépouille y reste à perpétuité. Cette idée ne s’est cependant répandue qu’à partir des 18e et 19e siècles. »
Lorsqu’il est question de restes humains, les termes qui reviennent le plus souvent sont ceux de « respect » et de « décence ». Notre manière de traiter les morts serait ainsi le reflet de notre propre humanité. Pour cette raison, selon le point de vue de chacun, l’excavation des morts pour les étudier peut aussi bien être considérée comme un acte de profanation que comme un acte de service envers ceux qui, autrement, pourraient voir leur histoire oubliée à jamais.
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Cet article a initialement paru en 2016 sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.