Pendant la Renaissance, le masque était à la fois un accessoire de mode et un objet de scandale

Au 16e siècle, de Venise à Londres en passant par Paris, des femmes se mirent à porter le masque pour se protéger la peau et pour cacher leur identité. Beaucoup virent cela d’un mauvais œil.

De Braden Phillips
Publication 14 août 2024, 11:34 CEST
Masked women

Des femmes masquées en pèlerinage au sanctuaire de Laeken (qui fait désormais partie de la ville de Bruxelles) sur une peinture à l’huile anonyme de 1601.

PHOTOGRAPHIE DE Oronoz, Album

De l’Asie à l’Afrique, innombrables sont les traditions culturelles qui donnèrent lieu à l’utilisation de masques, et ce à des fins variées, qu’elles soient sacrées, médicales ou plus banales. À certaines époques, le port du masque devint même une mode, comme ce fut le cas dans l’Europe du 16e siècle lorsque des femmes aisées se couvrirent le visage pour protéger leur teint des regards et du soleil ardent.

À cette période de l’Histoire, la pâleur était symbole de statut ; une peau hâlée n’évoquait pas santé et vitalité comme c’est le cas de nos jours, mais plutôt nécessité et dur labeur en extérieur. Afin d’avoir le teint le plus pâle possible, sans taches de rousseur ni coups de soleil, les femmes de l’aristocratie se mirent à se couvrir le visage pour se protéger du soleil, du vent et de la poussière. L’aspect lisse et pâle de leur peau était souvent exagéré à l’aide d’une épaisse couche de maquillage blanc.

Dans les hautes sociétés de Londres, de Paris et de Venise, des femmes élégantes commencèrent à porter des masques. Les premiers étaient de simples formes découpées dans du velours noir qui couvraient la moitié supérieure du visage (en France, on appela ce type de masque un loup, car il effrayait les enfants). Les visards, un autre type de masque, couvraient quant à eux l’intégralité du visage. Plutôt qu’attachés derrière la tête, certains visards étaient parfois maintenus en place à l’aide d’une perle, attachée à l’intérieur, que la porteuse retenait à l’aide des dents. D’autres visards pouvaient être portés comme des éventails et tenus devant le visage de sorte à ne pas dévoiler celui-ci.

Parce que le visard camouflait entièrement le visage, certains moralistes en contestèrent l’usage. En 1583, le pamphlétaire puritain Philip Stubbs écrivit ceci dans The Anatomie of Abuses : « Si un homme qui ne connaissait pas leur apparence auparavant rencontrait l’une d’entre elles, il croirait rencontrer un monstre ou un diable, car de visage il ne verrait point. » Les porteuses de visards, « profanent le nom de Dieu », conclut-il, « et se vautrent dans tous types de voluptés et de plaisirs ».

 

LA PIÈCE FAIT LE MASQUE

Une partie de ce plaisir provenait du théâtre, qui devint à la mode dans les capitales européennes lors des 17e et 18e siècles. Dans son journal, Samuel Pepys raconte une sortie au Theatre Royal au mois de juin 1663 :

J’y ai rencontré milord Falconbridge, et son épouse, milady Mary Cromwell, qui a toujours mine aussi bonne, et mise impeccable : mais quand la Salle a commencé à se remplir, elle a mis son visard et l’a ainsi gardé toute la pièce durant ; car c’est devenu une grande mode chez les femmes que de se couvrir ainsi intégralement le visage.

Loup français du 17e siècle aujourd’hui exposé au Musée national de la Renaissance d’Écouen.

PHOTOGRAPHIE DE Mathieu Rabeau, RMN-Grand Palais

Porter ainsi un masque au théâtre était une façon « de protéger la pudeur d’une femme », observe William Pritchard, maître de conférences en anglais au Lewis & Clark College. Puisque les pièces de théâtre de l’époque étaient susceptibles de regorger de langage osé et d’allusions grivoises, l’on considérait qu’une dame « digne de ce nom » devait porter un masque pour se protéger du regard que pourrait lui adresser un spectateur.

À l’extérieur du théâtre, le masque offrait une certaine liberté dans la vie quotidienne qui n’existait pas auparavant. Ainsi, une femme pouvait se rendre au marché ou à l’église sans être accompagnée par un homme. En effet, une femme sans masque risquait de provoquer un scandale si elle s’aventurait en public sans chaperon.

En plus d’offrir aux femmes une relative indépendance, chose qui contribua grandement à sa popularité, le masque ajoutait une dimension de mystère et d’illusion. Dans The Careless Lovers, comédie de 1673, le dramaturge Edward Ravenscroft faire dire ceci à un personnage : « Sous le visard, la Femme va au théâtre, au bal ou à la mascarade sans être découverte par son Époux […], Fille ou Nièce que ne reconnaissent ses Parents ». 

 

INCOGNITO

Joan DeJean, universitaire spécialiste de la culture française, fait observer que dans de nombreux portraits de femmes nobles du 17e siècle, on voit ces dernières « jouer avec leur masque ». À l’inverse d’autres capitales européennes importantes, « il n’y a qu’à Paris […] qu’une pratique quotidienne ait évolué en un rituel sophistiqué et souvent aguicheur » qui consistait pour les femmes à se cacher et à se dévoiler malicieusement. À Paris, on a pour la première fois employé le terme incognito, emprunté à l’italien, au début du 17e siècle pour décrire les aspects les plus élégants du port du masque : « C’est là que le phénomène du masque a commencé à se propager au-delà des personnages du plus haut rang », écrit-elle.

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    Tableau du 17e siècle de Wenceslaus Hollar représentant une femme anglaise vêtue de chauds vêtements d’hiver et parée d’un masque noir.

    Au 18e siècle, Venise était devenue la « ville des masques » européenne grâce à la popularité de son carnaval ; la mode du port du masque en public commença à s’imposer dans d’autres événements sociaux également. Les dames portaient une moretta, la version vénitienne du visard, généralement accompagnée d’un chapeau à bord large et d’une voilette. 

    Les demi-masques, également portés par les hommes, étaient eux aussi typiques, mais souvent blancs. Pour que ces maschere (maschera au singulier) restent en place, on les maintenait à l’aide d’un tricorne noir. De même qu’à Paris et à Londres, l’utilisation de masques dans la vie quotidienne à Venise a permis davantage d’échanges sociaux au sein d’une société des plus stratifiées, que ce soit dans les théâtres, les cafés, les marchés ou les parcs.

     

    VOLTE-FACE

    Cependant, alors que le port du masque évoluait, les dames qui y voyaient un moyen de préserver leur vertu dans les théâtres furent rejointes par des travailleuses du sexe, qui les portaient pour dissimuler leur identité ; mais aussi pour piquer la curiosité et intriguer en s’habillant comme des aristocrates, non seulement dans les théâtres mais aussi dans les cercles de jeu. On transformait ainsi une soirée de divertissement en jeu de devinettes dont le but était de découvrir qui appartenait à la bonne société et qui n’en faisait pas partie. Ainsi que l’écrit le dramaturge anglais John Dryden dans la deuxième partie de La Conquête de Grenade, pièce de 1670 : « Ces Visards perpétuent cette Manière, / D’apaiser et de titiller l’Imagination. »

    Au 18e siècle, les casinos étaient des salons secrets tels que celui représenté sur ce tableau de Pietro Longhi où se retrouvait l’élite. Venise en abritait une multitude. Bien qu’interdits, les jeux d’argent étaient monnaie courante. Ici, la plupart des hommes, mais aussi deux femmes, portent le masque blanc vénitien, tandis que deux autres femmes portent des visards ovales.

    PHOTOGRAPHIE DE Mauro Magliani, RMN-Grand Palais

    Dès la fin du 17e siècle, le terme « visard » devint un synonyme argotique de « prostituée ». La reine Anne décréta que les visards encourageaient le vice et, en 1704, elle les fit interdire dans les théâtres. À Londres, le stigmate social associé aux masques mit graduellement fin à leur popularité en tant qu’accessoires de mode. À Venise, masques, convenances et rang social n’étaient pas moins sources de préoccupations. En 1608, les travailleuses du sexe masquées s’y exposaient à des sanctions si elles se faisaient passer pour des femmes « honnêtes ». Si « une femme de mauvaise réputation ou une prostituée publique » était surprise en train de porter un masque, on l’enchaînait pendant deux heures entre les deux colonnes situées à l’entrée de la place Saint-Marc.

    Un siècle plus tard, le gouvernement vénitien fit volte-face et exigea des travailleuses du sexe officiant dans les théâtres et dans les salles de jeu qu’elles portent un masque. En 1776, dans un ultime revirement, le Conseil des Dix publia de nouveau un décret exigeant que tous les nobles portent un masque afin de parer à « une dangereuse impureté émanant des classes supposément décentes ». La culture vénitienne était alors devenue synonyme de masques du fait des célébrations annuelles du carnaval, juste avant le Carême. Ces couvre-visages raffinés posèrent les jalons de cette tradition étroitement associée à Venise de nos jours encore, et ce en dépit d’une longue interruption qui commença en 1797 après l’invasion de Napoléon et qui dura jusqu’aux années 1970, à quelques exceptions près.

    À Paris, pendant ce temps, les changements que connut la mode au milieu du 18e siècle rendirent le port du masque moins attrayant pour les femmes, qui étaient en train de commencer à gagner une plus grande liberté par d’autres moyens. Ce que Joan DeJean écrit au sujet de Paris s’applique à la mode du masque en général : « La ville moderne avait engendré le désir de moyens plus informels et plus détachés de la visiter. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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