La Petite Sirène : un mythe qui résiste à la science

Figures protéiformes à la voix prodigieuse, à la fois savantes et dangereuses, les sirènes ont mué maintes fois, inspirant les artistes, fascinant le grand public et les scientifiques.

De Romy Roynard
Image tirée du film La Petite Sirène, réalisé par Rob Marshall (2023), actuellement en salles.

Image tirée du film La Petite Sirène, réalisé par Rob Marshall (2023), actuellement en salles.

PHOTOGRAPHIE DE The Walt Disney Company

« Ce qui fait l’universalité des sirènes au fil des siècles, c’est que c’est une figure ambivalente, complexe, hybride dans son corps mais aussi dans les représentations qui lui sont associées. Une sorte d’association entre savoir, puissance et métamorphose » explique Hélène Vial, professeur de latin à l’Université Clermont Auvergne qui a dirigé l’ouvrage collectif Les Sirènes ou le savoir périlleux d'Homère au XXIe siècle

Dès l’antiquité, la mer, bien que parcourue par des hommes, apparaît comme un univers féminin. C’est le réceptacle d’un savoir inaccessible et mouvant dans lequel les hommes sont en danger : ils ont, après tout, outrepassé les limites de la condition humaine en empiétant sur le domaine réservé aux dieux. Les sirènes dans cet univers insaisissable sont souvent représentées comme des créatures enchanteresses, au pouvoir d’attraction irrésistible. D’Homère à la plus récente version de La Petite Sirène, actuellement au cinéma, comment expliquer un tel engouement pour ces créatures fantastiques ?

 

DES FIGURES PROTÉIFORMES

Une femme avec une queue de poisson. C’est aujourd’hui la représentation la plus communément admise d’une sirène. Il n’en a cependant pas toujours été ainsi. On a prêté à cette figure mythologique, parmi les plus complexes et les plus fascinantes, de nombreuses formes, tantôt monstrueuses, tantôt charmantes. 

Dans l’Odyssée, texte le plus ancien mentionnant les sirènes, celles-ci sont figurées sous les traits de femmes-oiseaux. Elles sont chez Homère des créatures mortifères, que la puissante magicienne Circé décrit à Ulysse comme des êtres qui « charment, séduisent » tous les hommes quels qu’ils soient. Redoutables, les sirènes ensorcellent les marins qui s’approchent de leur île en chantant, prévient Circé. Ceux qui se laissent séduire et acceptent de les suivre sont perdus à jamais. Ulysse, curieux, suit les conseils de Circé et bouche les oreilles de ses hommes avec de la cire puis leur demande de le ligoter au mât du bateau, et de ne le détacher sous aucun prétexte, même s’il les supplie ou les menace. Soudain, le vent cesse de souffler. Le chant mélancolique des sirènes s’élève jusqu’à Ulysse. Le roi d’Ithaque est euphorique, implore les marins de le laisser suivre ces fabuleuses créatures. Ceux-ci resserrent ses liens. Peu à peu le bateau s’éloigne de l’île des sirènes, figures homériques trompeuses et dangereuses. « L’image qui est donnée des sirènes chez Homère n’est pas seulement négative », nuance Hélène Vial, « elles existent et jouent leur rôle, qui est de chanter. Elles ne sont d’ailleurs pas dangereuses que pour les autres, mais aussi pour elles-mêmes, elles sont fortement susceptibles de se mutiler et de se suicider. »

Power of words

Les sirènes et leurs chants irrésistibles tentent Ulysse lors de son voyage vers Ithaque. Peinture à l’huile de 1891 de J.W. Waterhouse.

PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

Chez Ovide aussi, les sirènes sont des femmes-oiseaux mais elles sont présentées sous le prisme de la passion éprouvée. Jeunes femmes compagnes de Perséphone, elles la cherchent en vain sur terre lorsque celle-ci est enlevée par le dieu des Enfers. Souhaitant parcourir les mers pour la retrouver, elles demandent aux dieux de les doter de « rames d’ailes » pour être capables de s’élever dans le ciel et de naviguer au gré des flots. Les dieux ne changèrent ni leur visage de vierges, ni leur belle voix humaine. « Ovide est l’un des premiers, avec Cicéron, à donner une vision sublime des sirènes, porteuses d’une empathie » souligne Hélène Vial. « C’est avant tout un groupe d’amies qui demandent aux dieux de leur donner des ailes pour retrouver l’une d’elles. Ce sont les dieux qui, parce qu’ils veulent leur laisser leur voix, décident d’en faire des êtres hybrides. » Cette vision ovidienne a nourri de nombreuses représentations des sirènes, plus douces et positives, qui influencent encore la façon dont nous nous les figurons.

Dans la traduction grecque de l'Ancien Testament, la Septante, élaborée aux IIIe et IIe siècles avant notre ère, on trouve quelques termes empruntés à la mythologie grecque, parmi lesquels figure celui de « sirène ». Les traductions varient, il peut en fait désigner un chacal, qui par son cri plaintif rappelle le chant des sirènes, ou l’autruche, « fille du désert » plus oiseau que femme. D’aucuns ont aussi rapproché la figure de la sirène homérienne de Lilith, démon féminin de la tradition juive, qu’on situait tantôt dans le désert, tantôt dans la mer, pouvant « s'enfuir à travers les fenêtres ou s'envoler comme un oiseau ».  

La figure de la sirène est un bon exemple de la manière dont la littérature chrétienne s’est emparée de figures antiques pour les reconfigurer et leur faire porter de nouveaux messages. Les sirènes deviennent dans la Bible des créatures lascives, s’exhibant dans les églises romanes, donnant corps à la perversité féminine, associées au Mal.

Le Liber monstruorum, rédigé à la fin du VIIe siècle ou au début du VIIIe siècle de notre ère, est la première description des sirènes comme des femmes-poissons. « Pendant les siècles qui séparent Homère du Liber monstrorum [...] on a commencé à construire une image de la sirène plus cohérente avec l’eau. Par ailleurs, dans le Bestiaire de Philippe de Thaün (XIIe siècle) la sirène est décrite comme une femme couverte de plumes et pourvue de pattes d’oiseaux, tandis que le corps se termine en queue de poisson » explique Luigi Spina, philologue classique et co-auteur du livre Le mythe des Sirènes.

 

UNE VOIX EXTRAORDINAIRE

Si l’on a prêté aux sirènes diverses formes, il est une caractéristique qui au fil des siècles n’a jamais changé : leur voix. Une voix envoûtante, que nul ne peut ignorer.

Le chant est le vecteur du savoir des sirènes, qui savent tout ce qu’il se passe sur Terre. Elles disent ainsi à Ulysse, dans le chant XII de l’Odyssée : « Aucun homme n’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis il s’éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. » Chez Homère, les sirènes sont des interfaces entre la mer, la terre, l’air et les Enfers : « elles font partie des êtres qui peuvent passer d’un monde à l’autre » souligne Hélène Vial. Quand le chant se fait mélodieux, il est si fascinant que ceux qui l’entendent perdent le goût d’autre chose. Les marins l’ayant entendu se laissent mourir. Le stratagème d’Ulysse lui permet de jouir à la fois de la beauté de ce chant et de leur savoir, sans le payer de sa vie.

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    Tableau de John William Waterhouse sobrement intitulé "Une Sirène".

    Tableau de John William Waterhouse sobrement intitulé "Une Sirène".

    PHOTOGRAPHIE DE Pictures Now / Alamy Banque D'Images

    Ovide, qui revient sur la métamorphose originelle des compagnes de Proserpine, rappelle que la perte entraîne un appel. Avant de chanter, les sirènes appellent leur amie disparue et crient leur désespoir.  À plusieurs reprises, Homère qualifie d’ailleurs leur chant de phthoggos, qui en grec ancien désigne à la fois le chant et le cri.

    Conscientes de jouir de voix exceptionnelles, les sirènes ont l’orgueil de défier les Muses, les neuf filles de Zeus et de Mnémosyne. Défi que remportent les Muses, qui réclament une couronne faites de plumes de sirènes, ce qui, dit-on, les aurait privées du don de voler. Vaincues, elles se retirèrent sur une île, non loin des côtes italiennes.

    Apollonios de Rhodes rapporte qu’elles auraient aussi défié Orphée, qui naviguait avec les Argonautes. La beauté du chant d’Orphée surpassa celui des sirènes, qu’un seul des marins préféra. Celui-ci se jeta dans la mer pour rejoindre les sirènes, envoûté par leur chant, avant d’être sauvé de justesse par Aphrodite.

    « Il y a une cruauté à l’égard des sirènes dans de nombreuses représentations. Ce sont des figures de l’échec qui sont présentées dans leur souffrance et dans leurs mutilations » souligne Hélène Vial. 

    Dans le conte d’Andersen (1837), la Petite Sirène aspire à l’amour et accepte de perdre sa voix, qui est pourtant l’une de ses plus belles qualités, reconnue de tous au fond de la mer. La voix ici se fait monnaie d’échange pour une nouvelle mutation permettant à la Petite Sirène de remplacer sa queue de poisson par deux jolies jambes. « La cruauté du conte d’Andersen réside plutôt dans sa trame que dans son dénouement, car elle doit quoi qu’il arrive sacrifier une partie fondamentale de son identité » estime Hélène Vial. Dans les adaptations qui ont été faites du conte d’Andersen, l’héroïne ne peut à la fois vivre parmi les siens dans la mer et auprès de l’homme qu’elle aime. Elle choisit de donner sa voix par amour, et même en triomphant de la sorcière des mers dans les versions de Disney de 1989 et 2023, elle doit se résoudre à rester sur terre, avec les humains, et ne plus retourner au royaume de son père.

    Luigi Spina apporte ici une nuance : « les récits et les films [mettent en scène les sirènes] selon deux directions opposées : la confirmation de leur nature dangereuse, qui comporte la défaite, ou de leur nature bienveillante, qui comporte la victoire. »

     

    AU CRIBLE DE LA SCIENCE

    Selon les ères culturelles, le mythe de la sirène s’est reconfiguré et a été passé au crible de la science. Et si, après tout, ces créatures existaient réellement ?

    Au 19e siècle, les scientifiques jusque-là passionnés eux aussi par le sujet, se détournent de l’étude des sirènes : les sirènes décrites par Christophe Colomb seraient en fait des lamantins. Les os retrouvés, anciennement attribués à des sirènes, appartiendraient à ces mammifères aquatiques. Quant aux femmes-poissons décrites par des marins portugais au 16e siècle, la description correspondrait davantage aux dugongs, proches cousins des lamantins.

    Reste le mystère de la sirène d’Asakuchi, une étrange momie mi-humaine, mi-poisson, vénérée au Japon. Cette momie pour le moins singulière, figée la bouche ouverte et les mains encadrant son visage dans une expression d’effroi, a été analysée récemment par une équipe de scientifiques, soumise au scanner tomodensitogramme, échantillonnée, passée aux rayons X. Contrairement à ce qu’indiquait la note datée de 1903 qui accompagnait le coffret renfermant cette curieuse momie, elle n’aurait pas été pêchée sur la côte de la province de Tosa entre 1736 et 1741. L’étude de cette momie a révélé qu’elle était en fait composée principalement de coton et de tissu. Si l’on trouve quelques éléments organiques comme des morceaux de poissons pour figurer les nageoires, de la kératine et de la fourrure de mammifère, il est désormais certain que cette sirène-là n’a jamais chanté. 

    Malgré les démonstrations scientifiques, le grand public reste fasciné par les mythiques sirènes. Les récits d’observations, de captures ne tarissent pas, les journaux s’en faisaient encore l’écho au 19e siècle. « La force du mythe des sirènes peut résister à la science, car il s’agit d’un mythe qui implique, pourrait-on dire, une question de genre, qui peut être représenté et réélaboré dans différentes époques et différentes cultures » souligne Luigi Spina. « Le mythe est pluriel par définition et ne finit jamais d’être raconté. »

    Contrairement à de nombreuses autres créatures mythiques tombées en désuétude, les sirènes ont changé de forme avec le temps. On leur a attribué des sentiments humains, voire des romances. Pour Rob Marshall, qui a réalisé et produit la nouvelle version de la Petite Sirène, le mythe est d’autant plus intéressant sous le prisme de l’histoire d’amour. « Il s'agit de trouver l'âme sœur, la personne avec qui l'on se sent bien. Et c'est ce qui arrive finalement à Ariel et Eric dans ce film. Ensemble, ils commencent à faire tomber les barrières entre leurs deux mondes » explique-t-il. 

    « La sirène a quelque chose que les autres créatures n’ont pas », abonde Hélène Vial, « notre époque redécouvre certaines figures mythologiques, et notamment des figures hybrides qui remettent en question l’ordre établi, qui interrogent, qui sont marginales, qui ont un point de vue décalé sur le monde, qui souffrent et peuvent faire souffrir. Je pense que les sirènes incarnent tout cela. Ce sont des figures à partir desquelles on peut raconter des histoires. » 

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