La petite histoire de la barbe et de la moustache
Si Movember est un phénomène récent, notre amour-haine pour les barbes et les moustaches remonte à l’époque d’Alexandre le Grand.
Une étonnante décision prise par Alexandre le Grand sur le champ de bataille a donné naissance à une mode qui a perduré pendant des siècles.
Il y a plus de 2 000 ans, alors que les troupes d’Alexandre le Grand se préparaient pour une bataille clé dans la conquête de l’Asie, le célèbre commandant macédonien apprit que ces dernières étaient cinq fois moins nombreuses que celles de leurs opposants. Tentant de dissiper l’anxiété de ses soldats, Alexandre ordonna à ces derniers de se raser la barbe, que leurs ennemis pouvaient trop facilement attraper selon lui.
Cette décision, conjuguée aux étonnants exploits d’Alexandre sur le champ de bataille, a lancé une mode chez les hommes grecs et romains qui a perduré pendant 400 ans, explique l’historien Christopher Oldstone-Moore, auteur du livre Of Beards and Men: the Revealing History of Facial Hair (Des barbes et des hommes : l’histoire fascinante de la pilosité faciale) paru en 2015.
Le rasoir d’Amenemhat, le père de Neferkhawet, fabriqué à partir de matériaux similaires, a été mis au jour dans le même tombeau dans le milieu des années 1930.
Ce coupe-choux en bronze ou en alliage de cuivre a été fabriqué il y a plus de 3 000 ans en Égypte. Il a été mis au jour dans un cercueil du tombeau de Neferkhawet, un scribe qui a vécu vers 1 500 avant Jésus-Christ.
D’après l’historien, lui-même rasé de près, la décision de guerre d’Alexandre a marqué un tournant majeur pour la pilosité faciale. « On peut littéralement lire l’histoire des hommes sur leur visage », écrit-il dans son livre. En effet, bien avant l’apparition des mouvements modernes tels que le No-Shave November (Novembre sans rasage) ou le Movember pour sensibiliser le public à la recherche contre le cancer et d’autres causes, la popularité de la barbe et de la moustache a ainsi connu des hauts et des bas selon l’importance sociétale accordée au fait d’être rasé de près ou de porter la moustache. Selon des ouvrages historiques et des études révisées par des pairs, ce souci de l’apparence des hommes s’étend à l'art, à la politique et même à la salle d'audience. La plupart de ces travaux s’intéressent aux modes européennes et américaines, alors même que le port de la barbe revêt depuis longtemps une importance certaine pour les communautés et les religions du monde entier, notamment chez les musulmans et les juifs.
Les Sumériens et les Égyptiens furent les premiers à raser leur barbe, à l’aide de rasoirs en cuivre ou en bronze. La plupart des hommes de l’Antiquité préféraient toutefois porter la barbe, non pas « par paresse », comme le souligne Christopher Oldstone-Moore, professeur émérite à l’université d’État Wright, mais parce qu’il était considéré comme pénible et parfois dangereux de se raser. « Les hommes à la mode devaient se rendre chez le barbier pour entretenir correctement leur barbe ; ils devaient la peigner et utiliser des soins comme des huiles ».
LE POUVOIR ROYAL DE LA BARBE
Si la barbe a souvent été associée à la masculinité et au patriarcat, son pouvoir était parfois transférable. La reine-pharaon Hatchepsout (1508 – 1458 av. J.-C.), qui a régné sur l’Égypte pendant plus de 20 ans, portait ainsi une barbe postiche. Elle ne faisait que reprendre les codes vestimentaires de ses prédécesseurs, précise l’historien, lesquels arboraient des coiffes, des couronnes et des barbes postiches.
Hatchepsout (1508 – 1458 av. J.-C.), qui a régné sur l’Égypte, portait une barbe postiche, un accessoire que ses prédécesseurs masculins utilisaient déjà couramment.
La barbe prit une telle importance par la suite que Shakespeare la mentionne explicitement dans toutes ses pièces à l’exception de quatre, fait remarquer l'historien Will Fisher dans la revue Renaissance Quarterly en 2001. De plus, poursuit-il, l'analyse d'une collection d'environ 300 portraits d'hommes européens réalisés aux 16e et 17e siècles indique que pour chaque portrait d'un homme sans barbe, il y avait environ 10 portraits d'hommes barbus. À l’époque, les barbes pouvaient être petites et angulaires (le style « stiletto »), plus pleines (le style « carré ») voire même doubles (le style « queue d’hirondelle »).
LA PILOSITÉ FACIALE, SOURCE DE MALADIES
C’est dans les livres de médecine qu’ont émergé des théories sur l'importance de la barbe des hommes. Pour les médecins de la Renaissance, la pousse de la barbe était explicitement liée à la production de sperme. Cette théorie avait déjà été avancée par les scientifiques de la Grèce antique, qui supposaient que les hommes produisaient une « chaleur vitale », laquelle expliquait leur taille, leur force et leur pilosité. Selon cette théorie complètement fausse, bien que les hommes et les femmes pouvaient produire cette chaleur vitale (nécessaire à la production de sperme), le corps de ces dernières ne pouvait pas en générer en aussi grande quantité.
Pour cette école de pensée, seul le corps d’un homme était capable de faire pousser de la barbe, note Christopher Oldstone-Moore. Dans la Grèce antique, on considérait ainsi que si une femme ménopausée voyait des poils pousser sur son visage, tombait malade et finissait par mourir, c’était en raison d’une accumulation anormale de sperme dans son organisme, pathologie sous-jacente dont l’un des symptômes était l’apparition d’une pilosité faciale.
Vers l’an 1160, l’abbesse allemande Hildegarde de Bingen vint étayer cette théorie en expliquant que les poils sur le visage poussaient uniquement autour de la bouche (plutôt que sur le front par exemple) en raison de l’haleine chaude des hommes. Si les femmes n’avaient pas une haleine aussi chaude que celle des hommes, écrivit-elle, c’est parce qu’elles sont nées des hommes, alors que ces derniers ont été créés par la « terre », une réflexion qui renvoie au créationnisme.
C’est au 18e siècle, quand le rasage redevint de rigueur, que l’expression « raser de frais » prit racine. Les personnes rasées étaient alors des gentlemen ou des hommes respectables. Au 19e siècle, la théorie des germes de Louis Pasteur vint conforter l’avis de la communauté médicale en faveur du rasage. D’après les médecins, la barbe et la moustache étaient de véritables nids à microbes. Dans une expérience menée en 1907, un scientifique français indiqua ainsi avoir trouvé sur les lèvres d’une femme embrassée par un homme moustachu « des bactéries de la tuberculose et de la diphtérie, ainsi que des particules alimentaires et un poil de patte d’araignée ». Une autre étude, parue dans la revue Lancet à la même époque, conclut également que les hommes rasés étaient moins susceptibles d’attraper un rhume et que le savon était plus efficace sur un visage imberbe, indique Christopher Oldstone-Moore. En réalité, une barbe bien entretenue n’est pas particulièrement sale.
King C. Gillette a breveté son célèbre rasoir de sûreté aux États-Unis en 1904. Au tournant du 20e siècle, les employeurs attendaient de leurs employés qu’ils soient rasés de près.
Photographié avec son emballage d’origine, ce rasoir de sûreté Gillette date des années 1930. Le marché des rasoirs et des crèmes à raser représentait des millions de dollars de vente chaque année aux États-Unis à l’époque.
NORMES ET CONTROVERSES SUR LE LIEU DE TRAVAIL
Au début du 20e siècle et dans les années qui suivirent, les employeurs s’attaquèrent à la question de la pilosité faciale en imposant à leurs employés masculins de se raser pour des raisons de professionnalisme et d’hygiène. C’est dans ce contexte que King C. Gillette fit breveter son rasoir de sûreté aux États-Unis en 1907. Les ventes de crème à raser et accessoires connexes étaient estimées à 80 millions de dollars rien qu’aux États-Unis en 1937, comme le rapporte Christopher Oldstone-Moore.
La plus haute juridiction des États-Unis fut même saisie dans des affaires ayant trait au port de la barbe et de la moustache : la Cour suprême du pays confirma l’autorité d’un employeur à imposer à ses employés des normes en matière de rasage dans un jugement rendu en 1976 dans le cadre de l’affaire Kelley v. Johnson. Celle-ci avait été portée devant la justice par des policiers du comté de Suffolk, dans l’État de New York, qui n’avaient pas le droit d’avoir des cheveux arrivant en dessous des épaules ou de porter la barbe (seule une moustache bien taillée, ne tombant pas sur la lèvre, était autorisée). Le comté fit valoir que ces règles favorisaient la cohésion des forces de l’ordre et rendaient les policiers plus reconnaissables pour le public. Dans les années qui suivirent, ce cas de jurisprudence fut cité dans d’autres affaires similaires à travers le pays concernant des enseignements et d’autres salariés.
En 1992, soit dix-sept ans après la décision de la Cour Suprême, la police du Massachusetts contesta, en vain, l’interdiction pour les policiers de l’État de porter la barbe.
Mais ces dernières années, face à l’évolution des normes occidentales vis-à-vis de la pilosité faciale et malgré les décisions de justice, les employeurs ont largement renoncé à faire appliquer des règlementations strictes en la matière.
« La barbe et les moustaches refont leur apparition lorsque les questions de genre ou de masculinité sont débattues », explique Alun Withey, historien à l’université d’Exeter (Royaume-Uni) et auteur du livre Concerning Beards: Facial Hair, Health and Practice in Britain, 1650-1900 paru en 2021. « Aujourd'hui, les débats et les remises en question autour des concepts de genres et du corps sont multiples, ce que reflète peut-être en partie le récent retour en force de la barbe », ajoute-t-il.
Avec la popularité croissante du port de la barbe et de la moustache auprès de la gent masculine, un large éventail de produits voient le jour. Une aubaine pour les fabricants d'équipements et de produits de rasage pour hommes : d’après une analyse de marché datant de juin 2022, les hommes délaissent les rasoirs au profit des tondeuses électriques.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.