Jeanne d’Arc, récit d'un procès truqué

Au printemps 1431, la « prophétesse » Jeanne est jugée à Rouen pour hérésie et sorcellerie. Une accusation qui recouvre en réalité des motivations politiques.

De Julien Théry

Le bûcher de Jeanne d’Arc à Rouen en 1431 est l’un des plus célèbres du Moyen Âge avec ceux des Templiers, allumés un peu plus d’un siècle auparavant. Mais contrairement aux chevaliers du Temple, la « Pucelle d’Orléans » fut jugée pour des faits bien réels.

Des faits extraordinaires, encore aujourd’hui mystérieux à certains égards, auxquels la plupart des contemporains prêtèrent une dimension surnaturelle. Événements miraculeux ou bien œuvres du diable ? Dans cette alternative lourde de sens politique résida tout l’enjeu du procès, mené sous influence anglaise. Jeanne fit irruption sur le devant de la scène au cours d’une des périodes les plus sombres de la guerre de Cent Ans (1337-1453).

La faiblesse du roi de France Charles VI, frappé de crises de folie régulières, avait favorisé l’ouverture d’une guerre civile entre deux partis princiers qui se disputaient le contrôle du pouvoir royal, les Armagnacs et les Bourguignons. Le roi d’Angleterre Henri V en avait profité pour reprendre les prétentions de ses prédécesseurs à la couronne de France.

Vainqueur à la bataille d’Azincourt en 1415, il s’était ensuite allié au duc de Bourgogne. En vertu du traité de Troyes de 1420, qui avait déshérité le dauphin Charles, il était devenu roi de France et d’Angleterre à la mort de Charles VI en 1422. Une « Pucelle » armée La « double monarchie », cependant, n’était devenue une réalité qu’au Nord du royaume.

Le dauphin gardait le contrôle des territoires situés en deçà de la Loire et tenait sa cour à Bourges, à Poitiers ou à Chinon. Sa situation, cependant, se faisait de plus en plus précaire. La guerre tournait à son désavantage. La ville d’Orléans, de grande importance stratégique parce qu’elle verrouillait l’accès à la vallée de la Loire, semblait sur le point de tomber entre les mains des Anglo-Bourguignons lorsque Jeanne, au mois de février 1429, parvint à Chinon et obtint une entrevue avec Charles. Dieu, lui dit-elle, l’avait envoyée pour lui révéler qu’il était bien le vrai roi de France, contrairement aux dispositions du traité de Troyes et aux rumeurs colportées par la propagande anglo-bourguignonne selon lesquelles sa naissance aurait été illégitime.

D’après Jeanne, il devait aller se faire sacrer à Reims au plus vite et ne tarderait pas, dès lors, à reconquérir son royaume. Elle-même serait l’instrument de cette victoire. Elle demandait qu’on lui confie une armée, tout d’abord pour aller libérer Orléans. Depuis le schisme d’Occident (1378-1415), qui avait divisé la chrétienté entre des obédiences à deux puis trois papes, des mystiques prétendaient fréquemment annoncer des recommandations divines pour la résolution des troubles politiques. Après l’instauration de la double monarchie, des prophéties avaient commencé à courir sur l’intervention décisive d’une jeune femme qui viendrait délivrer la France...

Dirigeant la cavalerie française, Jeanne voit fondre sur elle dans une pluie de flèches anglaises à ...
Dirigeant la cavalerie française, Jeanne voit fondre sur elle dans une pluie de flèches anglaises à Patay, peu de temps après la libération d'Orléans. Peinture de Frank Craig, 1907. Musée d'Orsay, Paris
PHOTOGRAPHIE DE Harles Bowman, AGE Fotostock

Les conseillers du dauphin firent d’abord longuement interroger Jeanne par des théologiens. Il fallait s’assurer qu’elle n’était ni une affabulatrice ni une sorcière. On fit vérifier sa virginité – comme le feraient à nouveau, lors du procès, les juges de Rouen. Elle n’avait pas de règles, disait-on, ce qui pouvait passer pour une marque de pureté singulière. Elle mangeait très peu et garda par la suite, malgré une intense activité physique, un comportement que l’on qualifierait aujourd’hui d’anorexique.

Finalement, Charles permit à cette paysanne lorraine âgée de 17 ou 18 ans de prendre part, armée et placée aux côtés des chefs militaires, à une expédition envoyée au secours d’Orléans. Très vite, les Anglais levèrent le siège, et ce succès parut miraculeux. Une série de victoires remportées ensuite dans la vallée de la Loire, puis le voyage à Reims avec le dauphin et son sacre, le 17 juillet 1429, conférèrent une aura extraordinaire à la jeune prophétesse guerrière – pour le plus grand bénéfice de la propagande française. En donnant raison à cette jeune femme inspirée, Dieu confirmait que la cause de Charles VII était la sienne. Dans les mois qui suivirent, cependant, Jeanne ne parvint pas à « bouter les Anglais hors de France » comme elle l’avait prédit. Elle finit par tomber entre les mains des Bourguignons près de Compiègne, le 23 mai 1430.

À l’automne suivant, les Anglais achetèrent la prisonnière à leurs alliés pour une forte somme et la conduisirent à Rouen. Là résidait alors le jeune roi Henri VI et le duc de Bedford, régent de France. La Normandie était sous administration directe des Anglais. C’était dans sa capitale, plutôt qu’à Paris, qu’il fallait faire condamner la Pucelle d’Orléans comme sorcière pour mieux rabaisser la cause du dauphin et poser le « roi de France et d’Angleterre » en défenseur de la pureté de la foi.

 

UN ÉVÊQUE À LA SOLDE DES ANGLAIS

L’évêque de Beauvais Pierre Cauchon fut désigné comme juge, non seulement parce que Jeanne avait été capturée sur le territoire de son diocèse, mais aussi et surtout parce qu’il était un agent docile des intérêts anglais. Il n’en respecta pas moins scrupuleusement les formes de la procédure inquisitoriale et s’adjoignit d’ailleurs un représentant de l’Inquisition de l’hérésie.

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    Huile sur toile représentant Jeanne d'Arc - Adolphe-Alexandre Dillens, 1847-1852. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie
    Huile sur toile représentant Jeanne d'Arc - Adolphe-Alexandre Dillens, 1847-1852. Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie
    PHOTOGRAPHIE DE Fine Art, AGE Fotostock

    De nombreux assesseurs – des ecclésiastiques, prélats, théologiens ou juristes pour la plupart – furent conviés à participer aux audiences. Au total, Jeanne eut devant elle une centaine de juges au fil des cinq mois de son procès. Le roi d’Angleterre, dans l’acte par lequel il remit officiellement Jeanne au jugement de l’Église en janvier 1431, lui reprochait d’avoir enfreint la loi divine en s’habillant en homme et en s’armant, d’avoir trompé le « simple peuple » en faisant croire qu’elle était envoyée par Dieu, enfin d’être suspecte de superstitions et d’hérésie.

    Cauchon, en ouvrant le procès, la déclara aussi suspecte de sortilèges et d’invocation des démons, autrement dit de sorcellerie. Du 21 février, date de sa première comparution, au 24 mars, date à laquelle on lui lut le procès-verbal de ses réponses, Jeanne fut interrogée à une quinzaine de reprises, parfois en public et en présence de nombreux assesseurs, parfois dans sa prison et devant quelques juges seulement.

    Le procureur Jean d’Estivet, à l’issue de cette première phase, rédigea une liste de 70 articles outranciers : Jeanne aurait été instruite en sorcellerie par de vieilles femmes dès son enfance ; elle aurait été jeteuse de sorts, blasphématrice, coupable d’idolâtrie ; elle aurait cherché à se faire adorer comme une idole, etc.

    Le 27 mars, en séance solennelle, l’accusée n’eut pas de mal à tourner ces accusations en ridicule. Cauchon en fut réduit à faire rédiger rapidement 12 nouveaux articles, plus sobres, qui insistaient sur son choix de se vêtir en homme et sa volonté de combattre au nom de Dieu, sur les apparitions et les voix surnaturelles qu’elle disait voir et entendre, sur sa prétention à prédire certains événements futurs, en particulier la victoire des Français, enfin sur son refus de se soumettre aux hommes d’Église. Ces articles furent envoyés pour avis aux facultés de théologie et de droit canonique de l’Université de Paris, qui étaient des autorités supérieures en matière de foi – mais étaient aussi tout acquises à la cause anglo-bourguignonne.

    Jeanne d'Arc interrogée par Paul Delaroche, 1824. Musée des Beaux-Arts, Rouen
    Jeanne d'Arc interrogée par Paul Delaroche, 1824. Musée des Beaux-Arts, Rouen
    PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI

    Pendant la période d’attente qui s’ensuivit, Cauchon s’efforça de persuader Jeanne de reconnaître ses torts et de faire pénitence. Tel était le devoir d’un juge ecclésiastique confronté à un pécheur, fût-il hérétique. Le premier objectif était toujours de ramener au bercail la brebis égarée ; on ne devait la « séparer du troupeau » qu’en cas d’obstination dans l’erreur et la désobéissance.

     

    SOMMÉE DE SE SOUMETTRE 

    La douceur, la mise en demeure autoritaire et la terreur furent tour à tour employées. Cauchon proposa d’abord à l’accusée les conseils de théologiens qui lui expliqueraient ses erreurs. Elle refusa, en demandant plutôt à se confesser et à pouvoir assister à la messe. Quinze jours plus tard, lors d’une grande audience devant plus d’une soixantaine de juges, il lui fut solennellement ordonné de se soumettre. En vain.

    Le 9 mai, enfin, on la menaça de la torture en la conduisant devant le bourreau et ses instruments. Sans plus de succès. Les réponses des docteurs parisiens arrivèrent, conformes aux attentes. Pour les théologiens, Jeanne était soit une menteuse, soit une invocatrice de mauvais esprits – et dans le second cas, les figures qui lui étaient apparues n’étaient pas celles de l’archange saint Michel, de sainte Catherine et de sainte Marguerite comme elle le disait, mais les démons Bélial, Satan et Béhémoth. En portant des vêtements masculins, elle se rendait suspecte d’idolâtrie et de paganisme. Elle était suspecte d’hérésie.

    Quant aux maîtres en droit canon, ils allaient plus loin : pour eux, Jeanne était assurément hérétique et devait être punie comme telle si elle ne se repentait pas. Le 23 mai, ces avis furent lus devant l’accusée et suivis d’une « exhortation charitable » à se rétracter. Jeanne déclara préférer la mort.

    Jeanne d'Arc, ligotée et vêtue d'une longue tunique blanche, est conduite à son lieu d'exécution sur ...
    Jeanne d'Arc, ligotée et vêtue d'une longue tunique blanche, est conduite à son lieu d'exécution sur la place du marché de Rouen. Le pape a annulé sa condamnation dans les années 1450, et elle a été canonisée en 1920. Peinture d'Isidore Patrois, 1867. Musée des Beaux-Arts, Rouen
    PHOTOGRAPHIE DE Par White Images, Scala, Florence

    Mais le lendemain matin, face au bûcher dressé pour elle dans le cimetière jouxtant l’abbaye de Saint-Ouen, au moment où Cauchon proclamait la sentence finale, préalable au supplice immédiat, elle céda : elle était prête, déclara-t-elle, à s’en remettre à l’autorité de l’Église.

    On lui fit lire une abjuration, par laquelle elle reconnaissait que ses voix et apparitions ne devaient pas être crues. Elle dut promettre de renoncer à ses erreurs. Cauchon la condamna ensuite à la prison perpétuelle – peine modifiable en cas de bonne conduite –, comme c’était l’usage en pareil cas. Jeanne fut reconduite dans sa prison, où elle accepta pour la première fois de reprendre des habits de femme.

     

    DES CENDRES DANS LA SEINE

    Quatre jours plus tard, cependant, les juges qui lui rendirent visite la trouvèrent à nouveau vêtue en homme. Pire : lorsqu’ils lui demandèrent si elle croyait encore « aux illusions de ses prétendues révélations », elle leur annonça que ses voix lui avaient reproché sa « trahison » la nuit même de son retour en prison. Cauchon n’eut aucun mal à convaincre ses assesseurs que la rechute dans l’hérésie était indéniable.

    Dans la matinée du 30 mai, au cours d’une nouvelle cérémonie publique, tenue cette fois sur la place du Vieux-Marché, Jeanne fut condamnée comme « hérétique relapse » et, selon la formule usuelle, « livrée au bras séculier », c’est-à-dire aux Anglais, qui la brûlèrent vive immédiatement.

    Ses cendres furent jetées dans la Seine, pour éviter qu’elles puissent être récupérées et vénérées comme des reliques par d’éventuels partisans. Dans les semaines qui suivirent, le « roi de France et d’Angleterre » Henri VI écrivit de longues lettres à tous les souverains d’Europe ainsi qu’aux prélats, aux nobles et aux villes de « son royaume de France » pour annoncer que « la trompeuse divinatrice » avait été justement châtiée. Elle avait même avoué ses mensonges avant de mourir – prétendait-il.

    L’Université de Paris écrivit à l’empereur et aux cardinaux pour justifier, elle aussi, le châtiment. À Paris, on organisa une procession générale pour célébrer ce dénouement. Inversement, quand il eut reconquis la Normandie et chassé les Anglais, vingt ans plus tard, Charles VII veilla à faire annuler le procès de Jeanne en bonne et due forme, avec l’accord du pape. Car avec la condamnation de la Pucelle, c’était l’élection divine du roi capétien, dont elle s’était faite la championne, qui avait été niée.

    Cet article a initialement paru dans le magazine Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine

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