La découverte de cette archéologue bouleverse nos connaissances sur les juifs de l'Antiquité

Les fouilles récentes d’une synagogue du Ve siècle surplombant le lac de Tibériade ont révélé de somptueuses mosaïques qui remettent en question nos connaissances sur la vie des juifs dans l'empire romain.

De Ann R. Williams
Photographies de Paolo Verzone
Publication 14 janv. 2025, 09:27 CET
Sur les mosaïques de pavement d’une synagogue du 5e siècle, en Galilée (Israël), figurent notamment un visage de femme et une inscription ...

Sur les mosaïques de pavement d’une synagogue du 5e siècle, en Galilée (Israël), figurent notamment un visage de femme et une inscription en hébreu. À droite, la scène représente peut-être la rencontre entre le grand prêtre de Jérusalem et Alexandre le Grand.

PHOTOGRAPHIE DE Mark Thiessen

Retrouvez cet article dans le numéro 296 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

Lorsque Jodi Magness a atteint le sommet de la colline surplombant le lac de Tibériade, à l’été 2010, elle n’était pas sûre de ce qu’elle y trouverait. Un ancien village juif, connu sous le nom de Huqoq, s’élevait autrefois sur ce site dans le nord-est de l'actuel Israël, mais il ne restait qu’un tas de pierres vieilles de plusieurs siècles et de débris modernes, avec de la moutarde des champs. 

Professeure d’histoire du judaïsme ancien à l’université de Caroline du Nord, à Chapel Hill, aux États-Unis, et Exploratrice pour National Geographic, cette archéologue avait passé des années à diriger des fouilles en Israël. L’été suivant, elle et son équipe ont découvert un mur de pierre orienté nord-sud, à environ 2 m sous terre. Plusieurs indices, dont une porte principale orientée vers Jérusalem, ont révélé qu’il s’agissait des fondations d’une synagogue érigée quelque 1 600 ans plus tôt, au début du Ve siècle. Dans les bâtiments similaires de cette époque, le sol était pavé de dalles, mais, en continuant à creuser, l’équipe a mis au jour de plus en plus de tesselles, ou abacules, de petits cubes de mosaïque, ce qui laissait présager la possibilité d’une découverte singulière.

En 2012, par une chaude journée de juin, Bryan Bozung, jeune diplômé de l’université Brigham Young, dans l’Utah, était en train de dégager délicatement la terre de son carré de fouilles lorsqu’il a heurté quelque chose de dur. Il a alerté Jodi Magness et, alors que celle-ci balayait la terre restante, tous deux découvrirent avec stupeur une délicate mosaïque représentant un visage de femme.

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Étudiante et bénévole, Anna Lafleur, occupée ici à brosser un mur récemment mis au jour, vit au Canada, mais est née en Galilée. « Lorsque l’occasion de faire des fouilles s’est présentée, j’ai su que je voulais y participer », dit-elle.

PHOTOGRAPHIE DE Paolo Verzone

Pendant les dix années suivantes, Jodi Magness est revenue à Huqoq chaque année au mois de juin avec une équipe internationale d’experts et d’étudiants bénévoles. La mission incluait désormais dans ses objectifs la préservation de ce qui restait du pavement en mosaïque – des vestiges qui, mis au jour année après année, se sont révélés extraordinaires. 

Une fois dégagés, les contours de la synagogue mesuraient environ 20 mètres de long sur 15 mètres de large. La totalité du sol était autrefois couverte de mosaïques réalisées par des artisans chevronnés, mais la moitié seulement de ces œuvres est demeurée intacte. 

« En général, dans une église ou une synagogue classiques, on peut trouver une, deux ou trois scènes. Ici, il y en a beaucoup plus, explique Gideon Avni, qui dirige la section archéologique de l’Autorité israélienne des antiquités. C’est probablement la plus belle et la plus riche concentration de mosaïques du pays. » 

La plupart de celles qui subsistent représentent des épisodes de la Bible hébraïque : on y voit des couples de créatures, telles que des chameaux, des ânes, des éléphants et des lions, se dirigeant vers l’arche de Noé. La mer Rouge engloutissant l’armée égyptienne. Des charpentiers et des maçons construisant la tour de Babel. Samson portant la porte de Gaza sur ses épaules. 

« Il y a beaucoup de violence dans ces mosaïques, beaucoup de sang et de massacres, explique Jodi Magness. Mais il y a aussi de l’humour. » Parmi les représentations les plus macabres figure celle d’une scène du Livre des Juges, dans laquelle Jaël, une femme qénite, enfonce un pieu dans la tête du général cananéen Sisera. Dans un autre registre, on trouve aussi une version insolite de l’histoire du prophète Jonas (voir page précédente), avalé successivement par trois poissons de plus en plus grands.

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    Dans la Bible, le prophète Jonas refuse de prêcher contre la ville pécheresse de Ninive, comme Dieu l’a ordonné, et s’enfuit sur un bateau. Dieu déclenche alors une violente tempête qui menace de faire sombrer le navire. Quand Jonas avoue à l’équipage qu’il en est la cause, les marins le jettent à la mer pour sauver leur fragile embarcation. Sous l’eau, Jonas est avalé par un gros poisson, souvent représenté comme une baleine. L’interprétation de Huqoq est la plus ancienne illustration connue de ce récit dans un contexte juif antique.

    PHOTOGRAPHIE DE Paolo Verzone

    Les mosaïques empruntent également des motifs à l’art classique, comme les chérubins, les masques de théâtre et le dieu grec du soleil, Hélios, sur son char et entouré des signes du zodiaque. 

    Huqoq avait beau être un village situé dans la campagne, il n’était pas isolé, explique le directeur adjoint des fouilles, Dennis Mizzi, maître de conférences en hébreu et en judaïsme ancien à l’université de Malte. « Il était relié au monde méditerranéen dans son ensemble. Ce qui signifie que la communauté connaissait l’existence de diverses traditions et qu’elle était assez ouverte pour accepter des idées venant de l’extérieur. » 

    Si des interrogations subsistent quant à l’origine exacte de la synagogue, la découverte de ces vestiges remet notamment en question nos connaissances sur la façon dont les Juifs vivaient sous domination étrangère. Les Romains avaient conquis les terres à l’est de la Méditerranée, y compris la Galilée, au Ier siècle av. J.-C. Dans un premier temps, ils avaient reconnu le judaïsme. Le peuple juif était donc autorisé à vivre selon ses propres lois et bénéficiait de certaines exemptions – il n’était pas tenu par exemple de vénérer l’empereur. 

    « Il n’y a pas eu de changement significatif jusqu’à ce que le christianisme devienne d’abord une religion légale, puis la religion officielle de l’Empire romain, explique Jodi Magness. À partir de là, au IVe siècle, la législation devient de plus en de plus restrictive à l’égard du judaïsme. » Ainsi, de nouvelles lois ont parfois interdit la construction de synagogues. « Si on ne tient compte que de cela, on pourrait penser que les Juifs étaient persécutés », poursuit l’archéologue. Mais, à Huqoq, l’existence d’une grande synagogue ornés d’oeuvres audacieuses prouve que, malgré les tensions, la vie quotidienne en Galilée n’était peut-être pas si sombre.

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    Dès l’aube, les archéologues se mettent au travail sous les tentes protégeant les fouilles. « C’est vraiment un pays de lait et de miel », note l’archéologue Jodi Magness, décrivant les collines alentour, où se trouvent vergers, bétail et ruches.

    PHOTOGRAPHIE DE Paolo Verzone

    Parmi toutes les mosaïques, un panneau se révèle tout aussi éblouissant que déroutant. Plus finement travaillé que les autres, il est divisé en trois registres horizontaux. Sur la partie inférieure, des soldats vaincus, un éléphant de combat et un taureau agonisant sous des coups de lance. Au milieu, des voûtes en pierre abritant des hommes portant des tuniques. Et dans la partie supérieure, la rencontre de deux chefs, l’un en tunique, l’autre en armure, chacun accompagné de ses partisans. Pour Jodi Magness, l’homme en armure n’est autre qu’Alexandre le Grand. Sa suite est formée de soldats et d’éléphants de combat. Il porte un diadème et la cape pourpre d’un roi, mais aucune inscription ne permet de l’identifier.

    « Dans l’Antiquité, il n’y a eu qu’un seul roi grec si grand qu’il était inutile de le nommer », indique la spécialiste. Si l’hypothèse est exacte, cette mosaïque pourrait représenter une rencontre entre le grand prêtre de Jérusalem et Alexandre le Grand au cours des batailles du célèbre conquérant contre les Perses, au IVe siècle av. J.-C. L’histoire – qui relève sans doute plus de la légende que de la réalité – a circulé dans les communautés juives pendant des siècles.

    « Avec cette légende, on souhaitait montrer que même Alexandre le Grand, le plus grand des rois grecs, avait reconnu la grandeur du Dieu d’Israël », avance Jodi Magness. Ce chef-d’oeuvre, à l’instar des autres mosaïques, a probablement été posé par des spécialistes d’un atelier familial local. Une inscription près de la porte principale énumère les noms de plusieurs personnes identifiées comme des artisans, peut-être ceux-là mêmes qui ont réalisé le pavement de la synagogue. « Il semblerait qu’il s’agisse des frères d’une seule famille, et peut-être de quelques autres individus », précise Ra’anan Boustan, historien du judaïsme à l’université de Princeton. Un artiste confirmé aurait conçu le sol et tracé les personnages de chaque panneau.

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    Fritz Clingroth (à droite), du College of Wooster, dans l’Ohio, et la restauratrice Linda Roundhill étudient une mosaïque représentant un lièvre et probablement un renard mangeant des raisins, une scène qui devait symboliser l’abondance.

    PHOTOGRAPHIE DE Paolo Verzone

    Les mosaïstes les plus expérimentés se chargeaient des détails comme les visages, les mains et les pieds, tandis que les débutants remplissaient les arrière-plans et les grands champs de couleur. Ils travaillaient avec des pierres de la région, taillées sur place en longues barres, découpées ensuite en petits cubes.

    La qualité d’une mosaïque dépend de la taille des tesselles. Plus elles sont petites, plus il est possible de créer des motifs détaillés. Les spécialistes mesurent le nombre de tesselles par décimètre carré. À Huqoq, il ne s’élève par endroits qu’à 175 par dm2 ; dans d’autres zones, on en compte environ 230 par dm2. Mais, sur la mystérieuse mosaïque à trois registres, on atteint environ 500 tesselles par dm2. « La densité relevée dans cette zone est proche de celle des mosaïques impériales de Constantinople », souligne Karen Britt, experte de cet art à la Northwest Missouri State University.

    Et l’exubérance stylistique du site ne s’arrête pas là. La synagogue a réservé d’autres surprises aux archéologues, comme des éclats de plâtre coloré, qui laissent penser que certaines parties à l’intérieur – et peut-être même à l’extérieur – de l’édifice ont pu être peintes de couleurs vives (rouge, blanc, rose et jaune). Au regard d’autres découvertes réalisées dans la région, Jodi Magness pense que la conception singulière de Huqoq pourrait témoigner d’une compétition entre communautés. « Tous les villages de la région bâtissaient des synagogues, et toutes étaient assez remarquables, explique-t-elle. Mais, ici, on a sans doute voulu ériger la plus belle d’entre elles. » S’élevant probablement sur deux niveaux et située sur une des hauteurs du village, elle devait être visible de très loin. 

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    Selon la Genèse, la tour de Babel fut érigée pour atteindre les cieux. La synagogue de Huqoq montre la tour édifiée à mi-hauteur et divers corps de métiers au travail. Des carriers extraient des pierres, des charpentiers façonnent le bois avec une scie, un rabot et une herminette et des maçons lèvent des blocs avec des poulies. Mais Dieu a puni cet acte d’orgueil en semant la confusion dans le langage des hommes. La discorde qui en résulta est symbolisée par une rixe entre deux ouvriers (au centre, à gauche).

     

    PHOTOGRAPHIE DE Oded Balilty

    Une telle splendeur a forcément eu un coût. De riches mécènes ont pu la financer, mais il est plus probable que des villageois moins fortunés aient gagné assez d’argent pour faire des dons à un fonds de construction. Au cours du ve siècle au moins, les Juifs de cette partie reculée de l’Empire semblent avoir prospéré. Mais ils ont aussi pu craindre pour leur liberté religieuse et ont exprimé ces inquiétudes sur le sol de leur synagogue. « Je pense qu’ils ont été confrontés à la réalité d’un monde où le christianisme était en pleine expansion, estime Karen Britt. Une façon d’y répondre était de dire : Regardez, cela ne diffère pas tant des périodes du passé où les Hébreux ont fait face à d’autres puissances étrangères – Philistins, Cananéens, Babyloniens, Grecs, Romains et, aujourd’hui, Romains chrétiens. » L’historien Ra’anan Boustan abonde dans ce sens, ajoutant que « le thème de la délivrance venue de Dieu par l’intermédiaire de guerriers face à la domination étrangère est très fortement présent ».

    Pourtant, quelques générations après sa construction, la synagogue a été mystérieusement abandonnée. Compte tenu de la longue histoire sismique de la région, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un tremblement de terre ait pu la laisser si endommagée qu’elle a été jugée dangereuse, même si elle restait debout. Des pans du bâtiment ont fini par s’effondrer, détruisant des sections des mosaïques. Une nouvelle secousse a peut-être porté le coup de grâce. « Elle n’a pas été brûlée ni démantelée, note Martin Wells, spécialiste de l’architecture sur le projet, rattaché à l’Austin College du Texas. Je pense plutôt à un tremblement de terre. »

    Les archéologues unissent leurs forces pour retirer une lourde pierre d’une zone de fouilles. Avant le ...

    Les archéologues unissent leurs forces pour retirer une lourde pierre d’une zone de fouilles. Avant le début des recherches, l’ensemble du site était jonché de blocs de pierre issus de l’effondrement de la synagogue.

    PHOTOGRAPHIE DE Paolo Verzone

    Quelque huit cents ans après la construction de la synagogue, la région est passée sous le contrôle de la dynastie des Mamelouks, un sultanat établi en Égypte. Une des routes mameloukes reliant Le Caire à Damas passait à côté du village, drainant un flux de marchands et de pèlerins. Alors que la région redevenait prospère, les Juifs restés sur place ont réparé la synagogue du ve siècle, l’ont agrandie et y ont ajouté un épais soubassement qui a permis de protéger les mosaïques. Mais, à partir du xve siècle, les échanges commerciaux ont ralenti. La synagogue a de nouveau été abandonnée, avant de tomber peu à peu en ruine.

    Les fouilles sur le site ont pris fin à l’été 2023. Remblayé pour protéger les mosaïques, il a été confié à l’Autorité israélienne des antiquités et au Fonds national juif pour des projets touristiques. Selon l’archéologue Gideon Avni, ce « joyau » du patrimoine culturel d’Israël deviendra l’une de ses plus grandes attractions.

    En attendant, il reste encore beaucoup de matériel à étudier, entreposé à Jérusalem, ainsi que de nombreux mystères, pointe Jodi Magness. « Mon équipe et moi reviendrons durant des années. »

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