Les vikings, entre fantasmes et réalité

Grâce aux travaux archéologiques, nous savons que des éléments fondamentaux de la tradition orale nordique sont authentiques (mais cela ne concerne ni les dragons, ni les elfes, ni les trolls).

De Simon Worrall
Publication 13 oct. 2021, 17:04 CEST
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Chez les Vikings, « la tradition orale est séculaire », rappelle Eleanor Rosamund Barraclough. « Il est très compliqué de démêler le vrai du faux. » Ici, une réplique de drakkar flotte sur un lac norvégien.

PHOTOGRAPHIE DE Jim Richardson, Nat Geo Image Collection

De Vikings à Game of Thrones, les glaces désolées du nord servent de toile de fond à des histoires spectaculaires et souvent violentes mettant en scène rois, guerriers, dragons et trolls. La plupart de ces séries sont adaptées des sagas islandaises. Dans son livre Beyond the Northlands: Viking Voyages and the Old Norse Sagas, l’historienne Eleanor Rosamund Barraclough explore le monde des sagas et démêle le vrai du faux pour montrer qu’on ne peut pas réduire les peuples vikings au viol et au pillage.

Interrogée chez elle, dans la ville anglaise de Durham, elle explique pourquoi les États-Unis devraient honorer Leif Erikson plutôt que Christophe Colomb, pourquoi les Soviétiques haïssaient l’idée que la Russie puisse être un pays fondé par les Vikings, mais aussi que le supplice de « l’aigle de sang » était en fait un artifice poétique plus qu’une pratique réelle. 

 

Vous écrivez : « Les Vikings ont toujours eu la réputation d’être les vilains garçons du Moyen-Âge ». Faut-il revenir sur ce préjugé ?

L’idée que les Vikings ont été les vilains garçons du Moyen-Âge remonte justement au Moyen-Âge. Le premier raid viking a eu lieu en 793 ap. J.-C. sur l’île de Lindisfarne, celle-là même qui nous a donné les Évangiles de Lindisfarne. Mais il est important de se souvenir de ce qui nous a permis de connaître l’existence de ce raid : la Chronique anglo-saxonne, qui a été écrite cent ans plus tard à l’époque du roi Alfred le Grand, qui a une réputation de cogneur de Vikings. À peu près à la même période, un prêtre anglo-saxon fort dévot qui vivait à la cour de Charlemagne, Alcuin, adresse une lettre à l’abbé de Lindisfarne et lui écrit : « Jamais auparavant une telle terreur ne s’était montrée sur nos rives. Souvenons-nous des paroles des prophètes : ‘C’est du septentrion que la calamité se répandra.’ » Donc, dès le départ il y a cette idée que les pillards vikings sont en quelque sorte le châtiment de Dieu pour les pêchés commis.

Quand nous disons « Vikings », nous pensons à tout habitant du monde nordique du Moyen-Âge. Mais Vikings signifie littéralement « pillard », c’est un nom de métier. Il est vrai qu’à l’époque des Vikings, les habitants des pays nordiques dévalisaient et pillaient. Mais on ne peut pas les résumer à cela, loin de là. C’étaient de grands voyageurs. Ils ont colonisé l’Atlantique Nord, certaines parties des îles écossaises, l’Islande. Ils sont présents en Scandinavie arctique et sur les cours d’eau russes. Ils ont fondé une colonie au Groenland qui a subsisté 500 ans et ont poussé jusqu’au littoral nord-américain.

 

Aux États-Unis, on fête le Jour de Christophe Colomb, qui aurait « découvert » l’Amérique. Mais à en croire les Sagas du Vinland, c’est Erik le Rouge que les Américains devraient honorer.

[Elle rit.] Eh bien, en fait, plutôt le Jour de Leif Erikson, qui est le fils d’Erik le Rouge. Le Groenland a été colonisé à partir de 985 [ap. J.-C.] environ, initialement par Erik le Rouge. Nous savons cela en partie grâce aux Sagas des Vinland, deux sagas islandaises intitulées Saga d’Erik le Rouge et Saga des Groenlandais. Ce sont ces sagas qui sont nos principaux témoignages écrits sur la façon dont les Vikings du Groenland, une génération après Erik le Rouge, ont mis les voiles au départ du Groenland pour gagner le littoral nord-américain. D’abord l’île de Baffin, puis le Labrador – qu’ils appelaient Markland, la « terre forestière » – et enfin Terre-Neuve.

Mais jusqu’aux années 1960, les Sagas des Vinland étaient notre seule source d’information quant à ces voyages. On n’était même pas sûrs qu’ils avaient vraiment eu lieu. Ensuite, les fouilles réalisées à la pointe septentrionale de Terre-Neuve, à l’Anse aux Meadows, ont révélé sans équivoque qu’il y avait eu des visiteurs nordiques. Je n’irais pas jusqu’à dire des colons. Il y a bien de longues maisons mais elles ont surtout l’air de campements hivernaux où ils réparaient leurs navires et d’où ils repartaient pour aller plus au sud. Il y avait aussi des femmes qui prenaient part à ces voyages. Dans une des sagas, on raconte l’histoire d’une femme qui aurait eu un enfant ici, ce qui en ferait la première Européenne à avoir donné la vie sur le continent nord-américain.

Il est intéressant de remarquer que, par le passé, avant même qu’on obtienne des preuves archéologiques, les Américains étaient tout à fait friands de cet héritage viking. Vers la fin du 19e siècle, il y avait beaucoup de tableaux représentant de grands Nordiques romantiques qui arrivaient en bateau. Mais on trouve également beaucoup de contrefaçons et de faux, car si un passé est introuvable, eh bien, vous l’inventez. On a déterré de fausses runes dans un pré du Minnesota, de fausses armes, et il y a bien évidemment la célèbre contrefaçon de la carte du Vinland.

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    Une statue à l’effigie de Leif Erikson a été érigée devant l’église Hallgrímskirkja, à Reykjavik, en Islande. On estime que les Vikings ont gagné le continent américain cinq siècles avant Christophe Colomb.

    PHOTOGRAPHIE DE Jon Bower Iceland, Alamy Stock Photo

    Au sujet des sagas, vous dites qu’elles sont le « legs hors pair de l’Islande au monde ». Relèvent-elles de la réalité ou de la fiction ?

    Ces sagas ont été écrites dans l’Islande du 13e siècle, et on continue d’en faire des manuscrits et de les copier. À certains égards, le Moyen-Âge ne s’est pas achevé en Islande avant le 20e siècle. Saga est un mot qui vient du nordique « sayer », qui signifie « dire ». Voilà un indice sur leur origine. Elles ne sont pas sorties comme ça de la tête d’un scribe du 13e siècle qui les aurait ensuite couchées sur le papier. Il y avait une tradition orale séculaire. Ce sont des histoires qui ont été dites et redites, transmises de génération en génération. Mais ce n’est pas pour ça que ce sont des faits absolus. Les histoires évoluent, elles s’adaptent, on les embellit, des faits disparaissent, des morceaux d’information sont ajoutés. Alors au moment où on finit par les écrire, il est vraiment difficile de dire ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fiction.

     

    Grâce au Seigneur des Anneaux nous n’ignorons plus rien des trolls et des nains. Les dragons, eux, jouent un rôle important dans Game of Thrones. On peut penser que les sagas en regorgent, non ?

    Ils y apparaissent bien, en effet, mais les sagas peuvent aussi être assez réalistes. Toutes ne foisonnent pas de dragons et d’elfes. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on les considérait clairement comme faisant partie de la façon viking de voir le monde. Quand ils apparaissent en effet, ils ne sont pas forcément considérés comme fantastiques. Vous pouvez très bien avoir un épisode de saga normal, dans lequel quelqu’un est en train de rêver ou d’errer à flanc de montagne, et soudain, une créature apparaît. Cette idée du troll qui traîne en bordure de votre vision périphérique, est triviale.

    On a toujours associé le surnaturel et même parfois le diabolique au Grand Nord, cela remonte à la Bible. On le voit bien dans la conception anglo-saxonne du monde, en remontant jusqu’au 19e siècle et à La Reine des neiges de Hans Christian Andersen. Plus vous allez vers le nord, moins le paysage est hospitalier. Il y a des montagnes et des crevasses profondes, des formations rocheuses bizarres. Donc on en vient facilement à imaginer que dans ces parties inhumaines du monde, les seules choses qui pourraient y vivre sont elles-mêmes inhumaines, comme les trolls.

    Valkyrie chevauchant.

    Quand on vous lit, on apprend avec surprise que les Vikings ont aussi voyagé vers l’est – et par voie de terre – jusqu’à la Russie actuelle. Parlez-nous de ces voyages, de la raison pour laquelle les Soviétiques ont minimisé cette parenté avec les Vikings.

    L’élan initial qui a poussé les Vikings vers la Russie est venu de ceux qui vivaient face à l’orient, et plus particulièrement des Suédois. Ils ont traversé la mer Baltique puis ont descendu les cours d’eau russes. Si vous voulez savoir où les Vikings allaient, suivez l’argent. Des quantités faramineuses d’argent du monde islamique monte et redescend les voies navigables durant le Moyen-Âge, et les Vikings les ont suivi. Ils apportent aussi des choses pour les échanger comme de la fourrure et des peaux qui se vendaient à prix d’or. Ils amènent aussi des esclaves, ce qui explique aussi tous ces raids et cette violence.

    Le nom de la « Russie » semble dérivé du terme « Rus » qui, à l’origine du moins, proviendrait de Suède ou d’une autre région scandinave. Ces tribus nordiques ont fondé Kiev et créé une entité administrative, le Rus’ de Kiev, c’est alors qu’ont été fondées la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine telles qu’on les connaît. Mais pendant l’ère soviétique, il ne fallait pas aller crier sur les toits que votre mère-patrie avait été fondée par des Européens. Vous aviez intérêt à dire que c’étaient les Slaves, votre propre peuple, qui l’avaient créée. Ceci étant dit, quand on s’intéresse aux premières strates archéologiques de villes marchandes comme Staraïa Ladoga, à l’extrême-nord, on voit bien qu’elles comportent des éléments vikings.

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    Les Vikings étaient de grands voyageurs, ils sont allés de la Russie à l’Amérique du Nord mais ne sont vraisemblablement jamais allés à Petersburg, en Alaska, où cette réplique de drakkar a été construite en hommage aux racines norvégiennes de la ville.

    PHOTOGRAPHIE DE MacDuff Everton, Nat Geo Image Collection

    Une des scènes les plus perturbantes de la série Vikings est sans doute celle où le protagoniste, Ragnar Lodbrok, qui a d’ailleurs réellement existé, inflige le supplice de « l’aigle de sang » à un de ses ennemis. De quoi s’agit-il exactement ? Est-ce que ça a vraiment existé ? Les lecteurs sensibles devraient passer à la question suivante.

    [Elle rit.] L’aigle de sang était une forme de torture et de mise à mort particulièrement révulsante qui consistait à ouvrir la victime jusqu’au bas de la colonne vertébrale, à attraper la cage thoracique, à la retirer, puis à arracher ses poumons qui ressemblent aux ailes d’un aigle. Il y a un débat entre universitaires pour savoir si cela a vraiment eu cours ou non, car le témoignage original provient de deux strophes scaldiques. Un skald est un poète nordique, donc il suit que les strophes scaldiques sont écrites par des poètes nordiques, en général des poètes de cour.

    Une caractéristique remarquable des poèmes scaldiques est qu’ils sont incroyablement alambiqués, comme une grille de mots croisés cryptique. Si un vers contient une référence à quelque chose qui ressemble à la pratique de l’aigle de sang, il s’agit très vraisemblablement d’une figure de style. Pour Roberta Frank, de Yale, l’aigle de sang c’est simplement la métaphore du charognard qui griffe le dos des morts. Si vous faites beaucoup de cadavres, vous êtes un excellent guerrier. C’est à ça qu’il est fait référence. Mais en transposant ces vers scaldiques en prose, les auteurs des générations suivantes semblent les avoir interprétés littéralement. Il est tout à fait probable que cette forme de torture abominable n’ait pas existé mais qu’elle se soit développée par le récit.

     

    J’imagine que vous n’êtes pas du tout fan de la série Vikings… 

    [Elle éclate de rire.] J’en suis dingue ! C’est génial ! Ils se sont si bien documentés ! Par exemple, quand ils mettent les voiles dans le premier épisode de la première saison, qu’ils essaient de trouver les îles britanniques, et qu’ils disent : « Comment on va faire pour naviguer ? Il y a trop de brouillard », et qu’ils sortent leur pierre de soleil leur permettant de voir d’où vient la lumière pour pouvoir naviguer ensuite. L’existence d’une pierre comme celle-ci donne lieu à un certain nombre de débats. Il existe des témoignages écrits la mentionnant. Mais on n’en a jamais découvert en rapport avec les Vikings. Mais le fait qu’ils ignorent l’existence des îles britanniques, ça c’est du grand n’importe quoi ! Ça faisait des années qu’ils commerçaient ensemble.

     

    Vous êtes universitaire mais vous avez complètement délaissé votre tour d’ivoire pour faire vos recherches pour ce livre. Racontez-nous les moments forts de vos pérégrinations et en quoi le travail que vous avez fourni pour ce livre a changé la façon dont vous voyez les Vikings.

    Je ne suis pas très fan de la tour d’ivoire. Les bibliothèques m’ennuient. Mon voyage au Groenland m’a en partie motivée à écrire ce livre. J’y suis allée deux étés. Le premier été, je l’ai passé à dos de poney islandais avec une guide, une femme extraordinaire aux airs de pionnière. Nous avons fait de la randonnée de ruines nordiques en ruines nordiques, nous avons dormi dans des fermes groenlandaises qui se trouvaient souvent au même endroit que les ruines nordiques. Ensuite, j’ai fait trois jours de ferry et nous avons dépassé tant bien que mal le cercle arctique et nous avons jeté l’ancre à Ilulissat, un site classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO grâce à sa multitude d’icebergs. D’ailleurs, c’est peut-être dans ce fjord que l’iceberg qui a coulé le Titanic a vu le jour.

    Au Groenland, j’ai eu devant les yeux les preuves matérielles du monde que j’avais connu à travers les sagas : les fermes décrites dans certaines sagas, le fjord où a vécu Erik le Rouge. J’ai dormi juste à côté de sa ferme ! Mais plus que toute autre chose, ça m’a permis de me rendre compte de la dimension extraordinaire de ces personnes ; de l’ampleur de leurs voyages ; de leur dangerosité ; de leur intrépidité et de la bravoure dont ils ont fait preuve pour gagner le bout du monde.

    Cet entretien a été modifié par souci de longueur et de clarté. Il a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise en 2017.

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