Les momies des tourbières n’ont pas fini de livrer leurs secrets

La découverte de 2 000 corps remarquablement préservés a donné lieu à de nombreuses théories sur leur vie. Aujourd’hui, la technologie lève le voile sur les conditions de leur décès.

De Editors of National Geographic
Publication 20 oct. 2023, 17:47 CEST
A violent end

Le visage paisible de l’homme de Tollund dissimule la cause violente de sa mort, survenue il y a 2 000 ans environ. Une corde tressée, préservée elle aussi par la tourbière, suggère qu’il fut pendu avant d’être placé dans une tourbière près de Silkeborg, au Danemark.

PHOTOGRAPHIE DE Robert Clark, National Geographic Image Collection

Les marais, les tourbières et les marécages sont des endroits obscurs et mystérieux présents partout dans le nord de l’Europe. Interstice entre deux mondes, une tourbière se forme à l’intersection d’une terre sèche et d’une étendue aquatique. Là, émerge un terrain meuble et spongieux qui n’est ni totalement liquide, ni totalement solide. C’est peut-être cette qualité liminale qui poussa les premiers peuples d’Europe du Nord à associer les marécages au surnaturel. 

Ces derniers étaient des portails vers d’autres mondes où résidaient les dieux et les esprits errants. Si l’on a plus récemment commencé à voir dans les tourbières des ressources naturelles précieuses, celles-ci ont conservé leurs qualités mystiques grâce aux milliers de corps humains qui sont sortis de leurs profondeurs.

Depuis la découverte du premier d’entre eux en 1640 à Hostein, en Allemagne, les hommes des tourbières fascinent. Depuis lors, 2 000 corps supplémentaires environ ont émergé des zones humides d’Irlande, du Royaume-Uni, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Pologne, de Scandinavie et des pays baltes. Selon une étude révolutionnaire publiée en janvier 2023 dans la revue Antiquityil s’agirait d’une donnée conservatrice, car leur nombre véritable pourrait être bien supérieur.

Les hommes des tourbières fournissent un lien tangible avec un passé lointain et ancestral tout en servant de rappel sinistre des dures conditions de vie de la plupart d’entre eux. À la vue de leurs dépouilles, qu’il s’agisse du visage paisible de l’homme de Tollund ou des cheveux bouclés de l’homme de Bocksten, on ne peut s’empêcher d’imaginer leur vie et de réfléchir aux causes de leur décès. Étaient-ils des parias que leur peuple avait en horreur ou furent-ils sacrifiés pour plaire aux dieux ? Que l’on ait affaire à des noyades accidentelles, à des hors-la-loi exécutés, à des guerriers tombés au combat ou à des sacrifices humains, les restes tout à fait préservés de ces personnes nous offrent un aperçu fascinant d’une tradition vieille de 7 000 ans et des cultures qui la pratiquaient.

 

LE POUVOIR DE LA TOURBE

Grâce à une chimie naturelle qui empêche la décomposition de certains tissus humains, de nombreux hommes des tourbières semblent animés d’un souffle de vie troublant. Les tourbières sont constituées d’une couche boueuse, la tourbe, composée de plantes et de mousse en décomposition. Si la tourbe sert de combustible et d’engrais depuis des siècles, de nombreuses tourbières sont désormais valorisées pour leur rôle de puits de carbone hautement efficaces et compacts ainsi que pour leur importance dans la lutte contre le changement climatique.

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    L’homme de Tollund, un des hommes des tourbières les plus connus, a été découvert en 1950 dans une tourbière près de Silkeborg, au Danemark. Le corps était si bien préservé qu’on a d’abord cru qu’il s’agissait d’une récente victime de meurtre.

    PHOTOGRAPHIE DE Robert Clark, National Geographic Image Collection

    Grâce à une chimie naturelle qui empêche la décomposition de certains tissus humains, de nombreux hommes des tourbières semblent animés d’un souffle de vie troublant. Les tourbières sont constituées d’une couche boueuse, la tourbe, composée de plantes et de mousse en décomposition. Si la tourbe sert de combustible et d’engrais depuis des siècles, de nombreuses tourbières sont désormais valorisées pour leur rôle de puits de carbone hautement efficaces et compacts ainsi que pour leur importance dans la lutte contre le changement climatique.

    L’étude parue en 2023 fournit la première vue d’ensemble digne de ce nom de ces restes humains par ailleurs datés précisément. Elle inclut en outre une analyse de plus de 250 sites et de plus de 1 000 ensembles de restes. Les plus anciennes inhumations eurent lieu en 5 200 avant notre ère. Mais c’est entre l’an 1000 avant notre ère et l’an 1500 qu’elles furent le plus nombreuses, c’est-à-dire de l’âge du fer au Moyen Âge, en passant par l’époque romaine.

    En évaluant l’ensemble de ces restes, les auteurs de l’étude les ont classés en trois groupes : les « momies », dont la peau, les tissus mous et les cheveux sont préservés, comme le célèbre homme de Tollund découvert au Danemark ; les « squelettes », dont les os sont tout ce qui a subsisté, comme c’est le cas pour la plupart des plus anciens hommes des tourbières, qui datent du 9e millénaire avant notre ère ; et les « mixtes », groupe composé de restes partiellement momifiés et squelettiques.

    Les conditions variables régnant dans les diverses tourbières d’Europe ont produit différents niveaux de préservation. Chaque facteur, l’acidité d’une tourbière, le moment où un corps a été submergé après la mort, la saison, la présence d’insectes et le niveau d’exposition au fil du temps, a façonné l’état d’un corps tel qu’on l’a découvert et déterminé quelles parties pouvaient en être préservées.

     

    VISIONS ET RÉVISIONS

    Au 19e siècle, les chercheurs disposaient de peu de sources quand ils commencèrent à étudier sérieusement la manière dont ces corps s’étaient retrouvés dans ces tourbières. Il n’existe aucune trace écrite documentant les rituels et les croyances des sociétés ayant peuplé la région avant l’invention de l’écriture, et ces pionniers durent donc puiser des informations là où ils le pouvaient. Bon nombre d’entre eux s’appuyèrent largement sur les écrits de Tacite, historien romain du 1er siècle de notre ère, pour se faire une idée du sens à donner à ces sites de l’âge du fer.

    Tacite écrivit La Germanie vers l’an 98 de notre ère, et ce, bien qu’il n’ait jamais visité en personne les régions de l’Europe septentrionale. En s’appuyant sur des sources de seconde et de troisième main, il décrivit les peuples du nord et leurs cultures. L’œuvre loue les vertus des tribus germaniques pour mieux couvrir de honte les Romains, à qui Tacite reproche leur comportement extravagant. Dans la section où il décrit les crimes et les châtiments perpétrés entre peuples germaniques, Tacite inclut des descriptions approbatrices de la pendaison de certains criminels tandis que d’autres sont noyés dans des tourbières.

    La tourbière de See-Moor, en Allemagne, a préservé ces chaussures en cuir fabriquées entre 140 et 380, mais a dissous les os de l’homme qui les portait.

    PHOTOGRAPHIE DE Robert Clark, National Geographic Image Collection

    Cette dépendance vis-à-vis de Tacite donna lieu à des explications hautes en couleur (et quelque peu imaginatives) quant à l’état de chaque corps. Leurs membres grotesques, souvent tordus, et leurs crânes au large sourire, contribuèrent aux interprétations qui voyaient dans ces hommes des tourbières des personnes en disgrâce (des adultères, des voleurs et des parias) punies d’abord par la torture, puis par la mort et, enfin, par une immersion dans une tourbière. Bon nombre de ces explications eurent valeur de vérité durant des décennies et inspirèrent des poèmes, des histoires et des romans sur ces destins tragiques.

     

    CAUSES DE LA MORT

    De manière assez peu surprenante, la recherche sur les hommes des tourbières a pris plusieurs directions au fur et à mesure des progrès de la technologie. De nouvelles méthodes comme les scanners, l’imagerie, les analyses ADN et la datation au carbone 14, pour n’en citer que quelques-unes, nous dévoilent un rendu plus vaste et plus complexe de leur vie et de leur mort. Plutôt que des histoires romantiques sur leur mort, les chercheurs découvrent davantage de détails, de nuance et même de mystère.

    L’étude publiée en 2023 dans la revue Antiquity remodèle la conversation autour de l’importance rituelle des hommes des tourbières. La plus grande révision est peut-être celle du rôle de la violence dans la mort de chacun d’entre eux. En effet, on pensait que la plupart d’entre eux avaient connu une mort violente à cause de l’état de leur cadavre, mais l’étude n’a pu identifier avec certitude la cause du décès que de cinquante-sept individus seulement : quarante-cinq ont connu une mort brutale, six se sont suicidés et quatre se sont noyés par accident.

    De nouvelles recherches ont confirmé la nature violente du décès de certains individus comme l’homme de Tollund, qui fut pendu. Des lésions présentes sur d’autres corps se révèlent être des dégâts post mortem causés par la pression de la tourbière, voire même par des dégâts accidentels dus aux fouilles. On voyait ces os cassés et ces crânes fracturés comme des preuves de torture ou d’attaque. L’identification des causes exactes de ces lésions peut être satisfaisante, mais elle suscite également davantage de questions quant à ces décès.

    Grâce aux progrès technologiques, les chercheurs vont pouvoir recueillir plus d’informations sur ces cadavres et révéler leurs secrets pluriséculaires. Il ne fait toutefois aucun doute qu’en se faisant connaître, les réponses susciteront de nouvelles questions.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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