Plus qu'un train "mystère", l'Orient Express a fait voyager toute l'élite européenne
Les célébrités se pressaient à bord de l’Orient Express, ligne ferroviaire chic synonyme de glamour et d’intrigues.
Sur cette peinture à l’huile de Terence Cuneo, l’Orient Express traverse la Suisse en sifflant dans la nuit noire. L’itinéraire emprunté fut modifié après 1919, lorsque la construction d’un nouveau tunnel permit au train de traverser les Alpes en évitant l’Allemagne.
En ce 4 octobre 1883, l’excitation était à son comble à la Gare de l’Est, à Paris. Une vingtaine de passagers intrépides s’apprêtaient à monter à bord d’un train de luxe qui allait repousser les frontières du voyage. Sa destination : Constantinople, aujourd’hui connue sous le nom d’Istanbul. Son nom : l’Orient Express, un service ferroviaire intercontinental en passe de devenir une véritable légende. C’est l’ingénieur belge Georges Nagelmackers qui eut l’idée d’une ligne ferroviaire reliant l’Europe d’ouest en est. Celle-ci ne tarda pas à devenir un symbole de la belle époque, l’âge d’or que connut l’Europe entre la fin de la guerre franco-allemande en 1871 et le début de la Première Guerre mondiale en 1914. Cette période fut marquée par le développement de la culture artistique, des voyages aux quatre coins du monde, de la nouvelle prospérité à laquelle accédèrent les classes moyenne et supérieure, et du cosmopolitisme.
LUXE SUR RAILS
Si, à la fin du 19e siècle, la plupart des pays européens étaient reliés par le rail, les voyages en train s’avéraient grandement déplaisants. Outre le manque de confort, de fiabilité et de propreté à bord, le passage des frontières était aussi parfois dangereux, difficile et long. L’envie d’améliorer les choses manquait malheureusement cruellement : le secteur était en plein boom, et les compagnies ferroviaires étaient réticentes aux innovations.
Mais dans les années 1860, des hôtels de luxe commencèrent à sortir de terre le long des lignes ferroviaires qui se multipliaient à travers le continent. C’est là qu’entra en scène Nagelmackers, descendant d’une importante famille de banquiers belges. Lors d’un long séjour aux États-Unis, l’ingénieur tomba sous le charme des populaires « wagons-lits » Pullman, des voitures de voyageurs propres et confortables semblables à des hôtels et conçus pour de longs trajets.
Georges Nagelmackers appréciait tant ce somptueux mode de transport qu’il proposa à son créateur, l’ingénieur et industriel américain George Mortimer Pullman, de devenir son associé pour exporter cette splendeur et cette commodité aux lignes ferroviaires européennes. Avec l’émergence de la belle époque, Nagelmackers pressentait l’apparition d’une demande inexploitée pour une nouvelle forme de voyage, alliance du glamour et du luxe. Pullman refusa son offre et le Belge rentra en Europe. S’aidant du plan des voitures Pullman, il s’attela à la conception d’un somptueux train-couchette.
La guerre franco-allemande de 1870-1870 retarda brièvement le projet de Nagelmackers. En 1873, l’ingénieur fonda sa propre compagnie, Georges Nagelmackers & Company, qui devint par la suite la Compagnie internationale des wagons-lits (CIWL). Son ambitieux projet, à savoir transporter des passagers de Paris à Constantinople à bord de somptueux wagons-lits sans s’arrêter aux frontières, avait besoin d'un puissant mécène.
Le 4 octobre 1883, l’Orient Express s’élança de la Gare de l’Est de Paris (ici photographiée au milieu du 19e siècle). La gare fut mise en service en 1849 pour relier la capitale française à Strasbourg.
L’ingénieur trouva l’allié qu’il lui fallait en la personne du roi des Belges Léopold II, connu pour être un financier averti et un amateur de trains. Le monarque flaira le potentiel de l’idée de Nagelmackers et l’aida à conclure les contrats nécessaires avec l’administration ferroviaire de huit pays pour la future ligne ferroviaire vedette de la CIWL.
Rapidement après sa fondation, la CIWL commença à fournir des services de restauration et d’hébergement à diverses compagnies ferroviaires européennes sous la forme de wagons-lits, de wagons-salons et de wagons-restaurants. Après la création de l’Orient Express, la CIWL adopta un nouveau nom plutôt longuet : la Compagnie internationale des Wagons-Lits et des Grands Express européens. Celle-ci créa un réseau de trains de luxe, dont le Blue Train, le Golden Arrow et le Taurus Express, à travers toute l’Europe. Avec le temps, elle devint la première entreprise multinationale de transport et d’hôtellerie de luxe, ses trains et autres propriétés gagnant peu à peu l’Asie et l’Afrique depuis le Vieux-Continent.
VOYAGE INAUGURAL
Le 10 octobre 1882, soit un an avant le départ inaugural de l’Orient Express, Georges Nagelmackers invita quelques personnes au test de son Train Éclair de luxe au cours d’un trajet aller-retour Paris-Vienne. Le menu servi lors de cet évènement, composé d’huîtres, de potage aux pâtes d’Italie, de turbot sauce verte, de poulet chasseur, de filet de bœuf, de gibier, de salades, d’une variété de pâtisseries, ainsi que de vins de Bordeaux et de Bourgogne, sans oublier le champagne, donnait le ton.
Le premier voyage officiel de l’Orient Express, surnom donné au train par les journaux et repris par Nagelmackers par la suite, malgré le fait que Constantinople, cette ville à la croisée de deux continents et de multiples cultures, ne faisait pas vraiment partie de l’Orient, fut un grand évènement auquel assistèrent de nombreuses personnalités diplomatiques, journalistiques et du monde de la finance de Paris. Le train était composé de trois voitures de passagers, de deux wagons-lits, d’un wagon-restaurant et de deux voitures à bagages. Chaque wagon, construit en teck, chauffé à la vapeur et éclairé par des lampes à gaz, mesurait environ 17 mètres de long.
Les wagons-restaurants restaurés de l’Orient Express, comme celui-ci, présentent des éléments Art déco installés après la Première Guerre mondiale, et notamment du verre Lalique, de la marqueterie et des panneaux laqués.
Les Balkans, que le train traversait, connurent une période d’agitation politique à l’été et l’automne 1883, si bien que des passagers emportèrent avec eux des pistolets pour se défendre. Deux d’entre eux fournirent des témoignages inestimables quant à l’atmosphère à bord de l’Orient Express : Edmond About, romancier et correspondant pour Le Figaro, et Henri Opper de Blowitz, correspondant pour le Times of London.
Tous deux écrivirent des chroniques riches et détaillées qui saisissaient la splendeur du train. Blowitz décrivit avec joie les « nappes et serviettes de table d’un blanc éclatant, pliées de façon artistique et avec soin par les sommeliers, les verres étincelants, le vin rouge rubis et le vin blanc comme la topaze, les carafes d’eau cristalline et les capsules en argent des bouteilles de champagne, qui éblouissaient les passagers et les personnes qui regardaient dans le train ». « Les draps sont changés tous les jours, un raffinement méconnu même dans les plus belles demeures », fut-il ravi d’apprendre. Chaque compartiment était évidemment doté des équipements dernier cri de l’époque, à savoir le chauffage central, de l’eau chaude et des salles de bain privées.
La décoration de l’Orient Express était sans conteste luxueuse et raffinée. S’inspirant des plus beaux hôtels au monde, les wagons arboraient des plafonds en cuir embossé, des rideaux en velours, des draps en soie, du mobilier en acajou, des couverts en argent, de la verrerie en cristal, des éléments en marbre et des robinets en bronze. Le train était éclairé par des lampes du célèbre verrier d’Art nouveau Émile Gallé et ses murs recouverts de tapisseries tissées par la Manufacture des Gobelins, qui fournissait la cour française depuis l’époque de Louis XIV.
Autre attraction majeure à bord de l’Orient Express : le dîner. Le menu du premier trajet officiel, proposé en français et en allemand, mettait en avant des produits d’excellence, mais onéreux. Le dîner coûtait ainsi six francs, le déjeuner quatre francs et une demi-bouteille de Moët & Chandon sept francs (le champagne coûtait l’équivalent de deux jours de salaire pour un Français travaillant dans les mines de charbon). Les passagers pouvaient déguster une foule de mets fins, dont des fromages français, du foie gras, du rosbif, du caviar et des soufflés.
L’Orient Express arrivait chaque jour à la gare de Budapest-Keleti. Plusieurs fois par semaine, un train parcourait le tronçon le plus oriental de la ligne pour rejoindre Constantinople (l’actuelle Istanbul).
Dans un premier temps, le train partait de la Gare de l’Est à Paris deux fois par semaine pour rejoindre la ville roumaine de Giurgiu en passant par Strasbourg, Munich, Vienne, Budapest et Bucarest. À Giurgiu, les passagers traversaient le Danube en ferry pour se rendre dans la ville voisine de Ruse, en Bulgarie. De là, un autre train les conduisait jusqu’au port bulgare de Varna, sur la mer Noire, avant de rejoindre Constantinople à bord d’un bateau à vapeur. Le premier Orient Express traversa l’Europe en 81 heures et 30 minutes.
Le trajet inaugural se conclut par une réception grandiose au Palais de Topkapi, organisée par le sultan ottoman Abdülhamid II. Le lendemain, les voyageurs repartirent pour Paris, où ils arrivèrent le 16 octobre. « Jusqu'à présent, quand on avait une douzaine de jours de liberté et le goût des excursions, on partait pour la forêt de Fontainebleau, ou pour quelque port, pas trop éloigné, de la Manche. Aujourd'hui, on va à Constantinople », écrivit Edmond About dans son journal. Et il avait raison.
MONARQUES ET MILLIONNAIRES
L’Orient Express constituait une révolution pour les cosmopolites au cœur de la belle époque. Voyager à bord de l’Orient Express devint rapidement un incontournable pour toute personne souhaitant être en vue au sein de la haute société européenne. La luxueuse ligne ferroviaire fit parler d’elle outre-Atlantique en 1891, lorsque de célèbres passagers comme le prince Guillaume de Bade, commencèrent à faire l’actualité, poussant les Américains les plus riches à acheter leurs billets.
Le 1er juin 1889, six ans après son inauguration, l’Orient Express effectua son premier trajet direct, reliant Paris à Constantinople en 67 heures et 35 minutes. Ceci marqua, de bien des façons, le début de l’âge d’or du train. Pourtant, la commodité d’un moyen de transport intercontinental demeurait secondaire face au luxe et au charme romantique du train. Trajet direct ou non, les voitures de l’Orient Express étaient le théâtre d’accords commerciaux, d’activités diplomatiques et de soirées exclusives. L’élégance était le mot d’ordre et un protocole très strict en matière de comportement et de tenue était respecté à bord. Ainsi, au dîner, les femmes devaient porter des robes et les hommes des smokings ou des queues-de-pie.
Les monarques succombèrent aussi au charme du train. Alors qu’il était encore prince de Galles, Édouard VII d’Angleterre partit en voyage à bord de l’Orient Express. L’empereur d’Autriche François-Joseph Ier le prit à plusieurs reprises pour se rendre dans ses territoires des Balkans. Le roi des Belges et l'un de premiers mécènes du train, Léopold II, en était un passager régulier. Passionné de trains, Ferdinand Ier de Bulgarie était parfois autorisé par le conducteur de locomotive à en prendre les commandes.
Au fil des ans, les monarques et les aristocrates furent rejoints par des politiciens, des aventuriers comme T.E. Lawrence (plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie) ainsi que des personnalités du milieu artistique. Le fondateur des Ballets Russes, Sergey Diaghilev ; les danseurs Vaslav Nijinsky et Anna Pavlova ; et l’espionne Mata Hari voyagèrent tous à bord de l’Orient Express. Au 20e siècle, les noms de l’actrice Marlene Dietrich et de la soprano Maria Callas s’ajoutèrent à la liste des passagers du train.
Ici photographiée vers 1925, Greta Garbo fut l’une des premières et nombreuses stars de cinéma à voyager à bord de l’Orient Express.
Les personnalités affluaient en si grand nombre à Constantinople que le somptueux Hôtel Pera Palace, qui surplombe la Corne d’or, ouvrit ses portes en 1892 pour les accueillir. Des calèches tirées par des chevaux venaient chercher les voyageurs à la gare de Sirkeci pour les conduire directement à l’hôtel. Celui-ci compta parmi ses prestigieux invités l’artiste Joséphine Baker, l’homme d’État Mustafa Kemal Atatürk, le roi George V ou encore l’actrice Greta Garbo, icône américano-suédoise de la fin du muet et de l’âge d’or d’Hollywood qui y séjourna en 1924. En son honneur, l’hôtel créa la « spacieuse et élégante » suite Greta Garbo Corner Rooms.
TRIOMPHES ET EMBÛCHES
Malgré le grand confort et les nombreuses avancées technologiques dont pouvait se targuer l’Orient Express, le train connut aussi son lot de mésaventures, graves pour certaines. Il fut bloqué à plusieurs reprises par la neige, laissant les passagers si frigorifiés qu’ils durent dormir habillés et contraignant les membres d’équipage à parcourir des kilomètres dans la neige pour trouver des vivres.
En 1914, la Première Guerre mondiale bouleversa tout le secteur du voyage ferroviaire. Les lignes de train européennes servaient désormais à l’acheminement des troupes, des rations et des approvisionnements, et non plus au transport de cosmopolites aisés. Nagelmackers avait pour idéal une voie ferrée qui traversait les frontières et connectait une Europe unie. Pendant la guerre, l’Orient Express cessa ses activités ; il ne reprit du service qu’en 1918.
Un nouvel itinéraire, le Simplon Orient Express fut créé en 1919 grâce à la construction en 1906 du tunnel du Simplon, qui reliait la Suisse à l’Italie. Au départ de Paris, le train passait par Lausanne, Milan, Venise et Trieste, avant de retrouver l’itinéraire original à Belgrade ; il traversait ainsi les Alpes et évitait l’Allemagne.
Grâce au tunnel du Simplon, inauguré en 1906, l’Orient Express emprunta un autre itinéraire à partir de 1919, qui évitait de traverser l’Allemagne.
Dans les années 1920, l’Orient Express renoua avec le succès et les voitures furent modernisées. La ligne ferroviaire redevint un symbole de luxe transportant des célébrités, des aristocrates et de nombreux autres riches célèbres. En 1930, un troisième itinéraire fut créé, l’Arlberg Orient Express, qui renforça un peu plus encore la splendeur du train.
Mais sa renaissance fut de courte durée, la Seconde Guerre mondiale ayant raison de l’Orient Express. Le train reprit du service après la guerre, mais son heure de gloire était derrière lui. Des voitures de voyageurs ordinaires entrecoupaient désormais les wagons-lits et wagons-restaurants. La fermeture des frontières compliqua les voyages, et les célèbres wagons-lits demeuraient vides. La Yougoslavie et la Grèce, par exemple, ne rouvrirent pas leurs frontières avant 1951. Le tronçon reliant la Bulgarie et la Turquie fut également fermé entre 1952 et 1953, empêchant alors le train de rejoindre Istanbul. Les passagers se firent de moins en moins nombreux, une baisse de fréquentation que certains spécialistes attribuent à l’émergence du transport aérien.
Le Simplon Orient Express demeura en service au fil du 20e siècle, mais il n’était plus que l’ombre de lui-même. En 1959, l’écrivain français et admirateur inconditionnel du train Paul Morand écrivit : « L’Orient Express est devenu un train fantôme aux passagers qui songent amèrement à la condition humaine. Notre frivolité, sans doute excessive, a laissé place à l’angoisse ». En 1977, seul l’itinéraire d’origine, le Direct Orient Express, était encore emprunté. Le dernier train circulant sur la ligne Paris-Istanbul quitta la gare le 20 mai 1977.
Diverses opérations continuèrent d’exploiter le service ferroviaire sous le nom Orient Express dans les années qui suivirent, mais c’en était fini de l’itinéraire original complet et de ses luxueux wagons. En 1982, un homme d’affaires américain, James Sherwood, lança un service ferroviaire de luxe avec des voitures restaurées de l’Orient Express d’origine, au départ de Londres et Paris, et à destination de Venise. Si vous disposez d’un budget serré, vous pouvez toujours admirer les voitures originales, vestiges du charme et du luxe du train le plus légendaire de l’histoire, au Musée ferroviaire de Thessalonique, en Grèce.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.