Quelles sont les conséquences du retour des talibans pour l’Afghanistan ?
Il y a plus de dix ans, un journaliste de National Geographic a eu un aperçu de ce qu’il se passerait en cas de désengagement des États-Unis. Les fragiles avancées démocratiques accomplies par l’Afghanistan pourraient désormais être réduites à néant.
Un combattant taliban monte la garde depuis un Bradley Fighting Vehicule. Ce véhicule blindé est l’un des nombreux à avoir été saisis par les talibans après l’abandon des bases militaires par l’armée afghane. Le 15 août dernier, les talibans sont entrés en masse dans la capitale du pays, ont rapidement repris le pouvoir et accéléré la fin de 20 ans de présence militaire américaine.
Alors que l’Afghanistan tombait aux mains des talibans province après province et que l’armée américaine s’efforçait d’évacuer les civils souhaitant s’enfuir du pays, je me suis remémoré un incident bouleversant survenu lors d’un reportage en Afghanistan pour National Geographic.
Le printemps 2010 touchait à sa fin. J’étais accompagné du photographe David Guttenfelder pour rédiger un article sur les cultivateurs de subsistance du pavot. Ceux-ci avaient financé malgré eux les activités des talibans après que ces derniers ont pris le contrôle du commerce de l’opium afghan. Je m’étais déjà rendu en Afghanistan une fois, en 2005, afin de faire le portrait du président Hamid Karzai pour GQ. Photographe en chef de l’Asie pour l’agence Associated Press, David Guttenfelder avait lui eu l’occasion de suivre l’armée américaine dans le pays à de nombreuses reprises depuis les attaques terroristes du 11 septembre.
Des policiers afghans font une pause près d’un champ de pavots dans la province du Badakhshan, dans le nord du pays. Le journaliste Robert Drapper et le photographe David Guttenfelder se sont rendus sur place en 2010 afin de réaliser un reportage sur les efforts d’éradication des fermes de pavot. Celles-ci alimentaient le marché illégal de l’opium, dont les talibans se servaient pour financer leurs opérations.
Dans un conteneur criblé d’éclats d’obus où pénètrent les rayons du soleil, des hommes fument de l’opium. Cette drogue serait présente en Afghanistan depuis l’époque d’Alexandre le Grand. Des traces écrites vieilles de 300 ans mentionnent les pavots.
Un Afghan achète des tomates sur le marché central de Kaboul, plus de 10 ans avant que les talibans ne reprennent le contrôle de la ville en semant le chaos. La capitale afghane est bien plus prospère et cosmopolite que lorsque les talibans étaient au pouvoir pour la dernière fois.
Ses connaissances de l’Afghanistan ne l’avaient toutefois pas préparé au fait de parcourir des provinces reculées, où régnait parfois l’anarchie. Nous avons voyagé aussi discrètement que possible, en portant des chèches et en faisant appel à des conducteurs que nous espérions être dignes de confiance. À Badakhshan, à la frontière nord du pays avec le Tadjikistan, les routes de campagne que nous avions empruntées de jour étaient barrées par les talibans la nuit. Deux mois après notre départ, plusieurs travailleurs d’ONG qui géraient une clinique ophtalmologique ont été massacrés par des militants islamistes. À Nangarhar, à l’est de Kaboul, nous avions séjourné avec Linda Norgrove, une chaleureuse Écossaise de 36 ans qui travaillait en tant que directrice régionale de l’USAID. Quelques semaines plus tard, elle fut capturée par les talibans et tuée lors d’une tentative de sauvetage.
Mais les événements récents me rappellent un incident qui s’est produit alors que nous cherchions à nous rendre à Badakhshan. Une équipe de l’armée américaine avait accepté de nous y conduire en hélicoptère. Sur la piste d’atterrissage, nous avons été pressés à bord tandis qu’un soldat américain faisait signe à notre interprète afghan de retourner au bureau pour remplir des documents de voyage. Le copilote verrouilla la porte derrière nous et monta à bord avant que le pilote ne décolle.
Début août, les troupes afghanes contrôlaient encore ce poste militaire situé sur une colline dans le district d’Arghandab, dans la province de Kandahar. Elles ne parvinrent pas à empêcher les talibans de reprendre le contrôle de la deuxième plus grande ville du pays et leur ancienne capitale.
Des Afghans se pressent dans un cybercafé de la ville afin de faire des demandes de visas pour les États-Unis. Des milliers d’Afghans qui travaillaient comme interprètes et traducteurs pour les Américains craignent désormais pour leur vie.
Le 4 août dernier, après s’être rassemblés dans un parc de Kaboul pour une petite manifestation, des Afghans cherchant à obtenir le statut de réfugié exhibent les documents de leur demande de visa. Les premiers Afghans bénéficiant du programme de visa sont arrivés aux États-Unis en juillet dernier.
Nos protestations, vaines, se heurtèrent aux explications sommaires et désinvoltes du copilote ; nous étions trop lourds et il n’y avait pas assez de place dans l’hélicoptère pour nous tous.
Quelques minutes plus tard, nous prenions la direction de l’Hindou Kouch. De son côté, notre interprète était bloqué dans une région où il ne connaissait personne, ce qui le mettait en grand danger. Il parvint à rentrer sain et sauf à Kaboul, au terme d’une semaine passée à dormir à même le sol chez des étrangers et à monter en douce dans des véhicules.
Les Afghans savaient que les États-Unis finiraient un jour par quitter le pays pour le laisser se débrouiller seul. Pourtant, la décision du président Joe Biden d’honorer la promesse de son prédécesseur Donald Trump et d’évacuer les 2 500 soldats américains en poste en Afghanistan fut soudaine et peu d’explications furent données concernant le calendrier d’une telle opération. En outre, la résurgence soudaine des talibans, qui sont parvenus à écraser les 300 000 soldats de l’armée afghane malgré des effectifs quatre fois moins élevés, augurait une issue bien moins heureuse que celle de notre interprète lorsque les Américains l’ont abandonné il y a 11 ans.
Un soldat américain ordonne à deux femmes de s’asseoir tandis qu’il garde une entrée de l’aéroport international Hamid Karzai, à Kaboul. Les soldats tentent de contrôler la foule désespérée composée de milliers de personnes qui cherchent à entrer dans l’aéroport pour être évacuées.
La capitulation si rapide de l’armée afghane face aux talibans n’aurait pas dû surprendre l’administration Biden. Depuis 20 ans, une même tendance persiste : les dirigeants politiques américains louent les capacités grandissantes des forces de sécurité afghanes pour mieux se taire quand il leur est demandé de donner la date précise du retrait des troupes américaines. La difficile quête d’une armée afghane indépendante a toujours été rattrapée par la réalité. Une réalité qui est la suivante : contrairement aux soldats afghans et aux talibans, les formateurs militaires occidentaux ne vivent pas dans le pays. Au cours de mes voyages, j’ai entendu à maintes reprises de la bouche de paysans, d’imams et de talibans que le temps était du côté de ces derniers. Ils resteraient cachés aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à ce qu’un président américain décide finalement que l’idée d’être enlisé dans un conflit à tout jamais est politiquement préjudiciable. Les talibans ne répondent eux à aucun électorat.
À l’inverse, les nombreuses avancées accomplies par le pays au cours des 20 années où les talibans furent plus ou moins contenus font peser la balance en faveur de la présence occidentale en Afghanistan. Des élections démocratiques ont eu lieu dans chaque province, une belle réussite malgré la résistance considérable à l’encontre de leur tenue. Une femme de la province de Paktika qui se présentait aux élections législatives m’avait alors confié qu’elle doutait de ses chances, étant donné qu’un groupe d’hommes faisait du porte-à-porte pour confisquer les cartes électorales des femmes. J’ai fait part de ce problème à Hamid Karzai lors de notre rencontre en 2005. Il m’avait alors dit : « Écoutez, vous ne savez pas ce que cela signifie qu’une femme de la province de Paktika puisse se présenter aux élections législatives. C’est un énorme progrès ! ». Des écoles pour filles ont ouvert leurs portes, alors que les talibans interdisaient leur accès à l’éducation. L’éradication des champs de pavot qui contribuaient au financement des talibans progressait peu à peu, du moins dans certaines provinces.
Une élève âgée de 15 ans lève la main dans une classe du lycée Zarghona en juillet dernier. Comptant 8 500 élèves, cet établissement réservé aux filles est le plus important de Kaboul. Les Afghans craignent que les talibans interdissent à nouveau aux filles et aux femmes d’aller à l’école, de travailler et de prendre part à la vie publique.
Des combattants talibans patrouillent dans les rues de Kandahar. Cette ville revêt une importance particulière aux yeux des militants ; Mullah Omar, fondateur du mouvement taliban, est né non loin d’ici. Il a dirigé l’Afghanistan depuis Kandahar lorsque ses forces armées contrôlaient le pays.
Durant tout ce temps, la largesse américaine a joué un rôle très important. En 2010, j’ai découvert une panoplie sidérante de projets économiques subventionnés par les Occidentaux. Rien que dans la province de Nangarhar, ces derniers comprenaient une usine textile fonctionnant à l’hydroélectricité ; de nouveaux ponts, canaux d’irrigation et barrages ; une coopérative de tissage exclusivement féminine ; une usine de chips de pommes de terre ; une usine de transformation du miel ; un centre de production de confitures ; ainsi qu’un vaste marché de producteurs dans la ville de Jalalabad. Il était donc déconcertant d’entendre le directeur adjoint du marché me dire : « Le pays est toujours en guerre. Nous ne pouvons pas nous débrouiller seuls. Si un pays est en guerre depuis 30 ans, sa reconstruction pourrait nécessiter 80 ans ».
« 80 ans pour le reconstruire ? », avais-je alors pensé. Quelques semaines plus tard, j’entendis le même son de cloche de la bouche de l’officier commandant de la base militaire de Marjah, une ville située dans la dangereuse province du Helmand, au sud du pays, à la frontière avec le Pakistan. Cet officier, à l’enthousiasme contagieux concernant le rôle bénéfique que les États-Unis pourraient jouer en Afghanistan, énuméra les nombreux programmes qu’il imaginait pour les locaux : « Pourquoi ne pas créer un poulailler pour qu’ils puissent vendre leurs œufs ici, à Marjah ? Et au lieu d’uniquement faire pousser du coton, pourquoi ne pas faire de la laine de Marjah ? Ou créer une usine pharmaceutique qui emploie 30 personnes ? »
Des partisans des talibans se rassemblent devant l’aéroport de Kandahar, adjacent à une tentaculaire base militaire. Il était autrefois l’aéroport doté d’une seule piste le plus fréquenté au monde en raison des opérations militaires américaines menées dans la région.
Des personnes montent à bord d’un avion envoyé par le gouvernement espagnol pour évacuer ses citoyens de Kaboul, le 18 août dernier. L’appareil s’est posé à Dubaï, où un second avion attendait pour poursuivre l’évacuation.
Jamais des investissements aussi colossaux n’ont été réalisés pour les populations modestes et confrontées à la violence aux États-Unis, ai-je alors pensé. Les contribuables américains pouvaient-ils soutenir cela en Afghanistan ? Pour une durée pouvant aller jusqu’à 80 ans ? Les réponses à ces questions sont évidentes.
Ce qui l’est moins, en tout cas à mes yeux, est de savoir si la démocratie est durable dans un pays à structures tribales vieilles de plusieurs siècles. Cette question était à première vue considérée comme offensante par l’administration de George W. Bush, à l’origine du déploiement de l’armée américaine en Afghanistan un mois après les attaques du 11 septembre.
Peut-être est-ce offensant, dans la mesure où le peuple afghan, et particulièrement les femmes et les filles qui ont enduré la brutalité du précédent régime taliban, a le droit à l’autodétermination, comme tout le monde.
Des centaines de personnes courent à côté d’un C-17 de l’United States Air Force tandis qu’il roule sur une piste à l’aéroport de Kaboul, le 16 août 2021. Plusieurs personnes se sont accrochées à l’appareil lors de son décollage, avant de tomber dans le vide et de mourir.
Ce que le peuple mérite et le prix qu’il est prêt à payer pour l’obtenir sont en revanche une autre histoire. Pour les États-Unis, le prix de la démocratie a été une révolution contre la monarchie britannique, suivie d’une guerre civile et de plus de cent années de lutte pour la justice sociale, un combat encore d’actualité. Alors que l’armée afghane est aux abonnés absents, la perspective d’une révolte contre les talibans relève désormais d’un pacte suicidaire.
Les États-Unis auraient-ils dû rester et payer la facture ? La présence pour une durée indéfinie des 2 500 soldats américains afin de protéger la nation d’adeptes du terrorisme constituait-elle un investissement si déraisonnable ? Plus déraisonnable encore que la présence militaire américaine ininterrompue en Irak ou en Corée du Sud ?
Comme l’a souligné Joe Biden, nous ne sommes plus en 2001. « Aujourd’hui, la menace terroriste a métastasé hors d’Afghanistan », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse à la Maison blanche sur le retrait accéléré des troupes du pays. Les terroristes islamistes ne voient plus l’Afghanistan comme leur seul et unique refuge sûr. Comme je l’ai découvert fin 2018 dans le cadre d’un reportage au Niger pour National Geographic, les groupes extrémistes violents ont trouvé refuge et ont gagné en puissance dans chacun des pays voisins du Niger, à savoir la Libye, l’Algérie, le Mali et le Tchad. Ils se sont également installés au Moyen-Orient et en Asie du Sud.
Un soldat afghan patrouille une zone montagneuse près de Kandahar quelques jours avant que la ville ne tombe aux mains des talibans.
Du point de vue de la sécurité des États-Unis, il serait difficile de justifier une présence ininterrompue en Afghanistan. Du point de vue humanitaire, le sort réservé aux interprètes et autres Afghans qui travaillaient avec les Américains et qui sont désormais bloqués après que les talibans se sont emparés du pouvoir est intolérable. L’Afghanistan se porte-t-il mieux aujourd’hui que lorsque, le 7 octobre 2001, les opérations américaines ont débuté à Kaboul et à Kandahar ?
La réponse est fort probablement oui, bien que ces acquis risquent de disparaître si les talibans mettent la main sur les armes américaines. Et si ce n’est pas le cas, les contributions positives des États-Unis à la vie des Afghans deviendront moins évidentes avec le temps et finiront par être oubliées par beaucoup. Les talibans le savaient. S’ils ne sont jamais partis, c’est parce qu’ils savaient que les États-Unis finiraient par le faire.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.