Ressusciter les organes des donneurs après leur mort : un nouvel espoir pour la transplantation ?
En raison de la dégradation rapide qui survient après la mort du donneur, de nombreux organes viables ne peuvent pas être transplantés à temps. Grâce à de nouvelles études prometteuses, la science pourrait bientôt repousser ces limites de préservation.
Une équipe de chercheurs de l'université Yale est parvenue à réanimer partiellement des cellules cérébrales de cochon quelques heures après leur mort. Sur cette photo, l'un des chercheurs tient un cerveau de cochon à côté d'une poche d'hémoglobine sursaturée et d'une poche d'OrganEx, la solution bleue, qui contribue à ralentir la mort cellulaire.
Lorsque Nenad Sestan, neuroscientifique à l’université de Yale, a utilisé un mélange de nutriments, de protéines et de médicaments pour réanimer le cerveau d’un porc quelques heures après sa mort, il a découvert que la frontière entre la vie et la mort n’était pas aussi nette qu’il le pensait. En réalisant cette expérience, son objectif n’était non pas de réanimer le cerveau, mais d’étudier son fonctionnement. Dès qu’il a publié ces résultats sensationnels en 2019, les activités de son laboratoire ont attiré un intérêt mondial.
« De nombreux collègues de Yale et d’ailleurs sont venus frapper à notre porte en nous disant : "Nous devons essayer ceci dans les reins, nous devons essayer cela" », raconte Sestan. Tout cet intérêt l’a conduit, avec son équipe, à concocter une solution qu’ils ont baptisée OrganEx qui, lorsqu’elle est injectée dans le système circulatoire, peut rétablir la fonction de plusieurs organes chez un animal mort depuis plus d’une heure. « Je suis un neuroscientifique », rappelle Sestan en riant. « Je n’aurais jamais imaginé travailler sur un rein, un cœur ou un autre organe. Mais les besoins non satisfaits en termes de transplantation d’organes nous ont vraiment motivés. »
Rien qu’aux États-Unis, plus de 6 000 patients meurent chaque année en attendant une greffe d’organe, et 700 000 personnes succombent à une maladie organique en phase terminale. L’Organisation mondiale de la santé estime que seulement 10 % des personnes qui ont besoin d’une greffe d’organe dans le monde peuvent en bénéficier ; pourtant, des milliers d’organes donnés finissent chaque année à la poubelle parce qu’ils ne sont pas conservés immédiatement. En 2012, par exemple, 2 421 cœurs et 1 634 poumons ont été transplantés aux États-Unis, mais 5 723 cœurs et 6 510 poumons de donneurs ont dû être jetés sans être utilisés.
Une salle d'opération du laboratoire de recherche de l'école de médecine de Yale où, au cours d'une expérience visant à ralentir la mort cellulaire, le cœur d'un porc s'est mis à battre spontanément, plusieurs heures après l'heure du décès. L'écran montre des images fluoroscopiques d'un cerveau de porc (à gauche), et d'un cœur de porc et d'une cavité thoracique (à droite).
Lorsque le cœur cesse de battre, les organes doivent être prélevés immédiatement pour être viables en vue d’une transplantation. Pour cette raison, la majeure partie des cœurs à transplanter proviennent de donneurs en état de mort cérébrale qui sont déjà sous assistance respiratoire. Une fois cette assistance éliminée, les organes sont conservés, généralement dans de la glace, ce qui permet de ralentir le métabolisme et la mort cellulaire. Les travaux de Sestan pourraient un jour repousser ces limites. « Ce que l’équipe de Sestan a fait, c’est gagner du temps avant la récupération des organes, ce qui est fondamental quand on parle d’élargir le vivier de donneurs », explique Gerald Brandacher, chirurgien transplanteur au programme de transplantation reconstructive de Johns Hopkins, qui ne connaît que trop bien ces défis. « Dans la médecine de la transplantation, tout est une course contre la montre ; le temps est notre ressource la plus précieuse. »
Les travaux, réalisés sur des porcs et publiés en août dernier, marquent la première fois que plusieurs organes (cœur, foie, cerveau et reins) peuvent être sauvés et remis en état de marche même si le corps de l’animal n’a pas été refroidi et est mort depuis une heure.
Selon David Andrijevic, médecin neuroscientifique à Yale et membre de l’équipe de Sestan, récupérer plusieurs organes en une seule intervention permettrait d’augmenter la réserve d’organes en y incluant ceux qui devraient normalement être jetés, comme ceux des patients qui meurent chez eux et dont le corps ne peut être récupéré immédiatement après le décès.
Des chercheurs ont conservé les tissus d'organes de porc dans de la cire de paraffine, puis ont découpé des échantillons et les ont placés sur des lames de verre afin de les examiner au microscope, à la recherche des changements cellulaires post-mortem bien connus et facilement identifiables.
« J’ai été vraiment surpris de réaliser que nous étions capables de rétablir la circulation et les cellules dans tout le corps, car dès que l’on meurt, des cascades biochimiques commencent à détruire les cellules et à bloquer la circulation du sang », explique Sestan. « On ne peut pas simplement prendre du sang traité avec des anticoagulants et le perfuser, c’est pourquoi ça n’a jamais été fait auparavant ; ça ne fonctionne pas. »
Cette recherche et d’autres développements similaires ont bouleversé le domaine, en transformant notre compréhension du processus qui mène à la mort des cellules et des tissus et du moment où ce dernier a lieu, tout en permettant de découvrir d’autres méthodes pour les maintenir en vie.
« Le groupe de Yale a prouvé que les cellules d’un corps décédé ne subissent pas de dégâts irréversibles pendant [au moins une heure] après la mort », explique Sam Parnia, médecin spécialiste des soins intensifs au NYU Langone. « Ainsi, plutôt que l’idée selon laquelle la mort est la fin, nous reconnaissons que nous pouvons mourir, mais qu'il y a un potentiel de développement de traitements pour nous ramener. »
LA MORT DES CELLULES
Contrairement à ce que l’on peut voir dans d’innombrables fictions médicales, le cerveau (et les autres organes) ne meurt pas immédiatement lorsque le cœur cesse de pomper le sang chargé d’oxygène et de nutriments dans le corps. « En réalité, c’est plutôt une série d’événements plus longs, ce qui ouvre un intervalle de temps durant lequel nous pouvons intervenir, arrêter le processus, et même initier la récupération des cellules », explique Andrijevic.
Les diapositives de l'étude contiennent des microtranches de poumon, de cœur, de foie, de cerveau, de pancréas et de rein (de haut en bas) provenant de porcs participant à la recherche. Le tissu rénal présente relativement peu de décomposition ou de signes révélateurs de la mort, et ce même des heures après celle-ci.
Nos organes prospèrent grâce à des milliers de petites centrales électriques présentes à l’intérieur de chaque cellule, appelées des mitochondries ; ces dernières transforment les aliments en énergie afin d’alimenter toutes les activités essentielles, telles que la respiration, la pensée et la course, tout en éliminant les sous-produits toxiques. Dans les moments qui suivent l’ischémie, l’arrêt de la circulation sanguine, cet équilibre se modifie : les mitochondries brûlent les réserves de nutriments en diminution, et créent des déchets qui s’accumulent et finissent par empoisonner et tuer la cellule.
Bien que les mitochondries produisent généralement de l’énergie avec l’aide de l’oxygène, elles peuvent également passer à un processus moins efficace, à faible teneur en oxygène, et utiliser les réserves de carburant de l’organisme jusqu’à la dernière goutte, soit pendant cinq minutes environ. Lorsque les niveaux d’énergie finissent par chuter, l’équilibre ionique de la cellule, qui contrôle la communication intercellulaire et la production d’énergie, est l’un des premiers à lâcher.
« Comme un navire qui doit continuellement pomper de l’eau pour éviter de couler, les cellules ont des pompes qui rejettent constamment du calcium et du sodium », explique Parnia. Si elles ne sont pas alimentées en énergie, les pompes, situées dans la membrane de la cellule, tombent en panne, ce qui permet au calcium, au sodium et à l’eau de s’y engouffrer.
L’augmentation du calcium active alors les enzymes qui décomposent l’ADN et détruisent le cytosquelette, qui donne sa structure à la cellule. Les concentrations élevées de calcium déclenchent également l’apoptose, l’autodestruction de la mitochondrie. « Mais l’apoptose est un processus qui se déroule sur une période pouvant aller jusqu’à 72 heures, en moyenne », précise Parnia.
Dans le même temps, les radicaux libres (des molécules instables comme le peroxyde d’hydrogène et le superoxyde) causent des ravages en rompant les membranes de la cellule et en désactivant les enzymes.
Si la réanimation cardio-pulmonaire ou une autre mesure de sauvetage rétablit soudainement la circulation sanguine, elle peut paradoxalement déclencher une deuxième vague de destruction, plus dévastatrice encore : les vaisseaux sanguins fuient, les tissus gonflent et la mort cellulaire s’accélère.
Parnia compare ce phénomène aux ravages causés par les tremblements de terre suivis de tsunamis. Le tremblement de terre plante le décor, mais c’est le tsunami qui inflige souvent le plus de dégâts. « En instaurant des mesures anti-tsunami, ou des traitements contre le processus de lésions secondaires, nous pouvons sauver les fonctions cérébrales, ce qui ouvre un tout nouveau champ de la médecine », explique Parnia. « Et c’est précisément ce phénomène que le groupe de Yale a brillamment démontré » : les avantages du contrôle du processus de la restitution du sang et de l’oxygène dans les tissus.
La pratique clinique, cependant, est souvent à la traîne de la science. Selon Parnia, la plupart d’entre nous avons une conception dépassée de la mort, y compris de nombreux médecins et scientifiques. « Nous grandissons tous en entendant que la mort est une fin permanente, sans reconnaître qu’elle l’est uniquement parce que nous n’avons pas de traitement. Ce n’est pas nécessairement la fin permanente des cellules. »
RESSUSCITER LES ORGANES
Afin de démontrer qu’il est possible de récupérer les cellules et les organes bien après le délai habituel, l’équipe de Yale a provoqué un arrêt cardiaque chez des cochons, des animaux choisis pour leurs similitudes avec les humains, et a laissé les corps sur la table d’opération à température ambiante.
Au bout d’une heure, les chercheurs ont injecté OrganEx dans le système circulatoire des animaux. Cette solution bleue est un mélange breveté contenant « des acides aminés, des vitamines, des métabolites et un cocktail de treize composés différents qui ont été optimisés pour promouvoir la santé cellulaire, réduire le stress et la mort des cellules et supprimer l’inflammation », selon Andrijevic. La solution est mélangée au sang de l’animal et circule pendant six heures à l’aide d'une machine semblable aux appareils d’oxygénation par membrane extracorporelle (ECMO) utilisés pour fournir une assistance cardiovasculaire temporaire aux patients blessés. Ce dispositif contient cependant des pompes spéciales pour administrer l’OrganEx sans détruire les vaisseaux sanguins, une unité de dialyse pour filtrer les toxines et des capteurs pour surveiller la pression et le débit des fluides.
Pour l’expérience, certains animaux n’ont pas reçu de traitement. Ceux qui l’ont reçu ont été traités à l’aide de l’ECMO, qui a permis de pomper du sang contenant de l’oxygène mais pas de dioxyde de carbone dans l’organisme.
Conçues avec la contribution d’un comité consultatif externe et d’autres experts, les expériences ont respecté les normes de traitement humain des animaux ; les porcs ont été anesthésiés et ont reçu des bloqueurs neuronaux pour les empêcher de reprendre conscience. « Nous voulions voir dans quelle mesure nous pouvions restaurer ou inverser la mort des cellules dans les organes endommagés. Notre tâche n’était pas de ranimer l’animal », précise Sestan.
Lorsque l’équipe a examiné des échantillons de cerveau, de cœur, de foie et de reins traités avec OrganEx au microscope, elle a constaté qu’ils ressemblaient davantage à des tissus sains que les tissus désintégrés des animaux non traités.
Le séquençage de l’ARN unicellulaire, qui fournit un aperçu en temps réel des processus moléculaires qui ont lieu à l’intérieur de la cellule, a montré que les organes des porcs traités par OrganEx ont repris leurs fonctions de base, comme la réparation de l’ADN et le maintien de la structure cellulaire, tout en prévenant la mort cellulaire. En outre, les cellules cardiaques ont commencé à battre et les cellules hépatiques ont repris leur tâche d’absorption du glucose dans le sang.
Toutefois, Sestan invite à interpréter ses résultats avec précaution. « Nous pouvons dire que le cœur bat, mais pour déterminer s’il bat comme un cœur sain ou non, d’autres études seront nécessaires. »
LES FUTURS OBJECTIFS
En fin de compte, l’objectif des chercheurs en transplantation n’est pas seulement de sauver les organes des donneurs, mais aussi de les améliorer avant la transplantation, selon Abbas Ardehali, chirurgien cardiothoracique à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), qui a dirigé les essais cliniques des systèmes dits « organ-in-the-box », une machine qui maintient les conditions physiologiques d’un organe lorsqu’il est hors du corps, pour le cœur et les poumons. « D’ici une dizaine d'années, j’imagine que l’organe que l’on prélèvera sera très différent de celui que l’on transplantera. »
La thérapie génique, par exemple, pourrait un jour transformer l’organe du donneur pour qu’il corresponde à la biologie du receveur. « Imaginez l’avenir. Vous pourrez venir, recevoir votre nouveau rein et rentrer chez vous, sans avoir besoin de prendre des immunosuppresseurs », imagine Ardehali.
D’autres chercheurs et chercheuses, comme Hanane Hadj-Moussa, biologiste moléculaire à l’Institut Babraham de Cambridge, en Angleterre, se tournent vers la nature pour élaborer des stratégies de préservation des organes. La grenouille des bois et le rat-taupe nu, par exemple, sont capables de survivre dans des environnements de froid glacial ou de faible teneur en oxygène, similaires à ceux que connaît le corps humain lorsque le cœur ne fait plus circuler le sang. « Pour conserver l’énergie pendant l’hibernation, ils désactivent de nombreux processus non essentiels », explique Hadj-Moussa. Apprendre à arrêter ces processus dans les organes des donneurs pourrait aider à les préserver.
Brandacher cherche à déterminer si les protéines antigel d’une espèce de poisson de l’Arctique pourraient empêcher la formation de cristaux de glace, qui peuvent rompre les cellules, dans les organes. Avec ses partenaires, il a démontré que l’ajout de protéines antigel dans les solutions de conservation permet de conserver les organes entre - 6 et - 8 °C. Son groupe utilise également ces protéines pour voir s’il est possible d’abaisser la température des organes à moins 150 °C, température à laquelle le temps biologique s’arrête ; ainsi, « nous pourrions envisager le stockage d’organes ». Jusqu’à présent, les recherches de Brandacher se sont limitées aux animaux mais, selon lui, des études visant à traiter les organes humains avec des protéines antigel seront peut-être possibles d’ici un an environ.
Selon les experts, les patients pourraient également bénéficier des progrès permettant de guérir les organes endommagés.
Cependant, Sestan n’envisage pas encore les implications cliniques potentielles sur des sujets vivants, préférant se concentrer sur les transplantations d’organes. Son prochain objectif est de tester les organes traités par Organ-Ex, notamment en les transplantant dans des porcs receveurs afin d’évaluer leur fonctionnement sur un animal vivant. « Lorsque quelque chose peut vraiment affecter et transformer la société, nous devons faire attention à ne pas faire de spéculations. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.