Maladie d'Alzheimer : pourquoi ce nouveau traitement suscite autant d'inquiétude que d'espoir
Approuvé par la FDA au début du mois, le lécanemab présente des résultats prometteurs dans la lutte contre la maladie d'Alzheimer, mais fait l'objet de vifs débats après le décès de trois patients qui avaient participé aux essais cliniques du traitement.
Tomographie par émission de positons (PET) de cerveaux humains normaux (en haut) et de cerveaux affectés par la maladie d'Alzheimer (en bas). Les amas de protéine bêta-amyloïde, caractéristique de la maladie d'Alzheimer, apparaissent en rouge.
Jusqu’à récemment, malgré des décennies de recherche intensives, aucun médicament capable de faire reculer la maladie d’Alzheimer, et encore moins de la guérir, n’avait encore vu le jour. Ces dernières années, cette situation a rapidement changé : la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis a approuvé deux médicaments qui pourraient bien ralentir cette affection cognitive qui détruit la vie de millions de personnes.
Ces deux décisions sont cependant très controversées. Les approbations n’étaient non pas fondées sur l’impact des médicaments sur la progression de la maladie, mais sur leur capacité à éliminer les amas anormaux (plaques) d’une forme toxique de protéine appelée bêta-amyloïde qui s’agrège dans le cerveau des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, et qui était considérée comme la cause sous-jacente de la maladie. Ces médicaments sont par ailleurs coûteux, peuvent provoquer des effets secondaires indésirables et n’ont, au mieux, que des avantages modestes pour préserver les fonctions cérébrales au fil de l’évolution de la maladie. Selon certains experts, la balance bénéfice-risque ne penche pas assez du bon côté pour justifier une telle approbation.
Pendant des années, l’élimination des plaques a été la principale cible de la recherche et du développement de médicaments contre la démence. Ces récentes autorisations de la FDA ont néanmoins relancé le débat : s’agit-il vraiment de la meilleure façon de s’attaquer à cette maladie complexe ? De nombreux scientifiques mettent en évidence que les deux médicaments qui résultent pour le moment de ces recherches ont une efficacité limitée, et demandent un financement beaucoup plus important afin de pouvoir approfondir d’autres théories.
Des mains gantées tiennent un segment de cerveau affecté par la maladie d'Alzheimer (à gauche) et un segment de cerveau sain (à droite). Le segment affecté par la maladie d'Alzheimer est rétréci, et les fissures sont nettement plus grandes. La maladie d'Alzheimer est une détérioration progressive du cerveau qui entraîne la formation d'amas collants (des plaques) d'une forme toxique de la protéine bêta-amyloïde. Ces plaques interfèrent avec l'activité cérébrale normale, entraînant des pertes de mémoire, des changements de personnalité, des psychoses, et finalement le décès de la personne atteinte. Elle se déclare en moyenne vers l'âge de 65 ans, et il n'existe aucun remède n'a encore été créé pour la soigner.
Le médicament approuvé par la FDA la semaine dernière, connu sous le nom de lécanemab, est le premier à montrer des preuves de ralentissement du déclin cognitif dans les essais cliniques. L’autre médicament, l’aducanumab, s’est avéré capable d’éliminer la plaque, mais pas d’arrêter la perte des capacités cognitives. Les résultats prometteurs du lécanemab ont toutefois été assombris par le décès de trois patients qui prenaient le médicament dans le cadre d’une extension de l’étude.
L’autorisation accélérée du lécanemab reposait sur les résultats d’un essai clinique de phase 3, appelé CLARITY, qui a permis de montrer que le médicament éliminait les plaques bêta-amyloïdes dans le cerveau des patients atteints de la maladie d’Alzheimer au stade précoce. L’étude, financée par les géants pharmaceutiques Biogen et Eisai, qui ont mis au point le médicament, a révélé que les patients qui avaient reçu du lécanemab présentaient un déclin cognitif 27 % moins important que ceux qui avaient reçu un placebo.
Matthew Schrag, neurologue au centre médical de l’université Vanderbilt à Nashville, dans le Tennessee, pense néanmoins que les avantages démontrés par l’essai clinique sont au mieux modestes. Après l’essai, les chercheurs ont utilisé une échelle d'évaluation de la démence clinique en 18 points permettant d’évaluer la mémoire, les capacités de résolution de problèmes, l’orientation, et d’autres aspects de la performance cognitive et fonctionnelle du patient. Plus le score était élevé, plus la démence était grave. Les patients sous lécanemab ont obtenu un score de 1,21 alors que ceux sous placebo atteignaient les 1,66 en moyenne, indiquant que ceux qui avaient pris le médicament avaient effectivement connu un déclin cognitif 27 % moins important.
« Il s’agit de savoir si un patient moyen pris en charge dans une clinique remarquerait cet avantage ou non », selon Schrag. « Je ne pense pas que ce serait le cas. » Plus important encore, les dangers potentiels du médicament préoccupent le neurologue : « Je pense que nous commençons tout juste à voir le sommet de l’iceberg des risques. » Pour Schrag et d’autres spécialistes, les protéines bêta-amyloïdes ne sont qu’une petite pièce d’un puzzle complexe ; ils ne sont donc pas convaincus que leur élimination joue un rôle fondamental pour retarder ou arrêter la progression de la maladie.
National Geographic a contacté la FDA afin de leur demander de commenter l’autorisation du médicament et le décès de trois des patients qui l’avaient pris, mais n’a pas reçu de retour.
CIBLER LES PLAQUES AMYLOÏDES
Malgré les millions de personnes qu’elle touche à travers le monde, nombre qui semble croître au fil du temps, la maladie d’Alzheimer n’a toujours pas de remède prouvé. Selon Joshua Grill, neurobiologiste de l’université de Californie à Irvine, les patients et leurs familles ont désespérément besoin de traitements qui parviendraient à ralentir la progression de la maladie, et à prolonger la période durant laquelle les troubles cognitifs sont encore légers et n’affectent pas l’autonomie.
Au cours des dernières décennies, le développement de médicaments a mis l’élimination de la plaque comme objectif principal. Cependant, l’hypothèse selon laquelle les bêta-amyloïdes seraient la clé pour traiter la maladie d’Alzheimer fait l’objet d’un certain débat.
« Nous avons vingt ans d’essais cliniques derrière nous, et tous les essais sans exception ont été un échec, sauf un ou peut-être deux », rappelle Schrag. « Et ces derniers ont produit un résultat à peine détectable. »
Le lécanemab et l’aducanumab (commercialisé sous le nom d’Aduhelm), approuvés par la FDA en 2021, sont des anticorps monoclonaux, c’est-à-dire des protéines fabriquées en laboratoire. Ils ont tous deux été conçus pour cibler et éliminer les plaques bêta-amyloïdes, qui sont censées déclencher la maladie. Alors que l’aducanumab se lie plus fortement aux formes insolubles de la bêta-amyloïde, le lécanemab cible quant à lui une version soluble appelée protofibrille, qui serait plus toxique pour les neurones.
De nombreux experts affirment que l’aducanumab, qui est également administré aux patients par perfusion intraveineuse et mis au point par Biogen et Eisai, n’a ralenti le déclin cognitif que de façon marginale, et n’aurait donc pas dû être autorisé. Ce dernier a également provoqué chez certains patients des effets secondaires indésirables tels qu’un gonflement du cerveau et des saignements.
D’après David Knopman, neurologue clinicien à la Mayo Clinic de Rochester, dans le Minnesota, le lécanemab montre quant à lui des signes de ralentissement de la progression de la maladie, et il est possible que les bénéfices augmentent si les patients continuent à l’utiliser au-delà de 18 mois, durée de l’essai CLARITY. « Cependant, ces données ne sont tout simplement pas disponibles à ce stade. » Tout comme l’aducanumab, le lécanemab s’accompagne par ailleurs de risques graves.
DE NOMBREUX RISQUES
Dans l’essai CLARITY, le neurologue Christopher Van Dyck de l’Université de Yale et ses collègues ont signalé un gonflement du cerveau chez près de 13 % des patients ayant reçu du lécanemab, et une hémorragie chez environ 17 % d’entre eux ; par comparaison, seuls 2 et 9 %, respectivement, des patients du groupe placebo ont présenté ces effets secondaires. Parmi les patients qui ont pris le médicament et ont présenté un gonflement du cerveau et une hémorragie, environ 3 % ont développé des symptômes tels que des maux de tête, des vertiges et une confusion mentale. Les autres n’ont présenté aucun symptôme, malgré le gonflement et l’hémorragie.
Selon Schrag, cela pourrait suggérer que, dans la majorité des cas, la prise de lécanemab ne présente aucun danger, « mais nous ne le savons pas vraiment ». Il n’est pas impossible que le médicament modifie ultérieurement la physiologie de la maladie, ce qui pourrait poser un problème.
Le décès de trois patients dans une étude de suivi qui était destinée à évaluer la tolérabilité du médicament après l’essai clinique a également posé question. Bien qu’il n’ait pas été révélé si ces patients faisaient partie du groupe placebo ou s’ils avaient reçu du lécanemab pendant la période de 18 mois de l’essai, ils avaient tous choisi de recevoir le médicament après la fin de l’essai en double aveugle.
Dans le cas des deux premiers décès, rapportés par STAT le 28 octobre et par Science le 27 novembre, les deux patients étaient atteints d’angiopathie amyloïde cérébrale, une affection que l’on observe fréquemment chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, et dans laquelle des dépôts d’amyloïdes viennent remplacer les cellules musculaires lisses des parois des vaisseaux sanguins. Selon le neurobiologiste George Perry de l’université du Texas à San Antonio, si l’on retire l’amyloïde dans de tels cas, le risque est de briser l’intégrité structurelle du vaisseau et de provoquer une hémorragie ; un processus qui pourrait être d’autant plus aggravé par la prise d’anticoagulants, ce qui était le cas des patients décédés.
Tandis que Perry soutient que l’élimination de l’amyloïde par le lécanemab pourrait bien être la cause des décès, Libby Holman, directrice principale de la communication produit pour Eisai, a déclaré dans un e-mail adressé à National Geographic que les décès ne pouvaient pas être attribués au médicament. Selon l’évaluation menée par la société, des facteurs de risque tels que des comorbidités cardiaques et l’utilisation d’anticoagulants seraient la cause des hémorragies.
Le 21 décembre, Science a rapporté le décès d’une troisième patiente, une femme de 79 ans habitant en Floride, qui n’avait pas d’autres problèmes de santé évidents et qui ne prenait pas d’anticoagulants avant d’être hospitalisée pour une crise d’épilepsie. Schrag, qui a examiné les rapports médicaux de la patiente à la demande de Science, a noté un gonflement important du cerveau ainsi que de petites zones de saignement, qu’il a attribués à l’utilisation du lécanemab et au décès.
Dans un e-mail adressé à National Geographic le 11 janvier, Christopher Vancheri, directeur associé de la communication d’entreprise et de la défense des intérêts d’Eisai, a écrit que la société s’efforçait d’en savoir plus sur ce troisième cas et, pour le moment, l’enquêteur n’a pas eu accès aux dossiers médicaux de la patiente. Selon Vancheri, « les rapports de décès chez les patients traités par lécanemab sont similaires à ceux du groupe placebo, et ne suggèrent aucune augmentation des décès en général, ni des décès découlant d’une cause spécifique. »
Perry soutient malgré tout que le traitement est trop risqué. « Si c'était moi qui décidais pour ma famille – indépendamment du coût – je ne conseillerais pas de le donner. »
L’étiquette donnée par la FDA au lécanemab inclut des mises en garde contre le gonflement du cerveau et les microhémorragies, et recommande la prudence lors de la prescription du médicament aux personnes sous anticoagulants. Le conseil est toutefois profondément enfoui dans les petites lignes de l’étiquette, avertit Schrag. « Mon conseil aux autres cliniciens serait d’être extrêmement prudent. »
LES RECHERCHES ET ÉTUDES À VENIR
Dans leur étude, Christopher Van Dyck et ses collègues ont souligné la nécessité de mener des essais plus longs pour déterminer l’efficacité et l’innocuité du lécanemab.
Pendant ce temps, dans le cadre de l’étude AHEAD financée par Eisai et le National Institutes of Health, des scientifiques évaluent la capacité du médicament à ralentir ou arrêter les changements dans le cerveau des personnes qui n’ont pas reçu de diagnostic de maladie d’Alzheimer, mais qui présentent un risque accru de développer la maladie. Les sujets sont considérés comme étant à risque si des membres de leur famille ont reçu un diagnostic de démence, présentent des niveaux élevés d’amyloïde dans le cerveau, ou présentent des variations génériques associées à la maladie d’Alzheimer.
« Aujourd’hui, nous savons que la maladie d’Alzheimer débute dans le cerveau des années avant qu’une personne ne commence à présenter des troubles de la mémoire ou d’autres problèmes cognitifs », explique Joshua Grill. Malgré l’absence de symptômes, leurs scanners cérébraux peuvent révéler des taux élevés d’amyloïde. Avec ses collègues, le neurobiologiste cherche à déterminer si le lécanemab peut ou non éliminer les plaques dans le cerveau des personnes se trouvant à ce stade préclinique de la maladie, et ce afin de prévenir les problèmes de mémoire avant leur apparition. Les participants à cet essai recevront des injections intraveineuses du médicament toutes les 2 semaines pendant 96 semaines, puis toutes les 4 semaines jusqu’à la 216e semaine.
D’autres médicaments expérimentaux, comme le donanemab développé par Eli Lilly, sont également en projet. La société effectue des essais afin de déterminer si cet anticorps anti-amyloïde peut aider à traiter les patients atteints de la maladie d’Alzheimer présentant des symptômes précoces.
D’autres protéines et facteurs qui pourraient être impliqués dans le déclenchement de la maladie font également parler. Certains scientifiques développent des traitements destinés à cibler la protéine tau, une protéine du cerveau qui a été associée à la perte cognitive et à la démence. D’autres explorent des traitements comme la suppression du stress oxydatif, un état cellulaire dans lequel des espèces réactives oxygénées (des molécules toxiques) submergent les antioxydants de la cellule et endommagent les neurones, contribuant ainsi à la maladie d’Alzheimer.
Selon Van Dyck, il est possible que les traitements à venir fassent appel à une combinaison de médicaments ciblant plusieurs facteurs, et pas seulement la protéine bêta-amyloïde.
Pour le moment, l’approbation du lécanemab par la FDA est considérée par certains comme une évolution dans la bonne direction. « Pendant si longtemps, nous n’avons absolument rien eu qui soit capable de modifier la maladie », affirme Jim McAleer, PDG d’Alzheimer’s Orange County, un organisme à but non lucratif qui fournit des soins et des services de soutien à des milliers de personnes touchées par la maladie. « Le fait d’avoir enfin quelque chose qui peut le faire est, selon moi, un formidable motivateur, même si ce médicament spécifique n’est pas la solution parfaite pour les personnes atteintes par la maladie. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.