Ces livres verts sont toxiques, et plus répandus que vous ne le croyez

Au 19e siècle, un pigment vert toxique était utilisé pour colorer toutes sortes d’objets : des vêtements aux papiers peints, en passant par les couvertures de livres en toile. Une conservatrice de musée s'est donné pour mission de les retrouver.

De Justin Brower
Publication 30 avr. 2022, 10:00 CEST
Lorsque la toile de reliure est devenue une alternative populaire et abordable au cuir pour la ...

Lorsque la toile de reliure est devenue une alternative populaire et abordable au cuir pour la fabrication de livres, les éditeurs ont commencé à publier des ouvrages dans un large éventail de couleurs, y compris le vert émeraude.

PHOTOGRAPHIE DE Rebecca Hale, National Geographic

Les bibliothèques et les collections de livres rares renferment souvent des volumes dont les pages abritent des poisons : il peut par exemple s’agir de célèbres romans policiers ou d’ouvrages fondamentaux sur la toxicologie et la criminalistique. Mais les poisons décrits dans ces livres ne sont que des mots déposés sur des pages. Certains livres dispersés à travers le monde, quant à eux, contiennent littéralement du poison.

Ces livres toxiques, produits au 19e siècle, sont reliés avec une toile colorée avec un pigment connu sous le nom de vert de Paris, et qui contient de l’arsenic. Un bon nombre de ces ouvrages passent inaperçus sur les étagères et dans les collections. C’est pourquoi Melissa Tedone, responsable du laboratoire de conservation du matériel de bibliothèque du Winterthur Museum, Garden & Library, dans le Delaware, a lancé un projet baptisé Poison Book Project, qui vise à localiser et à cataloguer ces volumes toxiques.

À ce jour, l’équipe a trouvé quatre-vingt-huit livres datant du 19e siècle qui contiennent du vert de Paris. Soixante-dix d’entre eux comportent une couverture vert vif et, pour les autres, le pigment est incorporé dans des étiquettes en papier ou des éléments décoratifs. Tedone a même trouvé un livre arborant ce vert émeraude en vente dans une librairie locale, et elle l’a acheté.

Bien qu’ils ne puissent causer que des dégâts mineurs, à moins que quelqu’un ne décide de dévorer un ouvrage vieux de près de 200 ans, ces livres aux couleurs vives et séduisantes ne sont pas totalement sans risque. Les personnes qui les manipulent fréquemment, comme les bibliothécaires ou les chercheurs, peuvent accidentellement inhaler ou ingérer des particules contenant de l’arsenic, ce qui peut les rendre léthargiques et les étourdir, ou encore les faire souffrir de diarrhée et de crampes d’estomac. Sur la peau, l’arsenic peut provoquer des irritations et des lésions. Les cas graves d’empoisonnement à l’arsenic peuvent entraîner une insuffisance cardiaque, une maladie pulmonaire, un dysfonctionnement neurologique et, dans des situations extrêmes, la mort.

Ces livres verts empoisonnés sont-ils très répandus ? « C’est un peu difficile à prédire parce que nos données sont encore limitées, mais je m’attends à ce qu’il y ait certainement des milliers de ces livres dans le monde », dit Tedone. « Toute bibliothèque qui collectionne les reliures en toile d’éditeurs du milieu du 19e siècle est susceptible d’en posséder au moins un ou deux. »

Poisonous book

Au 19e siècle, le pigment vert émeraude, ou vert de Paris, faisait fureur dans la mode et la décoration intérieure... malgré le fait qu'il contenait de l'arsenic.

PHOTOGRAPHIE DE Rebecca Hale, National Geographic

UNE COULEUR… MORTELLE

Le vert de Paris, également connu sous le nom de vert émeraude, vert de Schweinfurt ou encore vert de Vienne, est le fruit de la combinaison de l’acétate de cuivre avec le trioxyde d’arsenic, produisant ainsi de l’acéto-arsénite de cuivre. Ce pigment toxique a été développé commercialement en 1814 par la Wilhelm Dye and White Lead Company de Schweinfurt, en Allemagne. Il était utilisé sur toutes sortes de biens, des vêtements aux papiers peints en passant par les fausses fleurs et la peinture. Dire que l’Angleterre de l’époque victorienne baignait dans le vert de Paris serait un euphémisme : en 1860, plus de 700 tonnes de ce pigment y avaient déjà été produites.

La toxicité de l’arsenic était connue à l’époque, mais cette couleur vibrante était néanmoins populaire et peu chère à produire. Les papiers peints dégageaient une poussière verte toxique qui recouvrait les aliments et les sols, et les vêtements colorés avec ce pigment irritaient la peau et empoisonnaient celui ou celle qui les portait. Malgré les risques, ce vert émeraude était ancré dans la vie de l’époque victorienne. Et cette couleur était mortelle… littéralement.

Alors que ces produits verts toxiques inondaient certaines régions d’Europe et des États-Unis, une autre invention a transformé l’industrie du livre. Au début du 19e siècle, les livres étaient des créations artisanales reliées avec du cuir, mais la révolution industrielle a rapidement permis la production de livres en masse pour satisfaire la demande d’une population croissante de lecteurs et lectrices.

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    Le tissu traditionnel des vêtements ne résiste pas au processus de reliure des livres et n’est pas assez solide pour servir de couverture. Dans les années 1820, l’éditeur William Pickering et le relieur Archibald Leighton ont donc mis au point le premier procédé commercialement viable qui consistait à enduire le tissu d’amidon, comblant ainsi les lacunes du tissage pour produire un matériau robuste : la première toile de reliure.

    « Cela a changé la donne », selon Tedone. « Le tissu était tellement moins cher que le cuir, ce qui signifiait qu’on pouvait désormais vendre des livres à différents niveaux de prix. » Le processus n’a pas seulement affecté les résultats de l’éditeur : il a révolutionné la lecture en général. « Ils rendaient les livres accessibles à une population beaucoup plus large, s’adressant à des personnes à tous les niveaux de l’échelle économique. »

    La popularité des livres reliés en toile a explosé dans les années 1840, et le processus de création de la toile de reliure est donc devenu un secret bien gardé. « Cela représentait beaucoup d’argent pour les éditeurs et, malheureusement, peu de documents existent concernant le processus de fabrication de la toile de reliure », explique la spécialiste.

    Ce que nous savons, c’est que les couvertures des livres pouvaient soudainement prendre des teintes très variées. Les libraires produisaient une gamme de livres de diverses couleurs à l’aide de colorants, qui sont des solutions qui se lient chimiquement à la substance sur laquelle elles sont appliquées, et de pigments, qui sont des matériaux qui recouvrent physiquement la substance, comme la boue séchée sur une jolie robe du dimanche. La nuance de pigment vert la plus à la mode de l’époque pouvait ainsi orner les couvertures des livres populaires.

    Cependant, le problème avec les pigments, c’est qu’ils ont tendance à se fissurer, à s’écailler et à s’effriter avec le temps.

     

    DU POISON DANS LA BIBLIOTHÈQUE

    Au printemps 2019, Melissa Tedone a reçu la demande d’un conservateur de la galerie de Winterthur d’emprunter un livre de la bibliothèque afin de l’exposer : Rustic Adornments for Homes and Taste, publié en 1857.

    « Ce livre en particulier était très beau, d’un vert vif avec beaucoup d’estampes dorées. Il était visuellement magnifique, mais il était en très mauvais état », explique-t-elle. « La tranche et les couvertures se détachaient, et la couture était cassée. Il fallait donc le conserver avant de pouvoir l’exposer. »

    Après avoir placé cet ouvrage beau mais abîmé sous son microscope, Tedone a examiné la première de couverture. « Il y avait une saleté noire et cireuse sur la surface, et j’essayais de la décoller de la toile avec un piquant de porc-épic », raconte-t-elle. « Et puis j’ai remarqué que le colorant de la toile s’écaillait très facilement autour de la zone sur laquelle je travaillais. »

    Pour un œil non averti, cela pourrait sembler normal avec un livre vieux de 162 ans, mais pour cette spécialiste, c’était surprenant. « Il ne semblait pas que le tissu ait été teint », dit-elle. « Il me semblait que l’enduit d’amidon sur le tissu était peut-être mélangé à un pigment. »

    Pour connaître l’identité du mystérieux pigment vert, Tedone s’est adressée à Rosie Grayburn, responsable du laboratoire de recherche et d’analyse scientifique du musée.

    Mme Grayburn a d’abord étudié l’échantillon à l’aide d’un spectromètre de fluorescence de rayons X, dont le rôle est de bombarder le matériau de rayons X et de mesurer l’énergie des photons émis afin de déterminer sa composition chimique. Cette technique permet de connaître les éléments présents, mais pas leur disposition dans une molécule. Une autre technique utilisant un spectrophotomètre Raman permet de mesurer la manière dont la lumière d’un laser interagit avec les molécules cibles, déplaçant l’énergie du laser vers le haut ou vers le bas. Tout comme chaque personne a des empreintes digitales uniques, chaque molécule a un spectre Raman caractéristique.

    La sensibilité de ces techniques est essentielle, mais il est tout aussi important qu’elles ne soient pas destructives. « Il ne faut pas endommager les œuvres d’art », explique Grayburn.

    La fluorescence X a révélé la présence de cuivre et d’arsenic dans le pigment vert, une découverte essentielle, et l’empreinte unique de la spectroscopie Raman a permis d’identifier le pigment comme étant le fameux vert de Paris.

     

    MANIPULER DES LIVRES TOXIQUES

    L’équipe a ensuite utilisé le laboratoire d’analyse des sols de l’université du Delaware pour mesurer la quantité d’arsenic présente dans la couverture de Rustic Adornments. Elle a ainsi constaté que la toile contenait en moyenne 1,42 milligramme d’arsenic par centimètre carré. Sans soins médicaux, la dose létale d’arsenic pour un adulte est d’environ 100 milligrammes, soit la masse de quelques grains de riz.

    « Quelles sont les conséquences du fait d’avoir autant d’arsenic dans la toile de reliure, sur ses gants, pendant le traitement ? Qu’est-ce que cela implique pour la santé et la sécurité ? » demande Grayburn.

    Pour répondre à ces questions, Tedone et Grayburn se sont adressées à Michael Gladle, le directeur de la santé et de la sécurité environnementales de l’université du Delaware. « L’arsenic est un métal lourd auquel est associée une certaine toxicité, principalement par inhalation ou ingestion », explique-t-il. Le risque relatif lié à la toile vert émeraude « dépend de la fréquence », et constitue une préoccupation majeure « pour celles et ceux qui travaillent dans le domaine de la conservation. »

    Gladle suggère que toute personne manipulant ces ouvrages devrait isoler les livres et travailler sur eux sur une table plate avec des hottes pour contrôler toute matière particulaire d’arsenic. « Les personnes qui ont accès à ces livres anciens à des fins de recherche devraient porter des gants et utiliser un espace dédié pour examiner ces livres », ajoute-t-il.

    Pour suivre les recommandations de Gladle, la bibliothèque de Winterthur a retiré de la circulation neuf livres verts couverts d’arsenic, et les a placés dans de grands sacs en plastique polyéthylène scellés. Lorsqu’ils manipulent ou effectuent des travaux de conservation sur les livres concernés, ils portent des gants en nitrile, puis essuient les surfaces dures et se lavent les mains.

    L’équipe s’est ensuite mise à la recherche d’autres livres, se rendant à 40 kilomètres de là, à la plus ancienne bibliothèque du pays : la Library Company of Philadelphia. Elles y ont identifié vingt-huit livres supplémentaires en toile vert émeraude. Grâce à un échantillon plus important, elles ont découvert que la plupart des livres dont la toile vert émeraude contenait de l’arsenic avaient été publiés dans les années 1850.

    Pour aider les autres à identifier les livres recouverts d’arsenic et les risques potentiels qu’ils présentent, l’équipe a conçu des marque-pages en couleur arborant des images de couvertures en vert de Paris, ainsi que des précautions de manipulation et de sécurité. Elle a envoyé plus de 900 de ces signets par la poste à travers les États-Unis, et dans 18 autres pays, ce qui a permis à 6 autres institutions d’identifier les livres contenant de l’arsenic dans leurs collections.

    Malgré la toxicité du vert de Paris à base d’arsenic dans les produits, les biens et les vêtements des foyers, il n’a jamais été interdit. Son utilisation s’est éteinte naturellement, soit en raison de sa réputation de substance toxique, soit parce que la couleur est simplement passée de mode, un peu comme les appareils électroménagers vert avocat dans les années 1970.

    Le message le plus important de Tedone, en bonne conservatrice, est de ne pas jeter les livres empoisonnés. « Il ne faut pas paniquer et les jeter », dit-elle. « Nous voulons juste que les gens prennent cela au sérieux. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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