Comment les virus façonnent notre monde

La Covid-19 nous rappelle leur pouvoir destructeur, mais sans eux la vie telle que nous la connaissons serait impossible.

De David Quammen
Photographies de Craig Cutler
Publication 9 févr. 2021, 14:16 CET, Mise à jour 9 févr. 2021, 15:20 CET
Agents de maladies, les virus font aussi des merveilles et façonnent l’évolution depuis le début de ...

Agents de maladies, les virus font aussi des merveilles et façonnent l’évolution depuis le début de la vie. Environ 8 % de l’ADN humain provient de virus qui ont infecté nos ancêtres et introduit des gènes viraux dans leurs génomes. Certains de ces gènes jouent désormais un rôle crucial aux premiers stades du développement de l’embryon et du placenta, tel celui qui entoure ce fœtus de 13 semaines.

PHOTOGRAPHIE DE Lennart Nilsson, Tt, science Photo Library composition De Deux Images

Imaginons une planète sans virus. D’un coup de baguette magique, ils ont tous disparu : le virus de la rage, celui de la polio, le terriblement létal Ebola, les virus de la rougeole, des oreillons, les divers virus de la grippe. Ont disparu le VIH, la dengue, et tous les rotavirus qui tuaient des centaines de milliers d’enfants chaque année dans les pays en développement. Zika et la fièvre jaune ont disparu. Nul ne souffre plus de la varicelle, d’hépatite, de zona, ni même d’un simple rhume. Le virus du Sras de 2003, qui annonçait l’ère de la pandémie actuelle ? Disparu aussi. Et, bien sûr, l’infâme Sras-CoV-2, à l’origine de la Covid-19 aux effets si retors.

Vous vous sentez mieux ? Vous ne devriez pas.

Nous vivons dans un monde de virus. Leur abondance, leur diversité sont incommensurables. On en compterait au moins 320 000 espèces rien que chez les mammifères.

À chiffres énormes, conséquences énormes. La plupart de ces virus favorisent les processus d’adaptation et ne menacent pas la vie sur la Terre – ni celle de l’humanité. Sans les virus, nous ne pourrions pas continuer d’exister. Par exemple, la gestation serait impossible sans deux segments de l’ADN empruntés à des virus et que l’on trouve aujourd’hui dans les génomes des humains et d’autres primates.

Il existe aussi un ADN viral, niché dans les gènes des animaux terrestres, qui favorise la collecte et le stockage des souvenirs dans d’infimes bulles de protéines. D’autres gènes dérivés de virus contribuent à la croissance des embryons, régulent le système immunitaire, aident à résister au cancer. Des rôles importants que l’on commence seulement à comprendre.

Il s’avère que les virus ont joué un rôle crucial pour déclencher des transitions majeures de l’évolution. Éliminez tous les virus et la colossale diversité biologique de la planète s’effondrerait.

Un requin-zèbre passe, tandis qu’un plongeur de l’Aquarium du Pacifique, à Long Beach, montre l’image d’un bactériophage, un type de virus qui infecte les bactéries. Inoffensifs pour les plantes et les animaux, les bactériophages sont essentiels à la santé des océans, qui regorgent de virus. L’Habitat de récifs tropicaux et le Jardin de corail mou de l’Aquarium contiennent 1 389 875 l d’eau pour un nombre de virus estimé à 5 320000 milliards. Mis bout à bout, ces virus feraient presque huit fois le tour de la Terre.

PHOTOGRAPHIE DE Craig Cutler, Dominik Hrebík Et Pavel Plevka, Laboratoire De Virologie Structurale, Ceitec, Université Masaryk, République Tchèque bactériophage

Certes, un virus est un parasite. Mais, parfois, ce parasitisme ressemble plus à une symbiose – une dépendance mutuelle qui profite à la fois à l’intrus et à l’hôte. Comme le feu, les virus sont un phénomène qui n’est ni toujours bon ni toujours mauvais.

Pour appréhender le nombre et la diversité des virus, il faut définir ce qu’ils sont et ne sont pas. D’abord, ce ne sont pas des cellules vivantes. Une cellule (comme celles qui s’assemblent en grande quantité pour constituer notre corps) renferme une machinerie sophistiquée. Cette machinerie a deux fonctions spécifiques, entre autres : fabriquer des protéines et stocker de l’énergie. Une bactérie est une cellule avec des attributs similaires, quoique nettement plus simples. Un virus, lui, n’est rien de tout cela.

Sa définition même a évolué. Ainsi, en 1898, le botaniste néerlandais Martinus Beijerinck, étudiant le virus de la mosaïque du tabac, a suggéré qu’il s’agissait d’un liquide infectieux. Pendant un temps, un virus a été surtout défini par sa taille – un virus est plus petit qu’une bactérie, mais peut aussi provoquer des maladies.

Plus tard, on a pensé qu’un virus était un agent invisible même au microscope, porteur d’un très petit génome, et qui se répliquait (dupliquait son génome) au sein des cellules vivantes. Un premier pas vers une meilleure compréhension.

Le Concept de virus, du microbiologiste français André Lwoff, paraît en 1957. Un essai qui fera date. «Je défendrai un point de vue paradoxal, écrit Lwoff, à savoir que les virus sont des virus.» Autrement dit : ils sont uniques en leur genre, plus faciles à décrire qu’à définir.

Chaque particule virale est constituée d’un jeu d’instructions génétiques, écrites sous forme d’un code dans l’un des deux acides nucléiques, l’ADN ou l’ARN. Elles sont empaquetées dans une capsule de protéines – ou capside.

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    Jason Shepherd, neuro-scientifique à l’université de l’Utah, montre l’image d’une reconstitu­tion en 3D d’une capsule protéique de type viral, qui joue un rôle essentiel dans la cognition et la mémoire. Le gène ARC porte le code qui permet de créer cette merveille sphérique. Il a été acquis par des vertébrés terrestres à partir d’un ancêtre de type viral, il y a environ 400 millions d’années. Dans le cerveau de l’être humain (à droite) et dans celui de nombreux autres animaux, la capsule (qui ressemble aux capsides entourant le génome des virus) transporte les informations génétiques entre les neurones.

    PHOTOGRAPHIE DE CRAIG CUTLER / SIMON ERLENDSSON, LABORATOIRE DE BIOLOGIE MOLÉCULAIRE MRC (CAPSULE) ; ROBERT CLARK (CERVEAU)

    Parfois, la capside est ceinte d’une membrane, qui la protège et l’aide à s’accrocher à une cellule. Or un virus peut se dupliquer seulement s’il pénètre dans une cellule. Car il doit emprunter à la cellule le processus d’impression en 3D qui transforme l’information génétique en protéines.

    Quand la cellule hôte n’a pas de chance, de nouvelles particules virales sont fabriquées en grand nombre. Puis ces particules s’échappent, laissant la cellule à l’état d’épave. Ce processus explique en partie comment un virus devient un agent pathogène. C’est ce qui survient avec le Sras-CoV-2 dans les cellules épithéliales des voies respiratoires de l’être humain.

    Et si la cellule a de la chance ? Il est possible que le virus s’installe tout simplement dans cet avant-poste douillet. Il peut se mettre en sommeil, ou bien intégrer son petit génome dans celui de la cellule. Cette seconde possibilité a
    de vastes conséquences sur le mélange des génomes, sur l’évolution, et même sur notre sentiment d’identité en tant qu’humains.

    En 1983, dans un ouvrage de référence, le biologiste britannique Peter Medawar et son épouse, Jean, éditrice, écrivaient : «On ne connaît aucun virus bénéfique : comme on a si bien dit, un virus est “un morceau de mauvaises nouvelles enveloppées dans des protéines”.» Erreur, commise alors par bien d’autres scientifiques.

    On le sait aujourd’hui : certains virus sont bénéfiques. La capside protéique enveloppe un message génétique. Et, selon le cas, ce message peut être une bonne ou une mauvaise nouvelle.

     

    D’OÙ VIENNENT LES PREMIERS VIRUS ?

    Retournons près de 4 milliards d’années en arrière. À cette époque, la vie sur la Terre émergeait d’une «soupe primordiale» constituée de longues molécules, de composés organiques plus simples et d’énergie.

    Au musée de l’Homme, à Paris, l’un des crânes de néandertaliens les plus complets jamais découverts repose près de squelettes humains. L’homme moderne a quitté l’Afrique, puis s’est reproduit avec des néandertaliens. Il en a aussitôt acquis des gènes qui avaient évolué pendant des centaines de milliers d’années. Les scientifiques ont découvert 152 gènes hérités de néandertaliens qui ont contribué à la mise en place de notre réponse immunitaire. Conclusion : ces gènes ont aidé nos ancêtres à lutter contre les virus nouveaux pour eux et rencontrés en Europe.

    PHOTOGRAPHIE DE Rémi Bénali

    Certaines des longues molécules (sans doute de l’ARN) ont commencé à se répliquer. Ces molécules, les premiers génomes, se sont reproduites, ont muté et ont évolué. La sélection naturelle darwinienne aurait commencé à ce moment-là. Des molécules ont peut-être trouvé refuge au milieu de membranes et de «parois», ou en ont créé, acquérant un avantage compétitif. Ce fut le premier pas vers la formation des premières cellules.

    Ces cellules ont eu une descendance par scissiparité (en se séparant en deux). Cette division a également eu lieu dans un sens plus large. En effet, lors de ce processus, des divergences ont engendré les bactéries et les archées, soit deux des trois domaines de la vie cellulaire. Le troisième domaine, celui des eucaryotes, est apparu quelque temps plus tard. C’est celui dont nous faisons partie, comme toutes les créatures (animaux, plantes, champignons, certains microbes) composées de cellules à l’anatomie interne complexe.

    Voilà les trois grandes branches de l’arbre de la vie tel que nous le connaissons. Alors, où placer les virus sur cet arbre ?

    Un courant de pensée affirme qu’on ne devrait pas inclure les virus dans l’arbre de vie, car ils ne sont pas vivants. Un argument récurrent. Mais il dépend de ce qu’on appelle «vivant ». N’est-il pas plus stimulant d’accepter les virus au sein de la grande maison de la vie, et de se demander quelle est leur place ?

    Qui, du virus ou de la cellule, est à l’origine de l’autre ? Trois hypothèses tentent d’expliquer l’origine évolutive des virus : la «primauté du virus», l’«évasion du virus» et la «réduction en virus». Selon celle de la primauté, le virus a précédé la cellule, en s’assemblant directement à partir de la soupe primordiale. Selon celle de l’évasion, des gènes ou des fragments de génomes se sont échappés de la cellule en s’enfermant dans des capsides protéiques pour devenir un virus parasite. Selon celle de la réduction, le virus est dérivé de la cellule par miniaturisation progressive, du fait de la concurrence entre cellules, jusqu’à devenir si minimaliste qu’il n’a pu survivre qu’en parasitant d’autres cellules.

    Une hypothèse, variante de l’évasion, est celle de la «chimère». Elle s’appuie sur les transposons (ou gènes sauteurs). Ces éléments génétiques opportunistes sautent d’une position dans le génome à une autre, d’une cellule à une autre, voire d’une espèce à une autre. Ils utilisent les ressources cellulaires pour se cloner indéfiniment. Ils constituent près de la moitié du génome humain. Les premiers virus seraient des transposons ayant, au hasard de leur pérégrination génomique, emprunté par voisinage des gènes de capside les protégeant lors de la libération dans le milieu extracellulaire.

    Chacune de ces hypothèses a ses mérites pour expliquer l’origine évolutive des virus. Mais, en 2003, un nouveau venu a fait pencher la balance en faveur de la réduction : le virus géant.

     

    DÉCOUVERTE DU VIRUS GÉANT

    Le virus géant a été découvert dans des amibes (des eucaryotes unicellulaires) récoltées dans l’eau d’une tour de refroidissement, à Bradford, en Angleterre. Certaines de ces amibes renfermaient une mystérieuse goutte. Elle était assez grosse pour être vue au microscope optique (d’ordinaire, un virus ne se voit qu’au microscope électronique) et ressemblait à une bactérie. Mais les scientifiques n’ont pas pu détecter des gènes bactériens à l’intérieur.

    L’image d’un embryon humain avec seulement huit cellules est projetée derrière Joanna Wysocka, professeure de biologie du développement à l’université Stanford. Son équipe a découvertqu’un rétrovirus endogène humain (ou HERV, une séquence génétique acquise dans le passé à la faveur d’une infection virale) se déclenche à ce stade du développement et produit des protéines. Wysocka pense que le gène, appelé HERV-K, pourrait protéger l’embryon d’une infection virale et aider à contrôler la croissance du fœtus.

    PHOTOGRAPHIE DE Craig Cutler, Lennart Nilsson, Tt, science Photo Library embryon

    À l’université de la Méditerranée (Aix-Marseille II), des chercheurs ont invité la «chose» à infecter d’autres amibes et séquencé son génome. Ils ont alors reconnu sa nature. L’équipe l’a nommée Mimivirus, car de taille mimant celle de bactéries.

    Mimivirus affichait un diamètre énorme. Il était plus grand que la plus petite des bactéries. Son génome était tout aussi énorme pour un virus : près de 1,2 million de lettres (ou paires de bases), contre 13 000 pour un virus de la grippe, par exemple. C’était un virus « impossible» : de nature virale, mais trop grand sur l’échelle des virus, comme  un papillon de 1 m d’envergure. 

    La découverte de Mimivirus, me confie Jean-Michel Claverie, l’un des responsables de l’équipe marseillaise, «a causé beaucoup de problèmes». Pourquoi ? Parce que le séquençage de son génome a révélé quatre gènes très inattendus. Des gènes qui codent des enzymes présumées être uniquement cellulaires et jamais vues auparavant dans un virus.

    Ces enzymes, précise Jean-Michel Claverie, font partie des composants qui traduisent le code génétique pour assembler les acides aminés en protéines. «La question était donc : pourquoi diable un virus a-t-il besoin» de ces drôles d’enzymes, normalement actives dans les cellules, «quand il peut disposer de celles de la cellule ?» Conclusion logique: la lignée de Mimivirus est issue de la réduction génomique d’une cellule, et les enzymes
    sont des reliquats d’anciennes cellules.

    Peu après, des virus géants similaires ont été découverts dans la mer des Sargasses. Mimivirus est devenu le nom d’un genre, fort de nombreuses espèces.

    L’équipe d’Aix-Marseille a alors découvert deux autres mastodontes – tous deux parasites d’amibes –, l’un dans des sédiments peu profonds, au large du Chili, l’autre dans un étang australien. Jusqu’à deux fois plus gros que Mimivirus, encore plus singuliers, ils ont été classés dans un genre distinct, Pandoravirus. L’allusion à la boîte de Pandore, a expliqué l’équipe en 2013, évoque les «surprises attendues d'une étude plus approfondie».

    Virologue et structuraliste, Chantal Abergel a cosigné l’étude. Les chercheurs ont compris qu’il s’agissait de virus, explique- t-elle à propos de Pandoravirus, en constatant que ces créatures ne se reproduisaient pas par scissiparité.

    L’équipe marseillaise a alors proposé une variante audacieuse de l’hypothèse de la réduction : les virus sont peut-être issus de la réduction de cellules très anciennes, disparues depuis. Et ces «protocellules ancestrales» étaient peut-être différentes de l’ancêtre commun à toutes les cellules connues aujourd’hui – et en concurrence avec lui.

    Victimes de cette compétition, les protocellules auraient été exclues de toutes les niches disponibles pour les organismes libres. Elles auraient survécu en parasitant d’autres cellules et en réduisant leur génome, finissant par devenir ce que nous appelons des virus. Ceux-ci seraient donc peut-être les vestiges d'un univers cellulaire disparu. 

     

    UN VIRUS, C'EST QUOI ?

    Quel rôle ont-ils joué et jouent-ils encore dans la construction du vivant ? Sur ces sujets, la découverte des virus géants a été une source d’inspiration pour d’autres scientifiques.

    Les définitions précédentes d’un «virus» étaient inadéquates, a suggéré Patrick Forterre, de l’Institut Pasteur, à Paris. En effet, les scientifiques confondaient les particules virales (les éléments de génome protégés dans leur capside et appelés «virions») avec la totalité d'un virus. Ce qui revenait à confondre une graine avec sa plante, selon Forterre. Le virion n’est que le mécanisme de dispersion, argue le micro-biologiste français. Or on ne peut pas définir un virus en totalité si l’on ne tient pas compte de sa présence au sein d’une cellule – une fois qu’il s’est emparé de la machinerie de celle-ci pour répliquer plus de virions (plus de graines de lui-même). Prises ensemble, les deux phases indiquent clairement que la cellule fait partie de l’histoire de la vie du virus.

    Au stade du blastocyste (embryon avec de nombreuses cellules), le rétrovirus HERV-K (coloré ici en vert) se trouve partout. Mais il est concentré dans des cellules qui deviendront un bébé.

    PHOTOGRAPHIE DE Mark Wossidlo, Université Stanford, université Médicale De Vienne

    Forterre a appelé cette entité combinée une «virocellule». Ce concept court-circuite les débats sur la nature vivante ou non vivante des virus. Le chercheur est catégorique : un virus est vivant dès lors qu’il s’agit d’une virocellule, et peu importe que ses virions soient inanimés.

    «L’idée derrière le concept de virocellule, me précise-t-il par Skype, était surtout de se focaliser sur cette phase intracellulaire.» La phase intracellulaire est celle où la cellule infectée obéit comme un zombie aux ordres du virus : la cellule lit le génome viral et le réplique. Avec parfois de petits écarts, décalages ou erreurs.

    Lors du processus, souligne Forterre, «de nouveaux gènes peuvent apparaître dans un génome viral. Et c’est un point majeur pour moi.»

    Les virus innovent. Mais les cellules réagissent avec leurs propres innovations défensives, telles que la paroi cellulaire ou le noyau. Cette course aux armements conduit vers une complexité croissante. Nombre de scientifiques ont supposé que les virus avaient réussi leurs principaux changements évolutifs en procédant selon la technique dite du «virus pickpocket ».

    Le virus pickpocket s’empare de fragments d’ADN de l’organisme infecté et incorpore dans son génome les pièces volées pour son propre usage. Mais, affirme Forterre, ce pillage pourrait avoir le plus souvent lieu dans l’autre sens, les cellules s’emparant des gènes des virus.

    Forterre, Claverie, Gustavo Caetano-Anollés, de l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, et d’autres défendent une conception plus radicale : les virus seraient les principaux instigateurs de la diversité génétique.

    Selon cette théorie, au fil de milliards d’années, les virus ont enrichi les possibilités d’évolution des créatures cellulaires en déposant du matériel génétique nouveau dans les génomes de ces dernières. Cet étrange processus est une version du phénomène appelé «transfert horizontal des gènes», où les gènes se déplacent à travers les frontières des différentes lignées (le transfert vertical des gènes, des parents à leur progéniture, étant la forme d’héritage la plus connue).

    Le flux horizontal de gènes viraux vers les génomes cellulaires a été «écrasant», selon Forterre et son coauteur. Cela pourrait aider à saisir certaines grandes transitions évolutives : l’origine de l’ADN, l’origine des noyaux cellulaires chez les créatures complexes, l’origine de parois cellulaires, voire les divergences entre les trois principales branches de l’arbre de la vie.

    Il y a trois ans, je me suis entretenu avec Thierry Heidmann du gène syncytine 2. Le biologiste français et son équipe l’ont découvert en passant au crible les 3,1 milliards de lettres du génome humain. Objectif : trouver des fragments d’ADN semblables au type de gènes qu’un virus utiliserait pour produire son enveloppe. Ils en ont trouvé une vingtaine.

    «Deux au moins se sont révélés très importants», me dit Heidmann. Car la syncytine 1, découverte pour la première fois par d’autres scientifiques, et la syncytine 2, mise au jour par son équipe, ont la capacité de remplir des fonctions essentielles pour la gestation humaine.

    Comment ces gènes de virus ont-ils intégré le génome humain ? Et à quelles fins s’y sont-ils adaptés ? Voilà deux des questions soulevées par une histoire remarquable, commencée avec le concept des rétrovirus endogènes humains.

    Un rétrovirus est un virus doté d’un génome à ARN. Il agit à l’inverse du fonctionnement ordinaire de l’ARN (d’où le préfixe «rétro»). Au lieu de copier de l’ADN en ARN qui envoie à l’imprimante 3D l’ordre de fabriquer des protéines, les rétrovirus copient leur ARN en ADN et l’intègrent dans le génome de la cellule infectée.

    Par exemple, le VIH est un rétrovirus. Il infecte les cellules immunitaires humaines en insérant son génome dans le génome de la cellule. À un moment, l’ADN viral est activé et copié en ARN viral pour produire de nombreux autres virions du VIH, dont l’explosion tue la cellule.

    Des virus ayant infecté des mammifères voilà 150 millions d’années ont laissé des gènes à l’origine d’une avancée capitale de l’évolution : le placenta. Les êtres humains et les autres mammifères placentaires peuvent ainsi se déplacer avec les petits à naître. Ceux-ci sont donc moins vulnérables aux prédateurs. Chez l’humain, deux gènes issus de virus (syncytine 1 et syncytine 2) aident à la formation de la membrane placentaire attachée à l’utérus. La membrane pourrait aussi contribuer à empêcher le système immunitaire de la mère d’attaquer le fœtus en tant que corps étranger.

    PHOTOGRAPHIE DE CRAIG CUTLER / LENNART NILSSON, TT/SCIENCE PHOTO LIBRARY (FŒTUS À 16 SEMAINES). MANNEQUIN : MELODY CARBALLO, ENCEINTE DE 35 SEMAINES.

    Plus pervers encore : certains rétrovirus infectent les cellules reproductrices (les cellules qui produisent les œufs et le sperme). Ce faisant, ils insèrent leur ADN dans le génome héréditaire de l’hôte. Les segments ainsi insérés (internalisés) sont des rétrovirus «endogènes».

    Les segments incorporés dans les génomes humains sont appelés « rétrovirus endogènes humains », ou HERV. Si vous ne devez retenir qu’une chose de cet article, c’est ceci : 8 % du génome humain est constitué de cet ADN viral, que des rétrovirus ont inséré dans notre lignée au cours de l’évolution. Et le gène syncytine 2 compte parmi les plus importants de ces ajouts.

    L’origine et la fonction de ce gène sont assez simples. Un gène, qui, originellement, aidait un virus à fusionner avec sa cellule-hôte, s’infiltra dans des génomes d’anciens animaux. Il fut ensuite modifié pour donner une protéine semblable, capable de fusionner des cellules entre elles pour former une structure spéciale autour de ce qui devint le placenta. Cette innovation, aux conséquences énormes pour l’évolution, permit à une femelle de porter son petit en développement à l’abri des prédateurs, dans son corps.

    Le premier gène dérivé d’un rétrovirus a pu être remplacé par des versions mieux adaptées et favoriser ainsi l’essor du placenta. La syncytine 2, gène acquis d’un virus, est responsable de la fusion des cellules en une structure reliant le placenta à l’utérus. Cette structure unique entre la mère et le fœtus permet les échanges gazeux, nutritifs et l’évacuation des déchets. C’est un extraordinaire design réussi du façonnage d’un composant viral en composant humain.

    Que cela nous apprend-il sur la marche de l’évolution? Thierry Heidmann a un rire joyeux. «Nos gènes ne sont pas seulement nos gènes. Nos gènes sont aussi des gènes rétroviraux.»

    Les exemples abondent. Le gène ARC s’exprime en réponse à l’activité neuronale chez les mammifères et les mouches. Or il ressemble beaucoup à un gène rétroviral qui code pour une capside protéique.

    L’ARC jouerait un rôle-clé dans le stockage de l’information au sein des réseaux neuronaux – autrement dit : dans la mémoire. Il agirait en regroupant des informations tirées de l’expérience (et incarnées sous forme d’ARN) dans de petits sacs protéiques qui les transportent d’un neurone à l’autre.

    Un microscope électronique à transmission cryogénique vu de l’intérieur (à gauche). L’instrument, qui peut créer des images de virus en 3D jusqu’à une échelle proche de l’atome, a révélé la structure à pointes désormais familière du Sras-CoV-2. Un moniteur couplé au microscope (à droite) affiche une coupe transversale du virus et un modèle informatique en 3D.

    PHOTOGRAPHIE DE Leo Hillier, Laboratoire De Biologie Moléculaire Mrc, Zunlong Ke, Lesley Mckeane Et John Briggs, Laboratoire De Biologie Moléculaire Mrc images Du Moniteur

    Quant à HERV-K, un autre rétrovirus endogène humain, il produit des fragments viraux qui se trouvent dans les embryons humains au stade le plus précoce. Ces fragments pourraient jouer un rôle positif pour protéger l’embryon d’une infection virale, ou pour l’aider à contrôler le développement du fœtus – ou les deux. C’est ce que proposent Joanna Wysocka et ses collègues de l’école de médecine de l’université Stanford.

    L’équipe s’est concentrée sur un transposon particulier. Ce gène sauteur semble avoir pénétré dans le génome humain comme une sorte de fragment embryonnaire du HERV-K. Puis il a trouvé le moyen de se dupliquer et de rebondir vers d’autres parties du génome. Il y est maintenant dispersé en 697 copies, qui semblent faciliter l’activation de près de 300 gènes humains.

    « Pour moi, ce qui est vraiment ahurissant, affirme Joanna Wysocka, c’est que les HERV constituent environ 8 % du génome humain. » Une partie de notre être qui, pour l’essentiel, témoigne « des infections rétrovirales du passé ». Selon la chercheuse, « notre passé d’infections rétrovirales continue de modeler notre évolution en tant qu’espèce ».

    Cette agilité évolutive a un inconvénient : les virus changent parfois d’hôte. La plupart des nouvelles maladies infectieuses humaines apparaissent de cette façon, via des virus acquis à partir d’un hôte animal non humain.

    Chez l’hôte initial, le virus est peut-être resté en faible quantité, avec un effet limité, depuis des millénaires. Mais, chez un nouvel hôte (disons, un humain), il se peut qu’il pullule. Et si, en plus de se reproduire, le virus arrive à se propager d’humain à humain, c’est une contagion. S’il se propage dans une communauté ou un pays, c’est une épidémie. S’il envahit le monde entier, c’est une pandémie. Nous voilà revenus au Sras-CoV-2.

    Certains types de virus sont plus susceptibles que d’autres de causer des pandémies. Les coronavirus sont parmi les plus inquiétants, du fait de la nature de leur génome, de leur capacité à changer et à évoluer, et parce qu’ils ont déjà transmis des maladies humaines graves (Sras en 2002-2003, Mers 2012 et 2015...).

    Les coronavirus appartiennent à la tristement célèbre catégorie des virus à ARN simple brin. Ceux-ci incluent ceux de la grippe, la rage, la rougeole, Nipah, Ebola, les hantavirus et les rétrovirus. Un génome à ARN simple brin est sujet à de fréquentes mutations quand le virus se réplique. Et ces mutations fournissent un éventail de variations génétiques aléatoires sur lesquelles la sélection naturelle peut agir.

    Les coronavirus portent des génomes assez longs (environ 30 000 lettres pour le Sras-CoV-2). Ils évoluent plutôt lentement pour des virus à ARN, car ils disposent d’une enzyme de correction des erreurs, qui limite mécaniquement le nombre de mutations. Par contre, ils sont aussi capables de se recombiner. Dans ce cas, deux souches de coronavirus qui infectent la même cellule échangent des sections de leur génome. Elles engendrent ainsi une troisième souche hybride de coronavirus. C’est peut-être ce qui a créé le nouveau coronavirus, le Sras-CoV-2.

    D’où le coronavirus Sras-CoV-2 vient-il ? Le grand rhinolophe (à gauche) et le pangolin de Chine (à droite) ont été considérés comme des hôtes possibles. Maciej Boni (université d’État de Pennsylvanie) et une équipe internationale ont retracé l’histoire du virus jusqu’à il y a cent ans environ, quand les coronavirus des chauves-souris et des pangolins ont divergé. Le Sras-CoV-2 a pu évoluer il y a 40 à 70 ans à partir des virus de la chauve- souris les plus proches connus.

    PHOTOGRAPHIE DE Craig Cutler, Photographiés Au Muséum D’histoire Naturelle Du Comté De Los Angeles chauve-souris Et Pangolin

    Son virus ancestral résidait sans doute dans une chauve-souris, peut-être un rhinolophe, souvent porteur de coronavirus. Si une recombinaison a eu lieu, ajoutant de nouveaux éléments cruciaux issus d’un autre coronavirus, elle a pu se produire chez une chauve-souris, ou éventuellement chez un autre animal.

    Les scientifiques sont en train d’étudier ces possibilités, parmi d’autres, en séquençant et en comparant les génomes des virus présents dans divers hôtes potentiels. Ce que nous savons pour l’heure, c’est que le Sras-CoV-2, tel qu’il existe aujourd’hui chez l’homme, est un virus subtil, capable d’évolution ultérieure.

    Les virus donnent ; les virus prennent. Il est ardu de les placer sur l’arbre de vie. Peut-être parce que l’histoire de la vie, après tout, n’a pas vraiment cette forme d’arbre devenue canonique depuis Charles Darwin. Celui-ci ignorait tout des gènes et des virus. Tout est très compliqué. Y compris les virus, qui sont si simples a priori. Mais voir cette complexité nous offre déjà une vision plus claire de l’entrelacs des liens du monde naturel.

     

    Article publié dans le numéro 257 du magazine National Geographic - S'abonner au magazine.

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