Votre carrelage en travertin contient peut-être des fossiles humains
Un dentiste a fait une étonnante découverte qui a attiré l'attention de nombreux chercheurs à travers le monde : un morceau de mâchoire humaine incrusté dans le carrelage en travertin de la maison récemment rénovée de ses parents, en Turquie.
Cette mandibule humaine a été fossilisée dans du travertin il y a des centaines de milliers, voire des millions d'années. La roche ayant été découpée pour en faire du carrelage, ce fossile s'est retrouvé dans le sol d'une maison récemment rénovée.
Une mâchoire ancienne conservée dans la roche pendant des millions d’années : voilà le genre de découverte que les scientifiques espèrent réaliser lors de leurs nombreuses recherches sur le terrain. Ce à quoi ils ne s’attendaient pas, cependant, était de mettre au jour une mâchoire humaine vieille de plusieurs milliers, voire millions d’années… dans le carrelage en travertin d’une maison.
C’est pourtant ce qui est arrivé en Turquie, comme l’a révélé un utilisateur anonyme dans un billet publié dans la rubrique r/fossils du site Reddit et accompagné d’une image de ce qui ressemblait à une coupe de mandibule humaine incrustée dans un carreau de la maison récemment rénovée de ses parents.
L’auteur du billet affirme être dentiste de profession et avoir reconnu le morceau de mâchoire au premier coup d’œil. Bien que cette histoire puisse paraître invraisemblable, les photographies ne trompent pas : on y voit bien une mandibule tranchée latéralement et parfaitement encastrée dans la surface polie du travertin.
Face à une telle découverte, plusieurs questions se posent : à qui appartenait ce morceau de mâchoire ? Comment s’est-il retrouvé dans le carrelage d’une salle de bains ? Où se trouve le reste du corps ?
L’HOMME DE KOCABAŞ
Le travertin est une roche sédimentaire qui se forme à proximité de sources d’eau chargées de carbonate de calcium dissous. Tout comme le calcaire qui s’accumule dans les tuyaux de nos maisons, ce carbonate de calcium s’écoule avec l’eau et finit par se solidifier et par former des couches de roche. Pendant ce processus, toute sorte d'objets, tels que des feuilles, du bois, mais aussi des restes d’animaux, y compris d’anciens hominidés, peuvent se retrouver enfermés dans la roche. Les couches de travertin qui résultent de ce processus peuvent former d’impressionnantes cascades, comme celles des Mammoth Hot Springs dans le parc national de Yellowstone.
Les terrasses en travertin des Mammoth Hot Springs du parc national de Yellowstone ont été formées par le carbonate de calcium de l'eau de source qui, en se solidifiant, a créé des couches de roche, tout comme le calcaire qui s’accumule dans les tuyaux de nos maisons.
Les édifices de travertin, comme celui de Mammoth Hot Springs, peuvent piéger des restes de plantes et d'animaux lors de leur formation.
De telles formations peuvent être observées dans la province de Denizli, dans le sud-est de la Turquie. Du fait des rayures frappantes qui les caractérisent, les dépôts de travertin de cette région constituent un matériau très prisé pour la conception de maisons et de bâtiments commerciaux. En 2002, alors qu’il examinait des fossiles dans des panneaux de travertin taillés près du village de Kocabaş, Mehmet Cihat Alçiçek, professeur de géologie à l’Université de Pammukale, a mis au jour le contour d’une calotte crânienne humaine. Avec l'aide de spécialistes en anatomie et en géologie, le professeur a finalement déterminé que le crâne, dont il ne restait qu’une partie s’étendant du front à l’arrière du crâne, appartenait à un membre de l’espèce Homo erectus ayant vécu il y a 1,6 à 1,2 million d’années. Aucune autre partie du fossile n’a été retrouvée à ce jour.
Ce morceau de crâne n’en est pas moins précieux. La Turquie et ses environs constituent une région essentielle pour comprendre les connexions et les migrations qu’ont réalisées nos ancêtres entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Les Hominini ont évolué en Afrique et y ont vécu pendant au moins 4 millions d’années avant de commencer à laisser des traces en Eurasie. L’apparition de fossiles d’Homo erectus vieux de 1,8 million d’années à Dmanissi, en Géorgie, s’accompagnait de nombreuses nouveautés dans la forme du corps et le comportement de ces anciens humains, un succès qui leur aurait rapidement permis de se diriger vers la Chine et l’Indonésie. Les archives fossiles de la Turquie, point de passage probable d’Homo erectus pendant ce grand déplacement de l’Afrique vers le Caucase, n’avaient cependant rien dévoilé jusqu’à la découverte du crâne de Kocabaş, qui prouve que certains de nos très lointains ancêtres y sont également restés. Nous ne savons toujours pas ce qu’il est advenu d’Homo erectus dans cette région par la suite.
DES ANALYSES APPROFONDIES
Pour le moment, aucune nouvelle information n’a été dévoilée quant à l’identité de la mâchoire découverte dans la dalle de travertin. Au fil des mises à jour du billet publié sur Reddit, il est devenu évident que la roche provenait de Turquie, et les anthropologues du monde entier ont sauté sur l’occasion d’étudier la mâchoire.
La région de Pamukkale, dans le sud-ouest de la Turquie, abrite d'étonnantes terrasses en travertin. La roche y est extraite pour la fabrication de matériaux de construction, tels que du carrelage.
Bien qu’aucun plan n’ait encore été mis en place, la mâchoire et le travertin seront probablement déplacés dans un laboratoire en vue d’un examen au scanner suivi d’un minutieux travail d’extraction de l’os de la roche.
Grâce aux méthodes actuelles, les chercheurs devraient ensuite pouvoir extraire une belle quantité d’informations du fossile.
Le premier objectif sera de déterminer l’âge de l’os. Pour la calotte crânienne de l’Homme de Kocabaş, une équipe de chercheurs avait eu recours à une méthode connue sous le nom de datation par isotopes cosmogéniques. La Terre est constamment bombardée de particules à haute énergie, appelées rayonnements cosmiques, qui ne pénètrent que rarement la surface de notre planète à plus de quelques mètres de profondeur. Lorsque ces particules atteignent des minéraux contenant de l’oxygène et du silicium, elles transforment certains de leurs atomes en isotopes radioactifs. Lorsque les minéraux sont enfouis suffisamment profondément, les nouveaux rayonnements cosmiques ne peuvent toutefois plus produire ces isotopes, qui finissent ainsi par se désintégrer lentement. En prélevant des cristaux de quartz dans la dalle de travertin et en mesurant le taux de désintégration des isotopes radioactifs qu’il contient, il devrait donc être possible de déterminer à quelle époque le propriétaire de l’ancienne mâchoire était exposé à la surface de la Terre.
La mâchoire comporte également des dents, un élément important dont le crâne de Kocabaş était dépourvu. Les dents renferment de nombreuses informations sur le début de la vie d’un individu, et peuvent donc constituer de précieux indices pour situer un fossile dans l’arbre généalogique des espèces. En étudiant la croissance de l’émail, les chercheurs peuvent examiner la chronologie de nombreux événements, tels que la naissance, le sevrage et le développement, mais aussi retrouver des traces de stress saisonniers ou de périodes de maladies. Les racines des dents sont également recouvertes de couches de cément, une substance qui peut préserver des traces de stress importants survenus pendant la vie d’un individu.
À la surface des dents, le tartre dentaire peut lui aussi conserver certains éléments, tels que de minuscules fossiles de particules alimentaires et de microbes, ou des traces chimiques de graisses, de protéines, et même de fumée.
C’est toutefois l’ADN qui constitue la plus importante de toutes les sources potentielles d’informations sur un individu. Des chercheurs sont par exemple parvenus à séquencer un génome ancien, avec 6 milliards de paires de bases, à partir de seulement quelques milligrammes de poudre d’os. Les données obtenues ont permis de relier des groupes anciens comme les Néandertaliens aux populations humaines actuelles, mais aussi d’étudier leur système immunitaire, leur métabolisme, entre autres adaptations.
L’ADN n’est cependant pas éternel. Sa conservation dans les os dépend de la température et de l’environnement chimique, c’est pourquoi les génomes anciens les mieux conservés qui ont été retrouvés provenaient tous de grottes froides. Les formations de travertin dans des sources chaudes ne sont donc pas aussi prometteuses en matière d’analyses ADN, ce qui n’empêchera pas les scientifiques d’essayer. Heureusement, les généticiens n’auront pas besoin d’échantillonner la mâchoire elle-même pour déterminer si de l’ADN a pu y être préservé, car les os ou les dents d’animaux provenant du même gisement devraient contenir les informations nécessaires.
Le plus utile, mais aussi le plus improbable, serait de mettre au jour d’autres parties du squelette. La plupart des fossiles d’Hominini retrouvés à ce jour sont très limités, généralement constitués d’un seul fragment d’os. Il est toutefois possible que l’autre partie de la dalle de travertin existe encore quelque part et renferme l’autre moitié de la mandibule, ainsi que des dents supplémentaires. De plus, d’autres os ont également pu être découpés lors de la création des dalles, mais la plupart seraient bien moins reconnaissables que la mandibule. En effet, à moins d’avoir examiné de nombreuses coupes d’ossements humains comme celle-ci, il est peu probable que le commun des mortels puisse les identifier, et ce même s’ils se situent sous leurs pieds, dans le carrelage de leur salle de bain.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.