Les premiers humains se seraient-ils reproduits avec une espèce "fantôme" ?
Entre migrations, métissages et changements climatiques, notre évolution est une histoire complexe. Selon une récente étude, la diversité génétique d'Homo sapiens serait encore plus ancienne que l'expansion humaine en dehors de l'Afrique.
Les variations génétiques chez Homo sapiens sont bien plus anciennes que la grande migration en dehors de l'Afrique. Leur origine est donc un mystère que les scientifiques tentent de percer.
L’histoire de l’évolution de notre espèce est complexe. Les populations humaines anciennes se sont développées, ont migré et se sont rencontrées, diversifiées, et parfois mélangées. Démêler ce nœud historique constitue ainsi un défi majeur pour les scientifiques. Cependant, au cours des dernières décennies, ces derniers sont parvenus à parfaire les modèles visant à utiliser les variations génétiques observées chez les individus d’aujourd’hui afin d’obtenir un aperçu de notre lointain passé.
Pour ce faire, ils ont toutefois dû faire face à un problème : certaines différences génétiques entre les populations semblent incroyablement anciennes, encore plus anciennes que la date à laquelle nos ancêtres communs se seraient divisés pour créer ces différentes populations. En se basant sur des découvertes antérieures indiquant qu’Homo sapiens se serait reproduit avec des Néandertaliens et des Dénisoviens en Eurasie, certains scientifiques ont suggéré que ces variations génétiques anciennes pourraient s’expliquer par des métissages occasionnels entre les humains anciens du continent africain et une autre espèce humaine.
À ce jour, aucune preuve physique soutenant l’existence de ces hominidés « fantômes » n’a toutefois été retrouvée : il n’y a pas de fossiles, et encore moins d’ADN. De récentes recherches, publiées dans la revue Nature, proposent donc une tout autre explication.
En se basant sur ce que nous savons de la vitesse à laquelle notre ADN change d’une génération à l’autre, il est possible d’estimer à quelle période les ancêtres communs des populations porteuses de variations génétiques spécifiques présentaient encore les mêmes gènes, avant de se séparer. Jusqu’à présent, les modèles d’évolution génétique de notre espèce voyaient les populations ancestrales comme le tronc solide d’un arbre généalogique qui se serait divisé pour créer des branches de populations distinctes : selon cette hypothèse, les individus qui composaient le tronc étaient donc génétiquement similaires les uns aux autres, tandis que ceux des différentes branches étaient presque entièrement séparés.
En modélisant d’autres scénarios, l'étude suggère que les individus de ce tronc n’étaient peut-être pas aussi unis que nous le pensions.
« Dans notre modèle informatique, lorsque nous supposons que la population du tronc n’était pas aussi fixe, mais que certains groupes se séparaient occasionnellement, puis refusionnaient par la suite, la correspondance que nous obtenons avec la variation génétique que nous observons dans les populations humaines actuelles est bien plus solide », décrit Aaron Ragsdale, généticien des populations de l’Université du Wisconsin-Madison et auteur principal de l'étude.
Des indices géologiques pourraient contribuer à expliquer ce qui a pu éloigner ou rapprocher les anciens groupes d’Homo sapiens. « Au cours de la période qui nous intéresse, il y a environ 1 million à 100 000 ans, nous savons que certains changements climatiques, tels que des ères glaciaires, ont entraîné une expansion ou une divergence des populations vers de nouvelles régions du monde, mais aussi causé une contraction ou un métissage avec d’autres populations », explique Brenna Henn, généticienne à l’Université de Californie à Davis et co-autrice de l’étude.
En partant du principe que davantage d’échanges ont eu lieu entre les ancêtres d’Homo sapiens, le modèle parvient à expliquer « ces différences très anciennes que les modèles précédents avaient du mal à expliquer sans invoquer des [populations] fantômes », révèle Ragsdale.
DE NOUVELLES INFORMATIONS GÉNÉTIQUES
Ce nouveau modèle a permis de mettre en lumière un événement qui s’est produit il y a environ 120 000 ans, à la fin d’une ère glaciaire qui a provoqué une transition de conditions froides et arides vers des conditions chaudes et humides dans certaines régions de l’Afrique. L’élévation du niveau de la mer pourrait avoir poussé les populations vers l’intérieur du continent.
« À cette époque, nous constatons que deux branches de l’arbre généalogique humain ont fusionné et sont devenues les ancêtres des Khoïsans actuels, des groupes apparentés mais culturellement distincts qui se limitent aujourd’hui à l’Afrique australe et présentent la plus grande diversité génétique de la planète », explique Henn.
Cette analyse est la première à inclure des données génétiques provenant de dizaines de Namas, un peuple pastoral khoïsan de Namibie avec lequel Henn travaille depuis des années pour reconstituer son histoire unique. « C’est drôle, lorsque je parle à certains participants et que je leur révèle que nous avons découvert qu’ils présentent la plus grande diversité génétique du monde et qu’ils ont probablement été isolés en Afrique australe pendant plusieurs milliers d’années, ils me regardent et me répondent qu’ils le savent déjà », se souvient-elle.
De même, nombre de Namas n’ont pas été surpris d’apprendre qu’environ 15 % de leur génome actuel provenait d’ancêtres européens, car les relations familiales qui en sont à l’origine sont souvent très récentes. « Le plus surprenant, c’est qu’ils ont également des ancêtres d’Afrique de l’Est datant d’il y a environ 2 000 ans. Nous travaillons actuellement avec les Namas à la création d’une exposition sur ce sujet pour le parc transfrontalier du ǀAi-ǀAis/Richtersveld. »
Selon le modèle, une deuxième fusion aurait eu lieu entre deux branches il y a environ 100 000 ans, donnant ainsi naissance aux ancêtres des Africains de l’Ouest et de l’Est, dont certains descendants se seraient ensuite dispersés en dehors de l’Afrique et auraient peuplé les autres continents.
« C’est cohérent avec les idées récentes de la paléoanthropologie selon lesquelles l’ascendance du groupe d’Homo sapiens qui a quitté l’Afrique se composerait de plusieurs populations africaines », explique Henn. « Cela montre également que nous devrions être plus précis, car parler d’ascendance africaine ne suffit pas. La diversité est incroyable. »
Les nouvelles recherches soutiennent l’idée selon laquelle « notre espèce aurait de nombreuses origines en Afrique, et nos ancêtres ne seraient pas le fruit d’une seule population, mais bien de plusieurs », avance la paléoanthropologue Eleanor Scerri, de l’Institut Max-Planck de géoanthropologie en Allemagne, qui n’était pas impliquée dans l'étude.
LA COMPLEXITÉ DE L’ÉVOLUTION HUMAINE
Le nouveau modèle pourrait également transformer une interprétation des fossiles surprenants présentant un mélange de caractéristiques anciennes et modernes ont pu être découverts dans différentes régions africaines, ce qui a pu être interprété par les scientifiques comme la preuve d’un métissage avec une ou plusieurs « populations fantômes ». Le nouveau modèle pourrait cependant bouleverser cette interprétation. Par exemple, un crâne trouvé en 1921 près de la ville de Kabwe au Zimbabwe présentait une boîte crânienne particulièrement large pour un fossile aussi ancien, alors que d’autres caractéristiques, telles que ses lourdes arcades sourcilières et son visage large, semblaient plus adaptées aux caractéristiques de cette époque. Les restes d’un crâne découverts en 1965 près d’Iwo Eleru au Nigeria présentaient quant à eux de petites arcades sourcilières et laissaient imaginer un cerveau d’une taille similaire à celle de nos cerveaux modernes, alors que la forme longue et basse de la boîte crânienne était plus caractéristique des anciens humains.
Le nouveau modèle « vient encore diminuer la probabilité que les populations auxquelles appartenaient ces spécimens aient contribué à engendrer la lignée survivante d’Homo sapiens », explique le paléoanthropologue Chris Stringer, du Muséum d’histoire naturelle de Londres, qui a contribué à la description des deux fossiles. « Si un mélange a en effet eu lieu plus tôt, alors toutes les traces ont dû disparaître. »
Pour la paléoanthropologue Jessica Thompson, de l’Université de Yale, qui ne faisait pas partie de l’équipe chargée de l’étude, il serait intéressant d’inclure les ADN anciens découverts récemment en Afrique dans les modèles. Les ADN de six individus de Tanzanie, du Malawi et du Zimbabwe, qui dataient de 5 000 à 20 000 ans et couvraient l’ensemble de leur génome, ont par exemple été séquencés récemment. Ils pourraient aider à dresser un tableau plus détaillé de l’histoire de l’évolution humaine. « Il est possible que les personnes qui vivent aujourd’hui soient très différentes de celles qui vivaient au même endroit il y a bien longtemps », propose Thompson.
Ragsdale et Henn reconnaissent qu’il serait intéressant d’intégrer ces ADN dans leur analyse, mais ajoutent que ces derniers sont encore très rares et ne couvrent à ce jour que la partie la plus récente de la période qui les intéresse. Découvrir de l’ADN encore plus ancien « nous permettrait d’identifier certains lieux, ce que nos données actuelles ne nous permettent pas de faire », décrit Ragsdale. Une telle trouvaille « nous apporterait sans aucun doute plus de détails, mais je ne suis pas sûr que cela changerait vraiment la situation dans sa globalité. »
Ces nouvelles recherches présentent une image complexe des origines de notre espèce, qui suggère que les premiers individus Homo sapiens ne se seraient pas limités à une unique région ou population, et que les variations génétiques qui existent encore aujourd’hui pourraient avoir vu le jour très tôt dans l’évolution. Il est « assez difficile de s’y retrouver », admet Ragsdale.
Cette situation est courante en science : alors que notre compréhension s’améliore, les théories simples s’estompent et sont remplacées par une complexité croissante. L’Homo sapiens se montrera-t-il assez intelligent pour élucider entièrement le mystère de sa propre origine ?
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.