L'IA pourrait faire avancer la santé des femmes, qui a longtemps été négligée
Les progrès en science informatique donnent de nouvelles pistes pour soigner l’endométriose, les cancers du sein et du col de l’utérus et réduire la mortalité maternelle.
L’IRM permet déjà aux professionnels de santé d’effectuer des procédures ciblées, comme cette biopsie mammaire pratiquée à l’hôpital Saint-Louis, à Paris. Aujourd’hui, les chercheurs combinent les données des IRM à des algorithmes pour prédire l’apparition du cancer du sein et les résultats des traitements.
Les femmes représentent environ la moitié de la population mondiale. Pourtant, les recherches sur les principales pathologies féminines sont longtemps restées à la traîne comparées aux recherches sur celles des hommes. Certains scientifiques tentent de remédier à cette situation en exploitant la puissance de l’intelligence artificielle et de la médecine computationnelle pour extraire des résultats qui passeraient autrement inaperçus. Cette approche donne aujourd’hui un nouvel aperçu des complications liées à la grossesse, de l’endométriose, de la mortalité maternelle, des cancers du sein et du col de l’utérus, et d’autres problèmes de santé spécifiques aux femmes ou les concernant majoritairement. Cela devrait se traduire par de meilleurs soins.
Selon Tom Yankeelov, directeur du centre d’oncologie informatique de l’institut Oden à l’université du Texas à Austin, la science informatique contribue de deux façons principales à la recherche sur la santé des femmes. La première consiste à utiliser l’apprentissage automatique de l’IA pour analyser de vastes ensembles de données et en tirer des conclusions générales. La deuxième consiste à récupérer les informations propres à chaque patiente pour effectuer des évaluations ou des prédictions qui ne s’appliquent qu’à elles.
Ces progrès s’expliquent notamment par le fait que les ordinateurs sont désormais si peu coûteux et si rapides que les scientifiques peuvent maintenant analyser de très grands ensembles de données dans leurs établissements. Une étude sur les décès de femmes liés à l’accouchement dans 200 pays a par exemple nécessité de simuler des centaines de milliers de paramètres sanitaires susceptibles d’influencer la santé des femmes à ce moment charnière, explique Zachary Ward, chercheur sur ce projet à la T.H. Chan School of Public Health de Harvard. Une telle entreprise était encore irréalisable il y a une dizaine d’années, explique-t-il. En l’occurrence, des ordinateurs très performants ont travaillé jour et nuit pendant un an pour analyser tous ces chiffres et révéler les facteurs qui pouvaient le plus faire la différence au moment de sauver des vies.
Selon Michelle Oyen, directrice du Center for Women’s Health Engineering de l’université de Washington à Saint-Louis, qui s’appuie à la fois sur les écoles d’ingénieurs et de médecine, l’intérêt accru du nombre croissant de jeunes femmes ingénieures est également en grande partie responsable des progrès dans ce domaine. L’idée d’utiliser des simulations informatiques pour étudier les problèmes liés à la grossesse, comme le fait son laboratoire, « semble capter l’imagination des étudiantes », dit-elle. « Elles disent dans de nombreux cas que leur mère a eu ceci ou qu’une amie a eu cela. Il y a une composante personnelle. »
Les possibles anomalies d’une mammographie sont mises en évidence par un logiciel d’IA à l’hôpital du comitat de Bács-Kiskun à Kecskemét, en Hongrie, le 20 février 2023. La Hongrie est devenue un important terrain d’essai pour les logiciels d’IA permettant de détecter les cancers, alors que les médecins se demandent si la technologie remplacera leur expertise médicale.
UTILISER LES MATHÉMATIQUES POUR TRAITER LE CANCER DU SEIN
Yankeelov utilise une approche personnalisée pour traiter plus efficacement le cancer du sein localement avancé, ou cancer de stade 3, dans lequel la maladie s’est propagée mais en se limitant aux ganglions lymphatiques des aisselles. Selon lui, il vaut mieux utiliser les données qui sont propres aux individus, car les nombreux sous-types de cancer du sein rendent uniques l’expérience et les perspectives de survie de chaque malade.
De manière générale, la médecine a d’abord progressé à tâtons, sur la base d’essais cliniques ; un traitement est considéré comme efficace à partir du moment où il aide la plupart des gens, et non un individu en particulier. Un contraste saisissant par rapport aux méthodes employées dans d’autres activités scientifiques. « Lorsqu’on veut envoyer un satellite en orbite, on ne lance pas 100 satellites en espérant que l’un d’entre eux finisse sur la bonne orbite », explique-t-il. On envoie un seul satellite à l’endroit voulu en résolvant des équations mathématiques conçues par des physiciens et des ingénieurs.
Yankeelov et son équipe ont cherché à développer des équations mathématiques qui pourraient être appliquées à un seul patient atteint de cancer de stade 3. Ils ont dérivé quatre équations différentielles qui calculent la façon dont chaque tumeur se développe et réagit au traitement. Les équations utilisent des facteurs connus pour influencer la progression de la maladie, comme la façon dont les cellules tumorales migrent, prolifèrent et interagissent avec le tissu qui les entoure, ainsi que leur réaction à un traitement commencé tôt. Les superordinateurs résolvent ensuite ces quatre équations pour un malade en particulier à l’aide de données obtenues par imagerie par résonance magnétique (IRM) du sein.
Les traitements actuels comprennent généralement une chimiothérapie avant de procéder à l’ablation chirurgicale de la tumeur. Or, dans près de deux tiers des cas, des cellules cancéreuses sont laissées en place, ce qui augmente les risques de récidive. Les équations de Yankeelov, actuellement testées dans une phase expérimentale, pourraient s’avérer utiles pour individualiser le traitement du cancer du sein localement avancé.
L’étude de Yankeelov portant sur 56 femmes atteintes d’un type de cancer localement avancé dit triple négatif, a révélé que la résolution des équations permettait de savoir à une précision de 89 % si le traitement standard allait fonctionner. La prochaine étape consiste en un essai clinique prospectif qui utilisera les prédictions informatisées pour personnaliser les traitements, par exemple en donnant à une personne dont le traitement a de fortes chances d’échouer la possibilité de suivre des thérapies supplémentaires.
COMPRENDRE LES MÉCANISMES DE LA GROSSESSE ET DE L’ACCOUCHEMENT
Aujourd’hui, on utilise également une approche individualisée pour étudier l’utérus lors d’un accouchement. Les médecins suivent actuellement les contractions utérines à l’aide d’un dispositif sensible à la pression appelé tocodynamomètre, qui détecte leur durée, leur fréquence et leur intensité. Mais il nous faut des informations plus détaillées pour mieux comprendre ce qu’il se passe dans l’utérus lors du travail prématuré, ou dans le cas où il devient inactif pendant l’accouchement, explique Yong Wang, maître de conférences aux écoles d’ingénieurs et de médecine de l’université Washington de Saint-Louis.
Wang et ses collègues ont créé un dispositif de détection unique en son genre appelé système d’imagerie électromyométrique, qui, placé sur l’abdomen, enregistre un demi-million de bits de données par seconde grâce à ses 250 électrodes. Des ordinateurs transforment ensuite ces données en images visuelles dynamiques de l’utérus en temps réel, à chaque contraction (une représentation connue sous le nom de jumeau numérique).
« Nous pouvons pour la première fois évaluer de manière non invasive et en direct le fonctionnement utérin chez la femme dans un espace tridimensionnel », explique Wang.
Les images 3D créées par le dispositif ont montré ce qu’il se passait à l’intérieur de l’utérus de 55 femmes enceintes en plein accouchement, notamment en représentant avec précision la façon dont s’activaient les différentes parties de l’utérus le temps d’une contraction.
Wang envisage un avenir où tous les accouchements seraient suivis de cette manière, des calculs produisant rapidement des images visuelles en temps réel que les professionnels de santé pourraient observer depuis un écran. Le dispositif est également utilisé pour étudier les pathologies gynécologiques en dehors de la grossesse, comme l’infertilité, les règles douloureuses et l’endométriose.
Michelle Oyen cherche également à comprendre précisément la grossesse ; elle concentre ses recherches sur le placenta, qui fournit des nutriments et de l’oxygène au fœtus. Pour un élément aussi vital à l’existence humaine, on en sait étonnamment peu, souligne-t-elle. À cause de cette méconnaissance, les obstétriciens ne disposent que de peu d’outils (grossesse alitée, par exemple, ou césarienne) en cas de difficultés liées au placenta.
Oyen s’appuie sur l’apprentissage automatique pour créer un modèle informatique dynamique du placenta. « Nous prenons la géométrie de la structure et les propriétés des tissus et nous les introduisons dans l’ordinateur, puis nous regardons ce qui se passe si l’on fait varier les propriétés des tissus au cours de centaines de simulations », explique-t-elle. Cette recherche ne peut être effectuée sur les êtres humains pour des raisons éthiques évidentes, ni sur des animaux, car que leurs placentas sont nettement différents, précise-t-elle.
Ces études de modélisation devraient aider les scientifiques à comprendre le rôle du placenta en cas, par exemple, de ralentissement anormal de la croissance du fœtus (un sujet d’un essai clinique multicentrique en cours) ou de complications pendant la grossesse, à l’image de la prééclampsie, une affection potentiellement mortelle dans laquelle le placenta joue un rôle.
Oyen sonde également numériquement le sac rempli de liquide dans lequel réside le fœtus. Chez environ 3 % des femmes du monde entier, ce vaste réseau de membranes de collagène qui constitue le sac amniotique se rompt prématurément, souvent trop tôt pour que le fœtus puisse survivre. En soumettant des fibres individuelles à une pression et à des déchirures virtuelles, on met en lumière la cascade d’événements susceptibles de déclencher une telle rupture, ce qui permettra peut-être un jour de procéder à des réparations in utero avant qu’un problème mineur ne s’aggrave.
UTILISER DE NOMBREUSES DONNÉES POUR ATTEINDRE DE GRANDS OBJECTIFS
Les simulations à grande échelle forment l’ossature des efforts de Zachary Ward pour améliorer la santé des femmes dans le monde. Sur la base des données disponibles à l’échelle mondiale, son équipe calcule les facteurs susceptibles de contribuer à la mortalité maternelle (la quantité de soins prénataux dont bénéficient les femmes enceintes dans chaque pays, par exemple, ou leurs taux d’hypertension artérielle ou d’accès à des installations d’accouchement médicalisées) en utilisant plus de 400 000 paramètres médicaux, sociaux, économiques et autres.
Bien qu’elle ait chuté de plus de 40 % au cours des 30 dernières années, cette cause de mortalité reste obstinément élevée. En simulant les potentielles interventions dans l’ensemble des pays en voie de développement, l’équipe de Ward a pu identifier celles qui pourraient avoir le plus de répercussions.
Les résultats de ces simulations informatiques exhaustives ont révélé qu’aucune intervention n’était suffisante à elle seule. « Il n’y a pas énormément d’intérêt à faire une chose à la fois. Il faut des stratégies globales et intégrées, spécifiques à chaque pays », explique-t-il. Améliorer la qualité des centres d’accouchement et encourager davantage de femmes à accoucher là-bas permet de réduire la mortalité maternelle dans de nombreuses régions du monde, par exemple, mais cela ne suffit pas si l’on ne veille pas en même temps à ce qu’assez de prestataires de soins de santé qualifiés puissent travailler dans ces centres ou à ce que les femmes aient accès à des moyens de contraception.
Des simulations portant sur la réduction du nombre de décès dus au cancer du col de l’utérus dans le monde ont abouti à des conclusions similaires. Selon les scientifiques, il ne serait pas utile, par exemple, de mettre à disposition des appareils d’imagerie sans augmenter en parallèle le nombre d’agents chimiothérapeutiques, d’oncologues qualifiés ou encore l'efficacité des radiothérapies.
Bien que les calculs informatiques n’aient pas donné lieu à des interventions personnalisées et définitives, Ward estime qu’il est essentiel de recueillir ce type d’informations. « J’aimerais que les responsables politiques prennent des décisions fondées sur des données », déclare-t-il. Plus Ward et d’autres scientifiques continueront à utiliser la science informatique pour améliorer la santé des femmes, plus ce souhait aura de chances de devenir réalité.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.