Champignons : nos fascinants voisins fongiques

Ils sont partout : en nous, sur nous et tout autour de nous. Le monde des champignons est une mystérieuse dimension terrestre que nous apprenons tout juste à observer.

De Sarah Gibbens, photographies par AGORASTOS PAPATSANIS
Publication 13 févr. 2025, 16:29 CET
Oudemansiella mucida - Les mucidules visqueuses, comme celles-ci, poussant sur un hêtre du mont Olympe, en Grèce, peuvent ...

Oudemansiella mucida - Les mucidules visqueuses, comme celles-ci, poussant sur un hêtre du mont Olympe, en Grèce, peuvent mesurer de 2,5 à 8 cm.

PHOTOGRAPHIE DE Agorastos Papatsanis

Anne Pringle était en train d’examiner des champignons en Californie, dans le parc d’État de la baie de Tomales, au nord de San Francisco, quand elle s’est trouvée cernée par une mer de champignons parmi les plus dangereux du monde: des amanites phalloïdes. «Impossible de poser le pied par terre sans en écraser, raconte-t-elle. C’était une infestation totale.» 

La scène s’est déroulée il y a vingt ans, quand Anne Pringle, aujourd’hui mycologue à l’université du Wisconsin à Madison, faisait des recherches à l’université de Californie à Berkeley. En dépit de cette prolifération, la rumeur disait que ce champignon mortel n’avait pas pour origine la côte californienne. Six ans et de nombreux séquençages génétiques plus tard, la scientifique a démontré qu’elle était fondée : l’amanite phalloïde présente en Amérique du Nord était une envahisseuse, sans doute venue d’Europe.

Aujourd’hui implantées à des milliers de kilomètres hors de leur aire de répartition originelle, les amanites phalloïdes provoquent la majorité des intoxications dues à des champignons. Leurs puissantes toxines s’attaquent au corps humain six heures à peine après ingestion, provoquant des douleurs abdominales, des nausées et des vomissements qui, faute de traitement, peuvent entraîner une insuffisance hépatique mortelle.

Pourtant, cette espèce n’a pas évolué dans le but de tuer des gens. Ce sont des champignons mycorhiziens, dont les « chapeaux », ou carpophores, émergent du mycélium souterrain, qui s’enroule autour des racines des arbres, les aidant à absorber les nutriments. Cette activité intrigue autant qu’elle préoccupe les scientifiques comme Anne Pringle, laquelle souligne notre maigre connaissance du règne fongique et de ce qui se passe quand ces réseaux souterrains se reconfigurent.

Au cours du siècle écoulé, notre monde est devenu plus interconnecté que jamais et les champignons ont été embarqués dans d’innombrables voyages internationaux, accrochés à des plantes importées ou portés par le vent sur des centaines de kilomètres. Aujourd’hui, le changement climatique permet à nombre de ces organismes de prospérer dans des écosystèmes autrefois trop froids et secs. Si nous nous fions au passé, nous ne sommes pas forcément prêts pour ce qui nous attend.

Macrolepiota procera - Délicieuses, les lépiotes élevées, ou coulemelles – ici dans des pins au soleil couchant –, peuvent ...

Macrolepiota procera - Délicieuses, les lépiotes élevées, ou coulemelles – ici dans des pins au soleil couchant –, peuvent être prises pour de toxiques amanites phalloïdes.

PHOTOGRAPHIE DE Agorastos Papatsanis

En un sens, le monde des champignons est une mystérieuse dimension terrestre que nous apprenons tout juste à observer. S’ils poussent dans le sol et présentent des « tiges » comestibles comme les plantes, nombre de leurs caractéristiques les en distinguent pourtant. Alors que les parois cellulaires des végétaux sont constituées de cellulose, celles des champignons sont faites de chitine, une fibre que l’on retrouve aussi dans l’exosquelette des insectes et des crustacés. De plus, ils sont hétérotrophes, c’est-à-dire capables de manger d’autres organismes, souvent en décomposant du bois et des végétaux morts grâce à la sécrétion puis à la réabsorption d’enzymes. Sans eux, la flore et la faune mortes s’accumuleraient dans les forêts, et la plupart des arbres peineraient à trouver les nutriments indispensables à leur survie. 

«Ils sont probablement plus proches des animaux qu’on ne le croit», affirme même Rabern Simmons, conservateur au sein de l’Herbier de l’université Purdue, dans l’Indiana. 

Depuis plus d’un milliard d’années, ces organismes ont évolué de manière à vivre dans des milieux spécifiques, parfois en coopération avec une seule autre espèce. Mais, quand l’un d’eux est déplacé ailleurs, à des dizaines, voire à des milliers de kilomètres, ces relations complexes peuvent s’emballer. «Il en résulte un désordre parfait pour les champignons pathogènes», explique Stephen Parnell, épidémiologiste à l’université de Warwick, en Angleterre, qui modélise la propagation des maladies touchant les végétaux.

Les champignons recourent à diverses stratégies de reproduction pour survivre. Portées par le vent, les spores de plusieurs espèces peuvent se mélanger dans un nouvel habitat; les champignons peuvent aussi fusionner les filaments, ou hyphes, qui forment leurs mycéliums ; mais, si besoin, beaucoup recourent simplement à la reproduction asexuée. 

Dans un contexte où les climats et les paysages évoluent à une vitesse record, souligne Stephen Parnell, ces caractéristiques reproductives confèrent aux organismes fongiques une adaptabilité unique, mais aussi inquiétante. Dans de nouveaux milieux, des champignons non indigènes peuvent se propager très vite et transformer la topographie des alentours.

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    Hericium clathroides - L’hydne rameux tombe en cascade d’un arbre dans la péninsule grecque de la Chalcidique.

    PHOTOGRAPHIE DE Agorastos Papatsanis

    Ainsi le châtaignier d’Amérique était-il un géant des forêts appalachiennes jusqu’à ce que Cryphonectria parasitica soit introduit sur le sol américain, au début du XXe siècle. Ce parasite originaire d’Asie aurait terrassé environ 4 milliards d’arbres au cours du siècle.

    Autre exemple : des grenouilles et autres amphibiens ont été confrontés à un danger comparable dû au chytride. Ce champignon pathogène serait apparu sur la péninsule coréenne, où il vivait en harmonie avec les amphibiens. Mais, depuis cent cinquante ans, le chytride s’est propagé dans le monde entier ; il est aujourd’hui associé au déclin d’au moins 500 espèces d’amphibiens et a provoqué la disparition de quatre-vingt-dix espèces de leur habitat. Un bilan qui a conduit à parler de pire maladie de l’histoire pour la faune sauvage.

    « Nous déplaçons de la matière biologique à travers le monde en quelques heures, sur des continents qui étaient séparés de longue date, explique Ben Scheele, écologue à l’université nationale australienne. En bref, nous avons recréé une Pangée dysfonctionnelle. »

    À l'automne 2023, Anne Pringle a collecté durant des semaines, avec un de ses étudiants, des amanites phalloïdes dans des forêts au Royaume-Uni, en Hongrie, en France et en Pologne. Ces échantillons pourraient aider à mieux comprendre pourquoi elles prospèrent dans certains écosystèmes et pas dans d’autres.

    Les scientifiques sont à la recherche d’un prédateur ou d’un agent pathogène qu’ils pourraient exploiter dans le but d’empêcher ces champignons d’envahir les sols forestiers. C’est ce que l’on appelle une mesure de lutte biologique. Pour autant, Anne Pringle estime que, pour circonscrire les champignons à leur milieu, rien ne vaut la prévention : autrement dit, surveiller les importations d’espèces étrangères et s’assurer qu’elles ne sont pas porteuses de champignons.

    Laccaria amethystina - Le chapeau violet du laccaire améthyste fait oublier qu’il contient souvent d’importantes quantités ...

    Laccaria amethystina - Le chapeau violet du laccaire améthyste fait oublier qu’il contient souvent d’importantes quantités d’arsenic.

    PHOTOGRAPHIE DE Agorastos Papatsanis

    Lorsqu’on ne peut pas empêcher l’arrivée de maladies fongiques dans un environnement, les traiter peut se révéler être une tâche considérable. Des spécialistes travaillent ainsi depuis des décennies à la réintroduction du châtaignier d’Amérique, certains projets impliquant même sa modification génétique. Et si on peut soigner des grenouilles infectées par le chytride, éradiquer le champignon dans des milieux où il a été introduit s’avère quasiment impossible. Cependant, en 2023, des recherches sur la façon dont l’amanite phalloïde produit sa puissante toxine ont ouvert la voie vers un éventuel antidote.

    Pour Rabern Simmons, de l’université Purdue, il est vital de remporter la course contre la montre pour protéger la biodiversité – tant pour l’humanité que pour les organismes fongiques. « Nous faisons des découvertes qui, d’une manière ou d’une autre, bénéficient à l’humanité, par exemple via la production de composés pouvant servir de biocarburants ou offrir des usages thérapeutiques. »

    Il y a deux ans, des chercheurs en médecine qui observaient des cellules cancéreuses ont découvert qu’elles avaient d’étonnants voisins : des champignons. Or ces derniers ne se contentaient pas de côtoyer les tumeurs, ils indiquaient aussi dans quelle mesure ce cancer risquait d’être mortel. Des levures Candida associées au cancer du côlon étaient un facteur prédictif de métastases et, dans le cas de cancers gastro-intestinaux, elles étaient corrélées à de faibles taux de survie.

    Il est encore trop tôt pour savoir si ces levures alimentent la maladie ou l’inverse. Mais ces découvertes laissent entrevoir la possibilité d’une méthode de diagnostic plus précoce, et d’une meilleure compréhension de son pronostic. Outre Candida, une équipe du Weill Cornell Medicine, à New York, a trouvé plusieurs autres espèces fongiques associées à ces maladies, comme Blastomyces avec le cancer du poumon et Malassezia, une levure, avec le cancer du sein.

    Il existe un autre lien entre champignons et santé humaine. Des champignons à usage thérapeutique sont vendus dans le monde entier – sous forme de teintures, de gélules, de poudres, ou encore d’infusions. Ce marché de 27 milliards de dollars devrait doubler d’ici à 2030, notamment en raison de l’association entre champignons et lutte anticancer.

    Néanmoins, les chercheurs commencent tout juste à entrevoir les véritables bienfaits des champignons médicinaux. En 2022, des scientifiques en Inde et en Belgique ont fait un état des lieux exhaustif de la littérature existante parue dans des publications spécialisées : au moins trente-deux espèces étaient prometteuses, mais une dizaine seulement avaient vu leurs capacités thérapeutiques potentielles testées.

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    Caloscypha fulgens - Ces champignons orangés, trouvés sur le mont Olympe, en Grèce, infectent les graines des conifères. En latin, fulgens signifie « éclatant ».

    PHOTOGRAPHIE DE Agorastos Papatsanis

    « Les champignons produisent un vaste éventail de substances chimiques que l’on ne trouve pas facilement dans d’autres organismes », constate Walter Luyten, professeur émérite à la KU Leuven, une université belge qui a participé à cette recension. Certains de ces composés d’origine naturelle interagissent avec le système immunitaire de manière à « présenter une puissante activité antitumorale », selon l’article. Autrement dit, ils pourraient ralentir le développement de certains cancers ou même les prévenir. Des espèces comme le reishi (Ganoderma lucidum) et le maitake (Grifola frondosa) ont donné des résultats prometteurs lors d’essais cliniques.

    Cette faculté à nous aider autant qu’à nous nuire symbolise le paradoxe des champignons médicinaux. Comprendre ce phénomène et mieux utiliser ces découvertes repose sur l’exploration d’un vaste domaine : le mycobiome.

    Notre corps est un habitué des champignons, qu’ils soient bons ou mauvais. La levure qui aide à réguler la digestion ? C’est une bonne chose. L’infection fongique responsable de la mycose du pied ? Nettement moins. Parmi les milliers de milliards de micro-organismes qui vivent sur et en nous dans un équilibre fragile, figurent des bactéries, des virus et des protozoaires – autant d’organismes qui forment ce qu’on appelle le microbiome. Les champignons font aussi partie de cet univers, mais, depuis quelques années, les chercheurs les désignent par le nom de mycobiome pour souligner leur fonctionnement bien particulier.

    Siew Ng, directrice du Microbiota I-Center à l’université chinoise de Hongkong, explique que les micro-organismes fongiques de notre corps représentent « un petit, mais indispensable composant » du microbiote intestinal en particulier. Pourtant, si des champignons comme Candida, Saccharomyces et Cladosporium sont essentiels à notre santé, ils ont aussi été associés à des maladies. Candida, par exemple, peut se développer en excès et entraîner une dysbiose, un trouble associé à de nombreuses maladies, dont le cancer colorectal. En d’autres termes, un « bon » champignon peut trop prospérer, devenir incontrôlable et s’avérer « mauvais ».

    Pour les mycologues, tout ne se résume pas non plus à se servir d’une chose pour en traiter une autre. Siew Ng précise que les espèces traditionnelles comme le reishi et le polypore versicolore présentent des propriétés immuno– stimulantes dont il a été prouvé qu’elles amélioraient l’efficacité de la chimiothérapie. Nombre de travaux montrent aussi que beaucoup d’espèces de champignons contiennent des composés anticancéreux, notamment des glucides et des terpènes bioactifs qui stimulent le système immunitaire. Des interrogations subsistent néanmoins quant au dosage le plus efficace et au fait qu’ils puissent, seuls, constituer un traitement.

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    Pluteus cervinus : Sur le mont Olympe, les spores d’une plutée couleur de cerf se détachent en volutes des lamelles, annonçant la prochaine génération et un nouveau cycle de vie.

    PHOTOGRAPHIE DE Agorastos Papatsanis

    Par ailleurs, il n’existe sur le marché aucun anticancéreux ou immunostimulant à base de champignon homologué, même si des études sont actuellement en cours. De ce fait, tout produit à base de champignon vendu sans ordonnance et assorti de prétentions thérapeutiques est à essayer « à vos risques et périls ».

    Par une journée nuageuse d’octobre 2023, près de Port Angeles dans l’État de Washington, Robert Rogers progresse difficilement dans une forêt ombragée, suivi par une dizaine de mycophiles intrépides. Cette promenade à thème s’inscrit dans le cadre du Festival annuel des champignons de la péninsule Olympique. Il montre du doigt un spécimen en forme d’éventail, mesurant environ 3 cm, poussant sur un tronc mort. Voilà à quoi ressemble le polypore versicolore à l’état naturel, explique le mycologue au reste du groupe.

    Robert Rogers n’est pas médecin. Il se décrit comme un phytothérapeute et est l’auteur d’un guide sur les champignons et les lichens supposés bons pour la santé. Il est aussi l’un des nombreux amateurs indépendants à avoir compilé des recherches sur l’intégration des champignons à notre hygiène de vie, souvent dans une démarche préventive. La plupart de ceux que l’on consomme couramment – même l’incontournable champignon de Paris – contiennent des nutriments bénéfiques. Mais, pour ce qui est du cancer, les champignons médicinaux, comme le polypore versicolore, « n’éliminent pas eux-mêmes les cellules cancéreuses, souligne-t-il. Mais ils encouragent le système immunitaire à le faire. »

    Plus précisément, ajoute Siew Ng, il a été montré que le polypore versicolore augmentait la production de cytokine, laquelle stimule la réaction cellulaire du corps face à un agent pathogène étranger ou à une tumeur. Après des siècles d’utilisation dans un cadre traditionnel, un composé chimique de ce champignon a fait l’objet d’une quarantaine d’essais cliniques à ce jour.

    Dans une autre étude récente, des chercheurs de l’université de New York, dont Deepak Saxena, ont trouvé qu’il existait vingt types distincts de champignons susceptibles de nous aider, un jour, à différencier les personnes atteintes d’un cancer des autres. Ils ont même avancé l’idée que des dépistages précoces de champignons pourraient ouvrir la voie à de meilleurs diagnostics et traitements.

    Candida albicans - Ce champignon, vu ici au microscope électronique à balayage, est présent dans l’intestin ...

    Candida albicans - Ce champignon, vu ici au microscope électronique à balayage, est présent dans l’intestin humain – dans son mycobiome. À de fortes concentrations, il peut être associé à des troubles tels que le syndrome de l’intestin irritable.

    PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown

    Comparez les avancées potentielles des champignons médicinaux à l’avènement de la pénicilline. Cette arme anti-infections majeure de l’époque moderne a été découverte accidentellement, il y a près d’un siècle, après qu’un médecin, Alexander Fleming, a laissé moisir une boîte de Petri où attendait une culture bactérienne de staphylocoques. Qui sait quels autres liens nous pourrions découvrir, maintenant que nous les cherchons activement ?

    En Roumanie, des artisans de moins en moins nombreux pratiquent un art connu pour être multiséculaire. Ils sillonnent la forêt pour y ramasser l’amadouvier, qui pousse sur les arbres en un polypore de plusieurs centimètres de large. Le champignon est arraché du tronc et, à l’aide d’une faucille, coupé dans la longueur en fines bandes couleur de pain d’épices. Ces bandes sont ensuite martelées et étirées afin de former de larges feuilles feutrées appelées amadou, qui peuvent ensuite servir à fabriquer des chapeaux, des sacs, des bijoux ou encore des bibelots.

    Outre-Atlantique, dans ce qui est aujourd’hui l’Alaska, des artisans tlingits fabriquaient déjà en 1903 des pochettes dans un matériau résistant rappelant un tapis. D’après une étude parue en 2021 dans la revue scientifique Mycologia, ce matériau provenait du polypore du mélèze, un champignon indigène des forêts primaires du Pacifique Nord-Ouest. Mais, là encore, les artisans récupéraient leurs matières premières dans la nature et ne les cultivaient pas pour une production de masse.

    Aujourd’hui, à Union, en Caroline du Sud, l’entreprise de biotechnologies MycoWorks est à l’avant-garde d’une approche plus industrielle. Sous un éclairage semblable à celui d’une chambre noire, des plateaux en métal sont empilés en colonnes. Des bras mécaniques les prélèvent un à un pour permettre à une petite équipe de techniciens en combinaison stérile de les examiner à la lampe torche.

    Ganoderma sessile : Quand elle n’est pas cultivée et présentée en gros plan dans un studio, ...

    Ganoderma sessile : Quand elle n’est pas cultivée et présentée en gros plan dans un studio, cette espèce pousse dans le nord-est des États-Unis sur le chêne, l’érable et le hêtre.

    PHOTOGRAPHIE DE Michael Christopher Brown

    Chaque plateau sert d’incubateur à du mycélium, un réseau de fins filaments qui, chez les champignons, est analogue au système racinaire des plantes. La structure du mycélium est une petite merveille – tout à la fois souple, dense et résistante –, ce qui en fait un excellent candidat pour remplacer le cuir. Forcer le mycélium à se développer de manière prévisible est certes complexe, mais des avancées récentes de la biotechnologie ont donné naissance à un petit secteur de mycotextiles.

    MycoWorks n’est qu’un exemple de ces nombreux innovateurs qui misent gros sur les mutations de la mode et du design grâce à une meilleure compréhension du mycélium.

    Depuis plus de trente ans, Phil Ross, cofondateur de l’entreprise, mène des expérimentations avec Ganoderma, genre de champignons poussant de façon comparable à l’amadouvier.

    Il a d’abord envisagé de réaliser des matériaux de construction mycologiques, mais, après avoir été sollicité par une marque de chaussures en 2015, lui et Sophia Wang, cofondatrice de MycoWorks, se sont réorientés vers la mode. Le matériau qu’ils produisent a été appelé Reishi, d’après le nom japonais de Ganoderma. Ces dernières années, les produits de MycoWorks ont servi à la confection de sacs Hermès et de coussins pour Ligne Roset.

    Cette opération techniquement simple et peu énergivore commence avec des déchets agricoles, comme de la sciure et du son de blé, chauffés pour tuer toute vie microbienne susceptible de concurrencer le champignon. Une fois stérilisé, ce substrat est placé sur des plateaux de différentes tailles. C’est là que Ganoderma fait son entrée, pour digérer la biomasse et y prospérer. Dans certains cas, du tissu est ajouté afin de guider la croissance du mycélium, créant ainsi un matériau composite. La feuille de mycélium est enfin retirée du bloc de sciure, et son développement s’arrête. Dès lors, elle peut être « tannée », donnant un matériau qui ressemble à s’y méprendre à du cuir traditionnel et utilisable pour fabriquer des sacs à main ou des chapeaux.

    Le P-DG de MycoWorks, Matt Scullin, displômé en sciences des matériaux, vante la structure du mycélium, composé de filaments (hyphes) qui s’entremêlent et se ramifient tout en conservant de l’espace entre les cellules. Ce qui donne l’une des propriétés les plus séduisantes du Reishi. « Sa texture est proche du velours, souligne Matt Scullin. Il est souple et absorbe […] la chaleur de la main au toucher. »

    Psilocybe cyanescens :  Photographiés en studio, ces carpophores ondulés et entrelacés comptent parmi les nombreuses espèces ...

    Psilocybe cyanescens :  Photographiés en studio, ces carpophores ondulés et entrelacés comptent parmi les nombreuses espèces de champignons hallucinogènes qui poussent sur la côte ouest de l’Amérique du Nord.

    PHOTOGRAPHIE DE Phyllis Ma

    Si le mycélium peut pousser dans des entrepôts mécanisés, la fondatrice de la société néerlandaise Neffa, Aniela Hoitink, utilise quant à elle la culture en milieu aqueux pour créer des sacs, des hauts courts et même des abat-jour. Neffa a recours à des bioréacteurs – rappelant les cuves de fermentation d’une brasserie – pour produire une « bouillie » de mycélium qui est égouttée, puis versée dans un moule afin de prendre la forme souhaitée en séchant. « On peut vraiment créer à partir du produit, au lieu de créer selon les contraintes du matériau », souligne Aniela Hoitink en pliant et étirant le matériau noir brillant d’un sac de sa fabrication, dont l’aspect est à mi-chemin entre le plastique et le cuir. « Techniquement, le fond [du sac] doit être plus solide. On peut donc se dire qu’il suffit d’ajouter un peu de biomasse à ce niveau pour qu’il soit plus épais et résistant. »

    Ce procédé simple offre à Neffa une grande souplesse sans demander beaucoup de travail. L’essentiel, ajoute Aniela Hoitink, tient à la liberté d’expérimentation offerte. « Comme c’est une sorte de pâte, il est facile d’y ajouter des ingrédients », précise la créatrice avant d’indiquer que la prochaine étape pourrait être d’y faire infuser des parfums ou des composés dermatologiques traitant des affections comme le psoriasis.

    Ce n’est qu’une des différences existant entre ce produit et le cuir classique. MycoWorks comme Neffa se soucient par ailleurs de leur empreinte environnementale et du cycle de vie complet de leurs marchandises. Le Reishi de MycoWorks, par exemple, est intégralement biodégradable, ce qui laisse penser qu’il sera possible, un jour, de jeter au compost une vieille paire de chaussures.

    Cultivé à partir d’une souche de Ganoderma, le matériau proche du cuir breveté par MycoWorks est ...

    Cultivé à partir d’une souche de Ganoderma, le matériau proche du cuir breveté par MycoWorks est obtenu en stimulant la pousse du réseau mycélien du champignon, explique le P-DG Matt Scullin. Avec les bonnes conditions de température, de lumière et d’humidité, MycoWorks peut manipuler le développement du mycélium et obtenir la forme, la taille et la texture désirées.

    PHOTOGRAPHIE DE Jesse Green

    Tandis que de grandes entreprises espèrent utiliser les champignons pour produire en masse des matériaux écologiques complètement nouveaux, des créateurs indépendants explorent leur potentiel à modifier ou à décomposer les monceaux phénoménaux de tissus jetés partout dans le monde. Helena Elston, une créatrice basée à New York, étudiait la mode à Londres il y a quelques années lorsqu’elle a mis au point une méthode éthique de gestion des déchets du secteur de la mode. Récupérant de vieux habits ou des chutes de tissu, elle crée de nouveaux vêtements, qu’elle stérilise avant d’y coudre une pièce de mycélium en appliqué.

    Au cours des mois qui suivent, elle observe le mycélium envahir le tissu. Parfois, il ne se nourrit que des fibres naturelles et ignore celles qui sont synthétiques. D’autres fois, il assemble les teintes en créant des formes tourbillonnantes aux couleurs incroyables. Lors d’expériences précédentes, Helena Elston a laissé le mycélium désagréger complètement un matériau existant. « Il semble doté d’un savoir intellectuel qui nous fait défaut à nous, humains, se plaît à imaginer la créatrice. Les plus belles pièces sont apparues alors que je ne contrôlais pas la situation. »

    Maggie Paxton, mycophile new-yorkaise, se met quant à elle en quête de nouveaux pigments lors de ses cueillettes et applique des teintures fongiques à des robes en soie pour la marque Coach. Elle a récemment ramassé des sclérodermes vulgaires – des champignons qui ressemblent à de vieilles balles de golf – et les a fait bouillir dans une marmite. Le résultat l’a stupéfiée : cette teinture conférait à la soie « le plus joli des roses pastel », une couleur qui pourrait inspirer une future collection.

    Tolypocladium paradoxum : Ce parasite fongique est présent en Chine, au Japon et en Corée. Il ...

    Tolypocladium paradoxum : Ce parasite fongique est présent en Chine, au Japon et en Corée. Il est photographié ici en studio, après avoir colonisé une cigale.

    PHOTOGRAPHIE DE Phyllis Ma

    De nombreux créateurs continuent d’être surpris par les comportements des champignons, au point d’y voir une coopération avec une intelligence extraterrestre pleine de vie. « C’est ce qui explique l’enthousiasme dans cette discipline, affirme Maggie Paxton. Nous ignorons quels procédés magiques se cachent juste là, sous nos yeux. » Il ne reste plus qu’à poursuivre l’exploration.

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