Pourquoi cligne-t-on des yeux ?
Pour répondre à cette question vieille de 400 millions d'années, des chercheurs se sont tournés vers les Oxudercinae, des poissons qui clignent des yeux et vivent en partie hors de l'eau.
Une vue agrandie de l'œil humain montre la pupille, l'iris qui l'entoure et les capillaires à la surface du globe oculaire. On sait depuis longtemps que l'Homme cligne des yeux pour les garder humides et les protéger mais la manière dont ce phénomène s’est développé est encore entourée de mystère. Une nouvelle étude sur un poisson amphibie, l’Oxudercinae, apporte des éléments de réponse.
En lisant cette phrase, vous avez cligné des yeux au moins une fois. Nous clignons des yeux quinze à vingt fois par minute, un battement presque inconscient de la paupière supérieure qui nous permet de protéger nos yeux et de les garder propres et humides. Il s'agit d'un réflexe partagé par presque tous les tétrapodes, vertébrés terrestres à quatre membres, et presque totalement absent chez les animaux aquatiques comme les poissons, leurs ancêtres.
Une équipe de biologistes évolutionnistes s’est demandé comment et pourquoi le clignement des yeux s'était développé. Les poissons ayant commencé à ramper sur la terre ferme il y a près de 400 millions d'années, il est impossible d'étudier le processus en action. De plus, les yeux, les muscles et autres parties spongieuses ne sont pas conservées dans les fossiles.
Les chercheurs se sont donc tournés vers les Oxudercinae, une sous-famille de poissons amphibies vivant dans les vasières d'Afrique et d'Asie qui a évolué en clignant des yeux, indépendamment des tétrapodes.
Les scientifiques ont étudié le sauteur de vase atlantique (Periophthalmus barbarus). Le spécimen ci-dessus se trouve à l'Aquarium du Pacifique en Californie.
Une nouvelle étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences, réalisée à l’aide d’une vidéo à ultra-haute vitesse et d’une technologie de balayage de pointe, a révélé que les Oxudercinae et les poissons qui ne clignaient pas des yeux avaient toujours possédé les muscles nécessaires pour le faire. Cela signifie que le passage de nos ancêtres tétrapodes sur la terre ferme, en plus de la nécessité de disposer d’une bonne vue, est probablement à l'origine du phénomène de clignement des yeux.
Le fait que les poissons d'aujourd'hui possèdent les muscles nécessaires à cette action « nous a offert une nouvelle perspective sur certaines des conditions requises à la capacité de voir sur la terre ferme », indique Sandy Kawano, biologiste évolutionniste à l'université George Washington à Washington, D.C., qui n'a pas participé à l'étude.
« Cela suggère qu'il n'existe pas vraiment d'obstacle majeur à franchir pour que les poissons soient capables de voir clair sur la terre ferme. »
DES POISSONS HORS DE L'EAU
Pendant les premiers milliards d'années, la vie sur Terre s'est déroulée… dans l'eau. Il y a environ 375 millions d'années, toutefois, quelques poissons ont fait leurs premiers pas hors de l'océan et sont arrivés sur la terre ferme. Ce nouveau monde, débordant de nourriture et dépourvu de prédateurs, promettait des possibilités presque illimitées. À condition que les tétrapodes puissent voir clairement.
« Si leurs yeux étaient conçus pour vivre sous l'eau, leur vue aurait été particulièrement floue une fois sur la terre ferme. Ils auraient été myopes », explique Sandy Kawano.
La cornée devant être humide pour protéger et oxygéner l'œil, ils auraient aussi souffert de sécheresse oculaire chronique. Les animaux avaient également besoin d'un moyen d'éliminer les poussières et de protéger leurs yeux délicats. C'est pourquoi presque tous les tétrapodes clignent des yeux.
Au Koweït, une espèce non identifiée d’Oxudercinae mâle saute pour attirer les femelles pendant la saison de reproduction.
CLIGNEMENT D'ŒIL
Afin de comprendre comment le clignement des yeux a évolué, les auteurs Tom Stewart de l'université d’État de Pennsylvanie, Brett Aiello de la Seton Hill University et Neil Shubin de l'université de Chicago ont fait équipe avec l'ingénieur Simon Sponberg de l’Institut de Technologie de Géorgie pour étudier deux espèces d’Oxudercinae, le sauteur de vase atlantique (Periophthalmus barbarus) et le Periophthalmodon septemradiatus.
Des enregistrements vidéo à haute vitesse de ces derniers clignant des yeux en laboratoire ont révélé qu’ils accomplissaient cet exploit en ramenant leurs globes oculaires dans leur orbite afin de permettre à la peau de se refermer autour d'eux.
Les images de la tomodensitométrie de la musculature des Oxudercinae, en particulier autour du crâne, ont permis d'identifier les six muscles nécessaires à la rétraction de l'œil. Ils partagent ces derniers avec une autre espèce étudiée, le gobie à tâches noires (Neogobius melanostomus), étroitement apparentée mais entièrement aquatique.
Une enceinte climatique construite sur mesure a montré que les deux Oxudercinae clignaient plus fréquemment des yeux dans un environnement plus sec. Lorsque les chercheurs ont appliqué de petites particules sur leurs yeux, 97 % d'entre elles ont été éliminées de la cornée en un seul clignement. Puis, lorsque les scientifiques ont utilisé une petite sonde pour toucher leur œil, ils ont constaté que les Oxudercinae clignaient par réflexe, tout comme les tétrapodes. Cela signifie que le clignement des yeux aurait la même fonction chez eux que chez les humains.
« Cela montre qu'il est possible d'adopter des comportements de type terrestre simplement avec une rétraction et un pli de peau autour de l'œil. Il n'est pas nécessaire d'être doté d'une structure aussi élaborée ou compliquée que celle de nos yeux », explique Brett Aiello.
« DES MÉTHODES TRÈS PUISSANTES »
Bruno Simões, zoologiste à l'université de Plymouth, au Royaume-Uni, qualifie ces travaux d'« extrêmement intéressants » et loue les « méthodes élégantes » utilisées pour déterminer pourquoi et comment le clignement des yeux est apparu.
« Ils ont employé des méthodes très puissantes pour tester, étape par étape, les raisons pour lesquelles ces animaux avaient développé un système de clignement des yeux », explique-t-il.
Sandy Kawano se fait l'écho de l'admiration de Bruno Simões, affirmant que le choix de l'Oxudercinae en tant que modèle était particulièrement judicieux. « Ce ne sont pas nos ancêtres et pourtant nous voyons des parallèles entre les Oxudercinae et certains tétrapodes. »
Tom Stewart et Brett Aiello tiennent à préciser que les recherches sur l'évolution du clignement des yeux se poursuivent. Le fait que le clignement ait évolué d'une certaine manière chez les Oxudercinae ne signifie pas que cela s’est déroulé de la même façon chez les tétrapodes, ajoute Tom Stewart. Il s’agit toutefois d’un point de départ pour les paléontologues à la recherche de traces de clignement des yeux chez les spécimens fossilisés.
« La convergence évolutive, c'est-à-dire l'évolution indépendante de caractéristiques similaires dans différentes lignées, offre aux biologistes un moyen très intéressant de comprendre le fonctionnement de l'évolution », explique Brett Aiello.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.