Les sangsues sont encore utilisées en médecine moderne
Malgré leur réputation, les sangsues médicinales sont parfois utilisées pour aider la réparation des tissus endommagés à la suite d’une greffe ou d'une chirurgie plastique : une méthode qui ne manque pas de surprendre les patients à qui on la propose.
À l'été 2022, atteinte d’un type de cancer rare appelé sarcome synovial, Ellie Lofgreen a dû se rendre à l’hôpital de l’université de l’Utah. Les chirurgiens lui ont retiré une tumeur de la taille d’un petit melon, qui entourait l’articulation de son genou, et ont également enlevé quelques centimètres d’os et de muscle. Ils ont par la suite inséré un implant métallique dans sa jambe, et l’ont recouvert d’un grand lambeau de muscle et de peau transplanté depuis le haut de sa cuisse. Cependant, quelques heures plus tard, le lambeau a commencé à devenir violet, signe évident pour les médecins que le tissu transplanté était en train de mourir.
Il fallait à tout prix sauver le tissu. L’équipe médicale a donc proposé un traitement qui n’a pas manqué de surprendre Mme Lofgreen : des sangsues.
« J’étais absolument sidérée », raconte la femme de 31 ans. « Ma première réaction, ça a été de leur dire : "Tout sauf ça". »
Les sangsues peuvent en effet dégoûter les patients, mais la raison pour laquelle leur utilisation en médecine moderne est souvent surprenante est que l’on a longtemps considéré ces parasites comme un remède moyenâgeux et factice, proposé uniquement par des charlatans. Cependant, depuis 2004, leur utilisation en chirurgie plastique et reconstructive s’est intensifiée : cette année-là, la Food and Drug Administration (FDA) américaine a approuvé l’utilisation des sangsues comme dispositif médical pour soulager les veines congestionnées, et rétablir la circulation sanguine dans les tissus greffés endommagés.
Des sangsues médicinales Hirudo verbana se nourrissent d'un boudin au laboratoire de zoologie invertébrée du Musée royal de l'Ontario dans le cadre d'une exposition, le 29 octobre 2019.
Des sangsues se tortillent dans des bocaux en verre au Centre international de la sangsue médicinale à Udelnaya, en Russie.
Lorsque les médecins fixent un morceau de tissu à une autre partie du corps, ils connectent ses vaisseaux sanguins à ceux du tissu environnant afin de garantir le bon approvisionnement en sang. Ces opérations sont souvent une réussite, mais lorsqu’elles ne se déroulent pas comme prévu, la première étape consiste à ramener le patient au bloc opératoire, à réexaminer les points de suture et à rattacher les vaisseaux sanguins. Dans de rares cas, cette solution peut elle aussi échouer.
« Les veines sont très fragiles », explique Jayant Agarwal, chef du service de chirurgie plastique de l’Université d’Utah. Même lorsque le rattachement est un succès, le flux sanguin peut toujours être entravé, parce qu’une extrémité de la veine a été endommagée lors d’un accident, par exemple. De même, il peut être très difficile de trouver une veine dans un doigt sectionné. Si le rattachement n’est pas fait correctement, le sang peut s’accumuler dans le tissu transplanté, et c’est là que les sangsues entrent en jeu.
Selon Jeffrey Janis, spécialiste en chirurgie plastique au Wexner Medical Center de l’Université d’État de l’Ohio, les sangsues fournissent un soutien vital temporaire, jusqu’à ce que les vaisseaux sanguins de l’organisme puissent se développer dans le morceau de tissu transplanté. Sans cette aide, le tissu peut mourir, explique-t-il.
D'OÙ VIENNENT LES SANGSUES MÉDICINALES ?
Bien qu’il existe plus de 600 espèces de sangsues, dont certaines ne sucent pas le sang, les sangsues Hirudo medicinalis et Hirudo verbana sont les plus fréquemment utilisées en médecine. Elles possèdent trois mâchoires comparables à des scies, chacune dotée d’une centaine de dents que leurs propriétaires utilisent pour percer la peau.
Depuis des décennies, des laboratoires de plusieurs pays, dont la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Turquie et l’Ukraine, élèvent des sangsues médicinales. Carl Peters-Bond, de Biopharm U.K., une entreprise qui fournit environ la moitié des sangsues médicinales utilisées dans les hôpitaux du monde entier, s’y emploie depuis près de trente ans. Selon lui, il faut entre un et deux ans pour élever une sangsue prête à être utilisée à des fins médicales. Le processus consiste à les nourrir à 3 semaines, puis entre 8 et 10 semaines, puis à 4 ou 5 mois, après quoi elles sont affamées pendant une période pouvant aller jusqu’à deux ans. « Nous n’expédions que les sangsues avec un estomac vide », précise-t-il.
Dès qu’il reçoit un appel d’urgence, Peters-Bond emballe entre dix et soixante sangsues dans un bocal rempli de gel et les expédie à l’hôpital. Parfois, les pharmacies des hôpitaux en commandent à l’avance et les stockent dans un réfrigérateur pour le moment où un patient avec un doigt coupé, ou nécessitant un rattachement d’oreille ou encore une reconstruction mammaire, en aurait besoin. Ces créatures ont cependant une date de péremption de trois mois.
COMMENT ÇA MARCHE ?
Lorsqu’une sangsue mord, elle aspire lentement le sang et injecte des composés présents dans sa salive, comme l’hirudine et la caline, qui empêchent la coagulation du sang. Cette salive contient également des substances semblables à l’histamine, qui dilatent les vaisseaux et améliorent le flux sanguin. Les médecins ont déjà utilisé des anticoagulants comme l’héparine pour empêcher la formation de caillots sanguins lors de chirurgies reconstructrices. L’aspiration active du sang est toutefois toujours nécessaire, explique Agarwal.
Selon la taille du tissu greffé et le degré de congestion, l’aspiration peut se poursuivre pendant trois à dix jours, voire plus, jusqu’à ce que le tissu ait l’air « moins gonflé, moins violet, plus normal », décrit Janis. Les patients restent à l’hôpital et le personnel médical supervise le processus, remplaçant chaque sangsue engorgée par une nouvelle sangsue affamée. Chaque bestiole ne peut être utilisée qu’une seule fois et est noyée dans l’alcool après avoir rempli sa mission.
En l’espace de deux semaines, plus de 100 sangsues ont drainé les tissus de Mme Lofgreen. Toutes les quatre heures, une infirmière venait placer une nouvelle sangsue, qui se nourrissait pendant 15 à 120 minutes avant de tomber sur le lit de la patiente. Pendant le traitement, pour remplacer le sang perdu, les médecins lui faisaient des transfusions sanguines.
Il était parfois difficile de faire en sorte que la sangsue s’accroche bien, et encore plus de s’assurer qu’elle reste à sa place. Les infirmières ont commencé par utiliser des petits gobelets en plastique, qu’elles collaient sur la peau de Mme Lofgreen pour contenir les animaux ; mais cela ne les empêchait pas de s’échapper régulièrement. Le personnel a alors créé une barrière par le biais d’un morceau de gaze avec un trou à l’endroit où ils voulaient que la sangsue se fixe, espérant ainsi que la gaze la dissuaderait de s’aventurer sur la peau environnante. Cette méthode n’était pas non plus infaillible. La technique la plus efficace a été le regard attentif de la mère et de la sœur de Mme Lofgreen. Tout au long de la journée, elles se relayaient pour repérer les sangsues rebelles et alerter immédiatement les infirmières. La patiente, de son côté, ne sentait rien lorsque ces parasites mordaient dans les tissus transplantés, mais ressentait un pincement brutal lorsqu’ils piquaient ailleurs. « C’était comme des aiguilles », raconte-t-elle.
Avec le temps, la partie de tissu qui semblait initialement sombre et nécrosée est redevenue violet clair, et la peau a pris un aspect plus normal. « Nous avons eu un certain succès avec les sangsues », selon Mme Lofgreen. Mais après son retour à la maison, une petite section du lambeau s’est infectée et a dû être retirée. L’infection n’était pas liée aux sangsues, mais résultait plutôt d’une plaie ouverte. Elle attribue aux créatures gluantes et glissantes le mérite d’avoir sauvé la majorité du lambeau transplanté.
Selon une étude portant sur 277 cas d’utilisation de sangsues médicinales, le taux de réussite de cette méthode s’élèverait à 78 %. « C’est une option très intéressante pour sauver des lambeaux », affirme Ernest Azzopardi, spécialiste en chirurgie plastique à l’University College de Londres en Angleterre et coauteur de l’étude. L’absence d’essais randomisés contrôlés solides, qui sont une référence pour évaluer l’efficacité de toute intervention, a néanmoins entraîné une perte de confiance dans l’utilisation des sangsues dans un cadre médical.
Par ailleurs, à la suite de ces traitements, certains patients peuvent développer des infections cutanées, et ce en raison de la bactérie Aeromonas qui vit dans les entrailles des sangsues et peut se déplacer à travers leur salive. Les éleveurs de sangsues comme Peters-Bond n’utilisent pas d’antibiotiques : selon lui, les médicaments peuvent en effet éliminer ces bactéries intestinales, mais elles reviennent. « Ce que nous faisons, c’est que nous affamons les sangsues pour qu’il n’y ait pas de sang dans l’intestin, et ainsi réduire les bactéries à leur minimum. » Dans les hôpitaux, les médecins prescrivent généralement des antibiotiques aux patients à titre préventif, mais des preuves commencent à indiquer que certaines bactéries Aeromonas sont en train de développer une résistance aux médicaments fréquemment utilisés, ce qui complique d’autant plus l’utilisation du traitement.
À LA RECHERCHE D'ALTERNATIVES MÉCANIQUES
Depuis des années, des scientifiques recherchent des alternatives aux sangsues médicinales. Les premières tentatives remontent au 19e siècle, lorsque la demande de sangsues était très élevée en Europe, et que les invertébrés devenaient rares, et donc plus chers. En 1817, Jean-Baptiste Sarlandière, un anatomiste et physiologiste français, a mis au point un appareil appelé bdellomètre, qui permettait de drainer le sang des patients.
Depuis 2013, Agarwal travaille avec des collègues de l’Université d’Utah pour créer une sangsue mécanique capable de délivrer un anticoagulant, mais aussi d’imiter l’effet de succion de l’animal. Le prototype consiste en un réseau d’aiguilles qui perforent la peau ; une aiguille centrale fournirait l’héparine anticoagulante aux tissus saturés de sang, et les aiguilles environnantes, reliées à une pompe, aspireraient le sang. Ce dispositif permettrait aux médecins de contrôler le volume et le débit du sang aspiré, ce qui n’est pas possible avec de vraies sangsues. Pour l’instant, l’équipe tente encore de perfectionner le flux d’anticoagulant dans les tissus sur lesquels le dispositif est fixé.
D’autres scientifiques ont également mis au point des prototypes similaires et prometteurs. Certains ont testé leurs performances sur des animaux, mais selon Azzopardi, nous ne sommes pas encore au stade où nous pourrons commencer à utiliser l’une de ces alternatives mécaniques sur l’être humain. Pour le moment, les sangsues continuent d’occuper une place limitée mais importante dans la médecine moderne.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.