Où sont passés les caribous ?
Durant des millénaires, d’immenses troupeaux ont migré à travers l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, ils sont de moins en moins nombreux, et personne ne sait pourquoi.
Des caribous, ou tutu en inupiaq, traversent le cœur enneigé de la chaîne de Brooks, en Alaska. Les troupeaux de l’Arctique nord-américain migrent chaque printemps vers leurs aires de mise bas.
Lyde Morry pourchasse le troupeau avec acharnement. Il appuie sur l’accélérateur de sa motoneige, qui pro- jette derrière elle une gerbe de cristaux blancs. Je le suis difficilement, mais je ne suis pas très doué, ni aussi passionné que lui par la chasse, les kilos de viande savoureuse – ou la chaleur qui envahira ses mains quand il dépècera un gros caribou. Même s’il fait presque - 4 °C, même si le vent d’avril soufflant dans ce col de montagne accentue le froid, Clyde Morry semble ne jamais porter de gants. « Ça ne fait que me ralentir », me dira-t-il plus tard.
Car il s’agit bien d’une course-poursuite implacable. Morry effectue encore quelques virages, puis s’arrête en dérapant, dégaine son fusil et vise. La détonation sonne comme un ballon qui éclate, un bruit dérisoire, presque creux au milieu des montagnes immenses, du ciel vide. À 100 m de là, une femelle s’écroule. Le reste du troupeau, dix ou quinze mères et leurs faons, continue de courir, mais pas très loin, comme s’il savait que le pire était passé.
Clyde Morry et moi nous approchons de la bête. Il sort un couteau de sa combinaison noire, se penche sur le cadavre et se met au travail. D’abord, il tranche la tête. Dans les croyances de sa communauté, les Nunamiuts d’Anaktuvuk Pass, en Alaska, cette étape et la suivante sont les plus importantes. Il transporte la tête un peu plus loin, avec soin, et la dépose tout aussi déli- catement dans la neige, à l’envers. L’inua de la femelle, son âme, peut maintenant s’échapper et rejoindre le monde des esprits. Là, un esprit gardien la réconfortera, puis la renverra sur Terre dans un nouveau corps.
C’est le cycle du respect, du retour et du renouveau. Clyde Morry a 37 ans et c’est ce qu’il connaît, ce qu’on lui a appris et ce qu’il enseigne à ses enfants. Une fois la tête posée, il commence le dépeçage. Des coups rapides et tranchants. Des mains rouges luisantes. Quand ses doigts se refroidissent, il les secoue, souffle dessus et les place contre le corps de l’animal pour absorber un peu de sa chaleur faiblissante. Une fois la viande empilée sur son traîneau, il retourne à Anaktuvuk Pass à une vitesse beaucoup plus raisonnable. Cela ne veut pas dire qu’il conduit lentement – la viande ne doit pas geler. Mais, cette fois, je parviens à le suivre. Et même, en une occasion, à le dépasser. Ce faisant, je remarque qu’il sourit. Clyde n’a pas d’autre travail que celui-là ; il n’en veut pas d’autre. C’est en chassant qu’il subvient aux besoins de sa famille élargie. Et ce soir, à la maison, il y aura beaucoup de nourriture et beaucoup de proches réunis pour la manger.
L’été, la harde de l’Arctique de l’Ouest se masse sur les pentes venteuses pour éviter les moustiques. Ce troupeau a aussi connu un déclin brutal de sa population ces dernières années.
Le père de Clyde me demandera : « Tu l’as vu mettre la tête à l’envers ?
- Oui », dirai-je.
L’ancien acquiescera en hochant la tête. « N’oublie pas. »
Le caribou que Clyde Morry a tué faisait partie de la harde de l’Arctique de l’Ouest. Début 2021, c’était encore l’un des plus grands troupeaux de caribous de l’Alaska. Dans les années 1990, quand Clyde apprenait à chasser, il frôlait les 500 000 têtes, et parcourait un territoire représentant près des 4/5e de la France. Nombre de ces animaux passaient devant sa maison deux fois par an au cours de leurs migrations de printemps et d’automne, offrant à sa communauté une source régulière de nourriture et de bien-être spirituel dans une région sans routes et extrêmement isolée du nord de l’Alaska.
Mais, entre les années 1990 et 2021, le nombre de têtes de cette harde a chuté de plus de la moitié. Certaines années, m’ont dit Clyde Morry et d’autres chasseurs, très peu de caribous passaient par Anaktuvuk Pass. Ils arrivaient aussi parfois avec des semaines de retard, voire ne venaient pas du tout. Rien de cela n’était inhabituel : les troupeaux de caribous sont connus pour changer de taille au fil du temps. Ce sont des animaux sauvages qui suivent leurs propres instincts, calendriers et motivations. Cependant, replacé dans un contexte plus large, le déclin de la harde de l’Arctique de l’Ouest est profondément troublant, car il n’est pas un cas isolé.
Entre la fin des années 1990 et 2018, le nombre de caribous, ceux du Canada et de l’Alaska, et ceux de Norvège et de Russie, appelés rennes dans ces pays, a diminué de 56 %, passant d’environ 5 millions à 2 millions d’individus. Après 2018, les données sur les rennes russes ont été plus difficiles à obtenir, mais, en Amérique du Nord, la baisse n’a cessé de se poursuivre. Sur les quelque treize grandes hardes que comptent le Canada et l’Alaska, la plupart ont subi des pertes régulières, et au moins l’une d’entre elles, la harde de Bathurst, s’est effondrée au point qu’elle est menacée de disparaître totalement d’ici à deux ou trois années. Il n’y a pas de consensus sur les raisons de cette disparition massive. Aucune maladie n’a été identifiée, aucun coupable n’a été mis en cause. Aucun remède ni aucune politique ne semblent en mesure de l’arrêter ou même de la ralentir. Pour quiconque vit au sud du cercle arctique, le problème peut sembler abstrait – un autre lointain signal d’alerte dans une époque lourde d’extinctions. Mais ce n’est pas ainsi qu’il est perçu dans le Grand Nord.
Cherchant une odeur, un caribou mâle lève le museau dans le vent de la toundra. Ces cervidés parcouraient jadis toute l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, on ne les trouve que dans les régions les plus au nord.
Dans les petites communautés disséminées le long de la limite des arbres ou en pleine toundra, des localités comme Anaktuvuk Pass, souvent isolées, où la nourriture et l’essence importées peuvent coûter des sommes astronomiques et où la chasse au caribou est souvent le moyen le moins cher, le plus rapide et certainement le plus satisfaisant de subvenir aux besoins d’une famille, ce déclin suscite une inquiétude particulière. Un ancien inupiat d’une ville côtière m’a dit que c’était comme sentir le rhume arriver. Le froid prend et s’installe. On ne parvient pas à s’en débarrasser. Puis il empire, jusqu’à ce qu’on redoute qu’il s’agisse d’un mal plus grave. Un mal qui a envahi tout votre corps.
C’est ainsi que nombre d’autochtones du Nord, notamment les Nunamiuts, ressentent le problème du caribou. Si Nunamiut signifie « peuple de la terre », tout le monde vous dira que c’est avant tout le peuple des caribous. Ses membres sont parfois appelés les derniers nomades de l’Amérique, car ce n’est que vers 1950 qu’ils ont renoncé à une vie passée à chasser et à suivre ces animaux. Ils ont choisi de s’installer à Anaktuvuk Pass précisément parce que le troupeau s’y déversait comme un fleuve.
Quand Heather Johnson, biologiste de la faune, est arrivée en Alaska, il y a quelques années, elle a été surprise de découvrir à quel point les caribous étaient encore mystérieux. Comme d’autres créatures nordiques – les ours polaires, par exemple, ou les narvals –, ils vivent ce que l’écrivain américain Barry Lopez appelle « des vies obscures ». Ils peuvent être difficiles à trouver et coûteux à étudier. Ils sont peureux. Même ce qu’ils mangent a pu être, parfois, difficile à cerner. C’est l’une des raisons principales qui rendent leur déclin si déroutant. « Je ne pensais pas qu’il restait en Amérique du Nord un grand mammifère terrestre dont nous ne savions pas grand-chose », m’a confié cette biologiste du Service géologique des États-Unis (USGS).
Ainsi les chercheurs n’ont-ils confirmé que récemment que les caribous comptent parmi les plus grands migrateurs de la planète. Grâce à des données provenant de colliers émetteurs, une équipe dirigée par Kyle Joly, biologiste de la faune du Service des parcs nationaux (NPS), a pu montrer en 2019 qu’ils peuvent parcourir près de 1 350 km à vol d’oiseau chaque année lors de leur migration. Un record pour des mammifères terrestres.
Daniel Morry, chasseur nunamiut, tient le cœur d’un caribou abattu près de chez lui, dans le nord de l’Alaska. Selon la tradition, la viande sera distribuée dans la communauté d’abord aux anciens.
Au cours de leur périple, les caribous peuvent passer des sombres forêts d’épinettes noires à la toundra blanchie par le soleil, ou des mornes versants des montagnes aux plaines côtières venteuses. Il est même arrivé qu’ils marchent dans la mer. Ils sont également confrontés à toute une série de dangers naturels – loups, ours, rivières en débâcle, essaims gigantesques de moustiques et de mouches parasites –, ainsi qu’à un nombre croissant d’obstacles d’origine humaine – champs de pétrole, routes et mines. Le changement climatique transforme lui aussi rapidement leur habitat.
L’augmentation des températures en Arctique perturbe désormais régulièrement les conditions météorologiques habituelles. Les tempêtes de neige, autrefois caractéristiques d’un hiver arctique, font place à des pluies verglaçantes de plus en plus fréquentes, qui piègent la nourriture des caribous sous une couche de glace impénétrable. Les étés, eux, s’allongent, entraînant l’apparition de nouvelles plantes et de nouveaux animaux, la multiplication des parasites, et même des incendies dans la toundra.
Autant de phénomènes dont nous commençons à peine à comprendre les conséquences pour les caribous.
« Je pense maintenant que, s’il n’y avait qu’une seule cause, nous le saurions », avance le biologiste canadien Jan Adamczewski. « Mais la liste de tout ce qui est susceptible d’affecter les caribous peut être très longue. Et celle de ce qu’on peut faire pour y remédier est en général très courte. » Ce scientifique travaille pour le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, qui abritent, au moins une partie de l’année, sept hardes de caribous de la toundra. Parmi elles, celle de Bathurst, dont le destin a tourné à la catastrophe. En 1986, le troupeau comptait 472 000 têtes ; depuis, sa population n’a cessé de baisser et, en 2021, elle avait diminué de 99 %. Nombre d’interlocuteurs de Jan Adamczewski voient dans le changement climatique une cause du déclin du troupeau. Mais la notion étant mal définie, ses effets sont difficiles à déterminer.
Il est bien plus facile, note le biologiste, de se concentrer sur des suspects plus petits et plus discrets. Le loup est un coupable tout trouvé. D’autres observateurs estiment que les chasseurs tuent trop d’animaux. Et, au sein des communautés autochtones, qui représentent près de la moitié de la population du territoire – et seraient les plus touchées par la disparition des caribous –, l’exploitation minière est souvent considérée comme la plus grande menace pour les troupeaux, indique Jan Adamczewski.
Du temps où la harde de Bathurst semblait en meilleure santé, plusieurs mines ont ouvert dans les Territoires du Nord-Ouest, dont Colomac, une mine d’or, et Diavik et Ekati, deux mines de diamants. Toutes s’étendaient sur le domaine vital du troupeau, et Lupin, une mine d’or plus ancienne, se situait juste au sud de leur aire de mise bas, dans le Nunavut.
Membres de la nation tlicho, Joe Zoe (à droite), Janet Rabesca (à gauche) et Tyanna Steinwand observent la harde de Bathurst dans les Territoires du Nord-Ouest. Les Tlichos dépendent de cette harde, mais la chasse en a été interdite en 2015 du fait de la chute du nombre des individus.
Plusieurs études ont montré que le développement industriel perturbe le comportement des caribous. Il semble en effet qu’ils perçoivent les routes, et les pipelines en particulier, comme des obstacles entravant leurs voies migratoires et leurs modes d’alimentation. Ils ont également tendance à éviter les camps d’exploitation minière et les champs pétrolifères, d’où peuvent s’échapper des résidus et des odeurs chimiques, où la terre peut trembler à cause des vibrations provoquées par le matériel de forage et la circulation des camions, et où l’air résonne du vacarme des avions et des hélicoptères.
Pour autant, l’exploitation minière dans les Territoires du Nord-Ouest n’est certainement pas près de s’arrêter, quel que soit le sort de la harde de Bathurst ; la région dépend en effet beaucoup de cette industrie, qui fournit des milliers d’emplois et des millions de dollars de revenus. Le territoire et plusieurs Premières Nations, ajoute Jan Adamczewski, ont tenté d’autres approches en vue de stopper l’hémorragie : en 2015, l’interdiction de la chasse au caribou par le gouvernement a fait polémique, mais elle a été soutenue par les communautés locales. Le territoire a aussi essayé de réduire le nombre de loups, en les abattant depuis les airs, entre autres mesures. Malgré cela, le troupeau n’a pas cessé de diminuer.
L’une des conséquences les plus troublantes du déclin pour la harde de Bathurst elle-même semble être une perte croissante d’identité. Dans la biologie du caribou, une harde désigne habituellement un groupe d’animaux revenant tous au même endroit pour donner naissance à leurs petits – la même aire de mise bas. Les mères apprennent à leurs faons à la repérer, leur montrent les différentes zones de nourriture présentes tout le long du trajet. Elles leur enseignent également d’autres itinéraires, qui peuvent se révéler utiles en fonction des conditions climatiques, ainsi que de la présence de loups ou de chasseurs.
Longtemps, j’ai pensé que l’éducation des jeunes cervidés était liée à ce que les scientifiques appellent souvent la mémoire collective de la harde : sa façon unique et durable de connaître le paysage. Certains ont même commencé à qualifier ces pratiques de « culture ». Des cultures suffisamment cohérentes pour que les animaux aient tendance à rester fidèles à la leur et attachés à leur lieu de mise bas.
À Anaktuvuk Pass (« là où il y a beaucoup de crottins de caribous » en inupiaq), une carcasse indique la route suivie par la harde de l’Arctique de l’Ouest dans la chaîne de Brooks.
Mais, selon Jan Adamczewski, les caribous de Bathurst se sont mêlés, ces derniers hivers, à un autre groupe beaucoup plus important, appelé la harde de Beverly. Peut-être ont-ils cherché la sécurité dans le nombre et à se fondre dans ce plus grand troupeau ? Il leur est toujours possible de se reconstituer ; d’autres hardes ont bien failli disparaître et ont pourtant réussi à survivre. Reste que la culture singulière des caribous de Bathurst – leur façon d’être, pour reprendre les mots utilisés par un ami autochtone – risque quant à elle de s’éteindre.
« Si nous perdons l’un de ces troupeaux, nous perdrons aussi beaucoup en terme de mémoire comportementale », me confie le chercheur. « Lorsqu’ils ne se rendent pas dans leurs aires de mise bas traditionnelles, les caribous semblent vivre moins longtemps. »
Au vu des autres changements se produisant dans le Grand Nord (verdissement de la toundra, fonte de la banquise, incendies de forêts), le déclin de la harde de Bathurst apparaît comme le symptôme d’une sorte de dépression, un peu comme si le paysage perdait une autre partie de son identité. Le mal va-t-il s’étendre ? Existe-t-il un remède ? Personne ne le sait. Jan Adamczewski pense pourtant avoir trouvé des raisons d’espérer dans de menus détails : parmi eux, des signes de croissance dans un troupeau, par exemple ; ou un ralentissement du déclin chez un autre ; ou bien encore une mise en perspective sur une longue durée.
Les hardes de caribous semblent suivre des cycles, explique-t-il, des phases d’expansion et de repli au cours desquelles elles atteignent leur apogée, avant de se contracter. En Alaska et au Canada, de nombreux troupeaux, y compris la harde de l’Arctique de l’Ouest, ont atteint leur niveau le plus bas dans les années 1970, puis ont commencé à remonter dans les années 1990 et au début des années 2000. Les récits des autochtones font état de périodes d’abondance et de raréfaction encore plus anciennes. Si ces cycles existent bel et bien, leurs causes sont inconnues et ils semblent se produire à des intervalles de plusieurs décennies. L’idée est séduisante, parce qu’elle suggère que les troupeaux de caribous se rétablissent naturellement. Mais elle peut aussi être trompeuse, m’ont prévenu de nombreux chercheurs, car, dans un monde qui se réchauffe et change rapidement, même les créatures les plus résistantes peuvent ne pas avoir assez de temps pour se reconstituer.
Par une journée nuageuse d’août 2021, je me trouvais dans une plaine verte de la toundra, dans une région isolée du Nunavut, observant des dizaines de pistes de caribous. Elles étaient profondes et étroites, et zébraient la terre dans toutes les directions. On pouvait choisir n’importe laquelle d’entre elles et la suivre jusqu’à l’horizon. Peut-être jusqu’à la ville de Yellowknife, à 400 km plus au sud.
Clyde Morry, l’oncle de Daniel, s’apprête à rapporter une bête tuée à la chasse. Ses grands-parents étaient parmi les derniers Nunamiuts à avoir suivi les caribous, jusque vers 1950.
Je choisis une piste et la suivis maladroitement. À côté de moi, un homme robuste et athlétique, Roy Judas, fit de même. Il portait une tenue de camouflage, même si l’arbre le plus proche se trouvait à plus d’une journée de marche. Et une vieille carabine Winchester à levier, au cas où surgiraient des ours – ou des « grands hommes », comme son peuple, les Tlichos, préfère les appeler en signe de respect. Dans n’importe quelle direction, la toundra semblait vide. Nous étions pourtant près de l’aire de mise bas de la harde de Bathurst, à laquelle, probablement, appartenaient ces anciennes pistes. Mais les caribous n’étaient plus là.
Tout en marchant, j’essayais d’imaginer le nombre d’animaux requis pour modeler si profondément le paysage. Des dizaines de milliers de caribous. Des décennies de migrations. « Il y avait là une autoroute pour eux, m’a dit Roy Judas. Il n’y a plus rien maintenant. »
Comme Clyde Morry à Anaktuvuk Pass, il a grandi en chassant le caribou dans les forêts près de chez lui, à Wekweètì. Ses cartes mentales du paysage, comme la langue et la culture de son peuple, étaient émaillées de points de repère, de légendes, de termes liés à l’animal. Les peaux des caribous de la harde de Bathurst constituaient autrefois sa ressource la plus précieuse. Transformées en tentes, en divers accessoires et vêtements, elles rendaient possible la vie humaine le long de la froide frontière où les grandes forêts nordiques s’effacent pour laisser place à la toundra arctique.
Roy Judas ne pouvait plus chasser la harde de Bathurst : les Tlichos avaient respecté l’interdiction territoriale de la chasse. Mais cette décision, comme d’autres me l’ont dit, n’avait pas été facile. À l’époque, la nation tlicho avait déjà souffert de décennies de domination coloniale, avec notamment la perte de sa langue et de sa culture. L’effondrement de la harde de Bathurst n’a fait qu’aggraver un sentiment de crise existentielle.
À l’école d’Anaktuvuk Pass, l’ancien nunamiut Raymond Paneak (assis à gauche) apprend aux élèves à dépecer un caribou de 180 kg et à en traiter la peau. Ce cours s’inscrit dans le cadre d’un projet communautaire visant à transmettre les savoir-faire traditionnels aux jeunes générations.
Les Tlichos se débattaient toujours avec celui-ci quand j’ai rejoint Roy Judas et plusieurs autres membres de la communauté sur la rive du Kokètì, aussi appelé lac Contwoyto. L’une des réponses de la nation avait été la création du programme Ekwo Nàxoèhdee K’è, qui veut dire approximativement « L’endroit où les caribous voyagent ». Une partie de l’année, Roy travaillait pour celui-ci, menant des groupes de Tlichos à Kokètì, où ils passaient des semaines à camper, randonner et chercher les derniers représentants de la harde. « Quand nous en trouvons, nous prenons des notes », m’a-t-il expliqué. « Nous les suivons. Nous tentons de nous rapprocher et de comprendre ce qu’ils font. »
Les observateurs comptaient les caribous et notaient d’autres détails, notamment leur apparence, leurs déplacements, ce qu’ils mangeaient, et qui les mangeait. À la fin de chaque été, les résultats étaient adressés au gouvernement territorial tlicho, qui s’en servait pour orienter la gestion de la harde de Bathurst.
« Nous avons principalement créé ce programme pour que notre peuple voie et entende ce qui arrive au caribou », m’a indiqué Tammy Steinwand-Deschambeault, directrice du département de la culture et de la protection des terres pour le gouvernement tlicho. Les anciens ne voulaient pas se reposer sur le gouvernement ou d’autres observateurs. « Ils ont dit : “Nous devons voir par nous-mêmes. Allons sur le terrain.” » Le programme, m’a précisé la directrice, avait aussi des objectifs secondaires : confronter les jeunes Tlichos à leur idiome et aux techniques de chasse et maintenir le contact avec la harde.
« Si nous ne sommes pas sur le terrain, les caribous pensent que l’on n’a pas besoin d’eux », a poursuivi Tammy Steinwand-Deschambeault, et ils pourraient donc décider de partir. « C’est la raison pour laquelle nous devons y retourner plus souvent – pour entretenir ce lien. Nous devons aussi faire notre part du travail. »
Pendant le temps que j'ai passé avec Roy Judas et son équipe, nous avons rencontré de nombreux animaux. D’énormes ours, des truites aussi longues que ma jambe, des aigles, des grues, des boeufs musqués et une jeune louve blanche qui a traversé notre camp comme si elle était la maîtresse des lieux. Nous avons également vu des traces d’occupation humaine immémoriale. Des campements séculaires, des cabanes d’affût faites d’amas de pierres datant de l’époque des flèches et des lances. Souvent, quand nous faisions halte pour nous reposer, nos pieds étaient entourés d’« éclats lithiques » laissés par les chasseurs qui, il y a longtemps, s’étaient assis aux mêmes endroits pour tailler des outils en silex ou en quartz. Mais il y avait très peu de caribous de la harde de Bathurst. En 2021, on estimait qu’il ne restait que 6 000 animaux environ. Ce nombre m’a d’abord semblé important. Avec un peu d’efforts, ai-je pensé, nous trouverions le troupeau. Roy m’a gentiment contredit. Si peu d’animaux, m’a-t-il dit, pouvaient facilement se fondre dans la toundra. À mesure que les jours s’écoulaient sans que l’on voie grand-chose, je commençais à prendre conscience de l’ampleur du problème.
En juin, les caribous traversent la toundra gorgée d’eau pour rejoindre les pâturages d’été. Ce sont des nageurs nés grâce à leur épais pelage de poils creux et à leurs sabots en forme de pale de pagaie, qui les aident à franchir les cours d’eau et les lacs.
Je vis à New York. Et même pour moi, qui ai passé des années à travailler sur cet article, à interviewer des dizaines de personnes et à camper de nombreuses nuits en pays caribou, ils sont généralement loin des yeux, loin du coeur. Ombres dérivant sur la carte, ce sont moins des créatures familières qu’une idée lointaine, abstraite. On comprend donc pourquoi leur sort ne suscite pas un sentiment d’urgence dans les capitales d’Ottawa ou de Washington.
Pour Roy Judas, la réponse au problème était claire – et personnelle. En été, il comptait les caribous dans la toundra. En hiver, quand les Bathurst migraient de nouveau dans les forêts près de sa ville natale, il travaillait pour le gouvernement territorial à faire appliquer l’interdiction de la chasse. C’était sa façon de respecter les animaux. D’entretenir l’ancienne relation. Et, pendant un certain temps, cela l’a même rendu impopulaire. En 2015, lorsqu’elle est entrée en vigueur, l’interdiction n’a pas fait l’unanimité. Certains Tlichos n’aimaient pas l’idée que des personnes étrangères à leur communauté tentent de contrôler leur troupeau. Tard un soir dans la toundra, alors que nous suivions des pistes de caribous, Roy m’a confié que les gens semblaient enfin se rallier à sa façon de voir les choses. « Quelle façon ? », ai-je demandé. Il écrasa un moustique et changea son fusil d’épaule avant de me répondre : « Je veux qu’il y ait des caribous ici dans le futur. »
Dirigez-vous à l'ouest des terres de la harde de Bathurst, au-delà des Territoires du Nord-Ouest, dans le Yukon, en direction de l’Alaska, vous trouverez l’exception qui confirme la règle. Là, sur la côte de la mer de Beaufort, à cheval sur la frontière avec l’Alaska et s’étendant sur les terres des Inupiats et des Gwich’ins, se trouve l’aire de répartition de la harde de la Porcupine.
Mais il suffit de s’appuyer sur un cas particulier pour que celui-ci change. Heather Johnson, de l’USGS, m’a conseillé de ne pas faire trop grand cas des chiffres relatifs à la harde de la Porcupine. Elle n’a pas été recensée avec précision depuis six ans et, parallèlement, les chasseurs ont observé des tendances inquiétantes concernant la situation des caribous : leur santé se dégrade, la graisse qui leur permet de survivre aux hivers rigoureux de l’Arctique leur faisant de plus en plus défaut. « L’idée que le déclin n’existe pas est dépassée », m’a dit Heather Johnson. « En réalité, nous n’en savons rien. »
Quand j’ai commencé ce projet, presque tous les chercheurs avec lesquels je me suis entretenu m’ont rapidement orienté vers elle. D’après eux, ce troupeau semblait contredire la tendance observée partout ailleurs. Et non seulement les effectifs du troupeau ne s’étaient pas effondrés, mais ils avaient aussi récemment augmenté.
Entre 2013 et 2017, alors que la harde de Bathurst diminuait régulièrement et que celle de l’Arctique de l’Ouest allait lui emboîter le pas, celle de la Porcupine avait augmenté d’environ 21 000 têtes, pour atteindre 218 000 individus. En dépit du changement climatique, en dépit des loups. En dépit de tout.
Pour de nombreux scientifiques et chasseurs, elle représentait un espoir. On ne savait pas exactement pourquoi cette harde prospérait alors que d’autres déclinaient autour d’elle ; comme pour tout ce qui touche au caribou, la réponse était probablement à chercher dans l’imbrication complexe du climat, de la biologie et du paysage. Cependant, il a semblé qu’elle pouvait détenir un secret, un indice qui permettrait d’aider à expliquer, voire à ralentir, la disparition des troupeaux.
Au printemps, des caribous traversent la vallée du fleuve Kobuk, en Alaska. Depuis plus de dix ans, un projet de route minière de 340 km est en cours dans la région. Elle traversera la voie de migration de la harde de l’Arctique de l’Ouest, dont l’effectif est passé de près de 500 000 à 164 000 têtes durant les vingt dernières années.
Juste avant que cet article soit mis sous presse, les hardes de l’Arctique de l’Ouest et de la Porcupine devaient faire l’objet d’un nouveau comptage. Selon Kyle Joly, biologiste au Service des parcs nationaux, l’année avait été difficile pour la première. Il a passé une partie du mois de juillet dans le nord de l’Alaska à récupérer les colliers émetteurs des caribous morts au cours du rude hiver, caractérisé par des chutes de neige épaisse et humide, dans laquelle les bêtes ont eu du mal à évoluer. En septembre, des nouvelles plus réjouissantes sont tombées au sujet de la région de North Slope, riche en pétrole : le département de l’Intérieur des États-Unis a annulé l’intégralité des concessions de forage dans l’immense refuge national de la faune de l’Arctique, qui abrite l’aire de mise bas de la harde de la Porcupine.
Cette décision a été fêtée par les Gwich’ins, pour qui la zone entourant l’aire est sacrée. Mais la soif de pétrole menace toujours l’avenir de cette harde. Bien qu’il n’y ait plus pour l’instant de forages dans le refuge, rien ne garantit qu’une nouvelle administration ou un nouveau Congrès n’exerceront pas des pressions pour les rétablir. Des responsables politiques locaux et nationaux ont déjà essayé des dizaines de fois. « Il nous a été difficile de quantifier les changements survenus pour les caribous », m’a confié Heather Johnson. Mais, « s’il y a bien une chose qu’ils n’aiment pas, c’est le développement industriel. On ne l’a que trop souvent constaté. » Face à l’immense mystère de leur disparition, a-t-elle ajouté, c’est peut-être le meilleur indice dont nous disposons.
Les caribous sont des créatures routinières, et leurs habitudes semblent liées à un monde plus ancien et plus froid qui n’existe plus. La question aujourd’hui est de savoir à quelle rapidité ils s’adapteront – ou pas. À la fin du mois d’octobre, seul sur la rive du Kobuk, à Onion Portage, dans l’ouest de l’Alaska, je regarde un jeune mâle luttant pour nager dans les eaux sombres. De grands blocs de glace dévalent le courant, le heurtant et le poussant sous l’eau. Un groupe de ses compagnons moins audacieux attendent sur la rive de voir comment vont tourner les choses.
Les caribous viennent ici depuis 10 000 ans pour traverser le fleuve, au terme de leur migration d’automne. Des artefacts montrent que des hommes sont venus à leur rencontre pour les chasser depuis au moins aussi longtemps. C’est un rendez-vous régulier, qui a été maintenu pendant des millénaires. Mais, si les chasseurs locaux continuent de venir, les caribous sont souvent en retard ou ne se montrent plus.
Le décalage des migrations a eu des conséquences pour les deux espèces. Dans le cas des caribous, arriver plus tard dans la saison signifie trouver un cours d’eau en transition, ni tout à fait liquide, ni tout à fait gelé. Traverser est dangereux, comme est en train de l’apprendre à ses dépens le jeune mâle. Attendre la prise des glaces l’est tout autant : les loups et les ours rôdent dans la forêt le long des berges. Mais les caribous n’ont pas le choix. Pendant des jours, des centaines d’entre eux ont arpenté la rive de long en large, à quelques mètres de ma tente, cherchant à continuer leur périple.
Il me semble impossible que le monde redevienne ce qu’il était quand cette route traversant le fleuve s’était inscrite dans l’esprit de leurs ancêtres. Mais de nombreux autochtones m’ont confié que les caribous s’adapteraient, si on leur en laissait le temps. Ils sont curieux, résilients. Dans l’Arctique, c’est une nécessité.
Je me tourne de nouveau vers l’eau : un morceau de glace, un coup sur la tête ; le jeune mâle se retrouve sous l’eau, puis remonte en hoquetant. Il se décide enfin à faire demi-tour. Sur la rive, il s’ébroue vigoureusement et rejoint les autres. Le petit troupeau de caribous tourne ses regards vers moi – pelage gris, bois immenses, grands yeux. Puis ils gravissent la berge et disparaissent dans la forêt.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic.