Enfouissement des déchets nucléaires : comment prévenir les générations futures ?
Parchemins, radiochats, monuments intimidants… De nombreuses solutions ont été proposées pour informer les générations futures de ne pas s'approcher des déchets nucléaires mortels enfouis par notre civilisation et qui subsisteront pendant des millénaires.
Ce vieux panneau met en garde contre les radiations à l'intérieur de la zone d'exclusion de Tchernobyl à Buryakovka, en Ukraine, en 2011. Selon les recherches, à peine 6 % de la population mondiale reconnaît le signe « universel » de mise en garde contre les radiations, à savoir un trèfle sur fond jaune.
Depuis environ un demi-siècle, les pays du monde entier enfouissent leurs déchets nucléaires dans le sous-sol, un héritage radioactif qui pourrait bien rester mortel pendant des milliers d’années. Les générations futures, qui vivront bien après la mise sous terre de ces déchets toxiques, pourraient ainsi se mettre en danger sans même le savoir.
Plus de vingt centres d’enfouissement nucléaire étant aujourd’hui en cours d’étude et de développement à travers le monde, comment pouvons-nous informer nos descendants, qui ne naîtront que dans des centaines de générations avec des coutumes et des langues potentiellement différentes, de l’emplacement de ces sites, de ce qu’ils contiennent, et du danger mortel qu’ils représentent ?
De la construction d’immenses monuments intimidants à la création de chats fluorescents en passant pas des « prêtrises atomiques », ce problème a fait l’objet de nombreuses propositions de solutions. Transmettre des messages d’avertissement à des générations lointaines, qui seront peut-être très différentes de nous, s’avère cependant bien plus difficile qu’il n’y paraît au premier abord.
Conteneurs d'expédition de déchets radioactifs sur le parking du Waste Isolation Pilot Plant (WIPP) au Nouveau-Mexique, en 2014. Situé à 42 km au sud-est de Carlsbad, le WIPP est le seul site de stockage de déchets radioactifs en couche géologique profonde aux États-Unis.
Des ouvriers transforment l'ancienne mine de fer du puits Konrad à Salzgitter, en Allemagne, en zone de stockage de déchets nucléaires. Bien que l'enfouissement des déchets nucléaires dans des couches géologiques semble être la méthode la plus sûre de stockage de ces matières dangereuses, avertir les générations futures de leur présence et de leurs dangers constitue un réel défi.
Dans le nord-est du Japon, d’énormes tablettes de pierre sont érigées depuis des siècles le long de la côte afin d’avertir les générations futures de la menace d’un tsunami. Malgré les annonces selon lesquelles aucun bâtiment ne devait être construit en dessous d’un certain point de repère, de nombreux habitants ont choisi de construire des maisons dans des zones vulnérables, et en ont grandement payé le prix à l’arrivée de nouvelles catastrophes naturelles.
Plus récemment, dans les années 1950, le gouvernement américain a conçu et proposé un symbole d’avertissement « universel » pour les risques de radiations (le fameux trèfle noir sur un fond jaune), mais en réalité, certaines études suggèrent que seulement 6 % de la population mondiale seraient capables de le reconnaître et de comprendre de signification. Les risques d’échec dans la transmission d’un message ne sont donc pas négligeables.
LA SÉMIOTIQUE NUCLÉAIRE
Au début des années 1980, l’industrie du nucléaire et les gouvernements du monde ont commencé à se préoccuper de plus en plus de la problématique du stockage à long terme des déchets radioactifs. C'est alors qu’un nouveau domaine d’étude a vu le jour : la sémiotique nucléaire, l’étude très vaste, ésotérique et parfois surréaliste de la manière dont nous pourrons avertir les futures civilisations humaines, voire les espèces post-humaines, de la présence de notre héritage sous-terrain toxique.
À Aneyoshi, au Japon, une stèle avertit les habitants de ne pas construire de maisons en dessous de la borne en raison de la menace de tsunamis. De telles « pierres à tsunami » sont érigées depuis des siècles, mais les générations suivantes ont souvent ignoré ou oublié ces avertissements, à leurs risques et périls.
La création de la sémiotique nucléaire est attribuée à un groupe d’ingénieurs, de scientifiques, de politologues, de psychologues, d’anthropologues, d’archéologues et d’autres spécialistes qui ont travaillé au sein de la Human Interference Task Force (HITF). Formé en 1981 par le département américain de l’Énergie et le Bechtel Group, ce groupe de travail s’est inspiré de structures monumentales, de textes sacrés et même de malédictions venues tout droit de civilisations anciennes pour mettre au point la « plus grande tentative consciente de communication à travers l’abîme du temps profond » jamais entreprise par notre société.
Selon la HITF, le moyen le plus efficace d’effrayer les générations futures serait de créer d’immenses monuments conçus pour évoquer un sentiment de danger et d’effroi autour des sites de stockage de déchets nucléaires. Plusieurs idées ont été proposées, telles qu’une étendue d’énormes épines rocheuses émergeant de la terre dans toutes les directions, ou encore une sorte de « Stonehenge » atomique installé au-dessus du dépôt de déchets, composé d’énormes colonnes de granit, de remparts de terre entourant l’espace réel de l’installation et d’une structure en son cœur contenant des informations sur le site. En outre, des copies supplémentaires de ces informations seraient enterrées dans les alentours du site et dans des archives stockées dans le monde entier, sur du papier spécial à longue durée de vie, et porteraient un message peut-être optimiste : « À conserver pendant 10 000 ans. »
Même avec des messages d’avertissement effrayants, de tels monuments pourraient malgré tout attirer l’attention des plus curieux, mais aussi des criminels et des futurs archéologues, et ainsi finir par encourager l’action qu’ils visent à empêcher, à savoir la fouille du site. C’est précisément ce qu’il s’est passé avec les pyramides égyptiennes : bien que ces dernières tiennent toujours debout, les prêtres n’existent plus depuis longtemps et nous choisissons d’ignorer les terribles malédictions et avertissements en pillant les chambres funéraires et en profanant leurs morts.
Ironiquement, l’une des propositions les plus critiquées faites à la HITF était celle d’une « prêtrise atomique » auto-entretenue et manipulatrice, dans laquelle une élite serait désignée et utiliserait des mythes, des légendes et des rituels secrets afin de créer un sentiment de tabou autour de ces sites pour les générations à venir.
Le groupe a mis fin à ses travaux en 1984 après avoir conclu que toute tentative efficace de transmission d’un avertissement dans l’avenir lointain devrait s’appuyer sur une architecture monumentale et sur des repères. Les structures devraient être suffisamment durables pour ne nécessiter aucun entretien pendant 10 000 ans, et suffisamment inquiétantes pour inciter les générations à transmettre leurs connaissances à leur sujet, que ce soit par le biais de légendes orales ou d’archives physiques.
LE RADIOCHAT
Quelques années après la création de la HITF, l’écrivaine Françoise Bastide et le sémioticien Paolo Fabbri ont proposé une approche très différente afin de protéger les générations futures de nos déchets nucléaires enfouis : le radiochat. Selon eux, dans le futur, des chats pourraient être élevés sélectivement dans l’objectif de leur donner la capacité de changer de couleur en présence de radiations. Les félins seraient alors relâchés dans la nature et, alors que des centaines de générations de ces « radiochats » continueraient à rôder sur nos terres au fil des siècles et des millénaires, l’histoire de leur capacité à changer d’apparence en présence du danger serait transmise aux générations futures sous la forme de contes populaires et d’histoires orales.
Ces radiochats étaient considérés comme plus efficaces que d’éventuels radiochiens ou radiorats en raison des associations que les humains ont toujours faites entre les chats et le surnaturel dans de nombreuses cultures. Les anciens Égyptiens vénéraient par exemple Bastet, la déesse des chats, tandis que les Vikings croyaient que le char de la déesse Freya était tiré par deux chats, et qu’en Chine, les fermiers vénéraient la déesse Li Shou qui, sous une forme féline, protégeait les récoltes des rats et chassait les mauvais esprits. De plus, les chats sont connus pour être indépendants et pour se déplacer où bon leur semble, ce qui serait particulièrement utile pour remplir cette mission.
« Pour moi, d’un point de vue scientifique, l’idée un radiochat n’est pas si folle qu’elle ne le paraît », affirme Kevin Chen, fondateur de Ray Cat Solution, une communauté de personnes fascinées par les idées de Bastide et Fabbri et qui explorent depuis 2015 la possibilité de modifier génétiquement les félins pour leur permettre de briller suite à une interaction enzymatique. « D’accord, c’est fou, mais ce n’est pas plus fou que l’idée de ramener le mammouth laineux. Le concept est là, la technologie n’existe pas forcément encore pour le réaliser, mais avec le temps, nous trouverons comment le faire et nous pourrons en tirer d’autres avantages. »
Avec le temps, la proposition du radiochat n’a pas manqué d’inspirer des écrivains, des visionnaires et des artistes qui ont rejoint le mouvement de Chen en créant des t-shirts, des chansons, des clips vidéo et même un documentaire primé, The Ray Cat Solution (en français, La solution radiochat), tous dédiés à ce sujet. Ces produits culturels contribuent à intégrer ces signaux d’alarme vivants dans l’imaginaire collectif et à construire la légende, comme l’ont voulu ses créateurs ; ils pourront ainsi, peut-être, aider à déclencher les recherches nécessaires pour entamer le long processus qui permettra aux radiochats de passer de l’état de concept à celui de réalité.
PENSER LONG TERME
Quarante ans après la HITF, l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN), une agence intergouvernementale établie à Paris qui encourage la coopération entre trente-trois des pays les plus avancés sur le plan nucléaire, continuait à concevoir des méthodes destinées à préserver la mémoire des sites d’enfouissement. Son initiative baptisée Preservation of Records, Knowledge and Memory Across Generations (RK&M) a publié son rapport final en 2019, au moment même où les gouvernements envisageaient à nouveau d’utiliser l’énergie nucléaire pour limiter le dérèglement climatique.
Contrairement aux projets de « prêtrises » et de « Stonehenges » atomiques, le rapport de la RK&M s’intéresse aux moyens d’aider les humains du futur à prendre des décisions éclairées grâce à l’utilisation de bibliothèques, de capsules temporelles et de marqueurs physiques. Ainsi, plutôt qu’un champ d’énormes structures épineuses, des milliers de marqueurs pourraient par exemple être enterrés autour des sites de déchets nucléaires ; ces derniers pourraient éventuellement contenir des informations enregistrées sur des matériaux durables comme le vélin (variété de parchemin fait de peau d’animal), plutôt que sur des documents en papier laminé ou des clés USB.
« Je pense qu’un changement de perspective a eu lieu au cours des quarante dernières années », estime Neil Hyatt, conseiller scientifique principal auprès des services de gestion des déchets nucléaires du gouvernement britannique. « Aujourd’hui, la communauté internationale a évolué ; elle réfléchit désormais à plusieurs couches de messages qui utiliseraient différents outils pour transmettre des informations sur l’histoire de ces sites, et ce afin de permettre à nos descendants de se faire leur propre avis sur la manière dont ils pourraient interagir avec ces sites à l’avenir. »
Selon Hyatt, cette approche se reflète dans les projets britanniques actuels qui visent à trouver une communauté qui serait disposée à accueillir son dépôt nucléaire national sur le sol britannique, à entretenir la relation avec cette communauté non seulement pendant la construction du site, mais aussi tout au long des 750 années prévues pour toute sa durée, pour sa fermeture et pour la surveillance qui devra alors avoir lieu sous contrôle institutionnel.
L’artiste et chercheuse Cécile Massart représente cette nouvelle approche dans son travail. Elle imagine des laboratoires créatifs construits au-dessus des futurs dépôts de déchets nucléaires, où des écrivains-explorateurs, des artistes-gardiens et des scientifiques-archéologues pourraient travailler main dans la main pour surveiller les sites sur de nombreuses générations. « Les dépôts géologiques deviennent eux-mêmes des plateformes pour la recherche artistique et l’aménagement du paysage », explique Massart.
Les nombreux millénaires concernés par ces projets éclipsent toute durée de vie humaine. « En tant que technicien, il est extrêmement intéressant et stimulant de parler de ce sujet, car il nous ramène au cœur même de notre humanité », confie Hyatt. « La bonne nouvelle, c’est que nous avons encore beaucoup de temps devant nous pour parvenir à trouver ces solutions essentielles. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.