Peut-on encore sauver Socotra, l’archipel yéménite du « sang-dragon » ?
Entre l’Afrique et la péninsule arabique se trouve Socotra, un archipel abritant des curiosités biologiques rares. Mais celle-ci est menacée par la guerre civile, les cyclones et le développement urbain.
Abdullah Aliyu, grand homme bronzé à la mâchoire forte, fait les cent pas le long de la bouche triangulaire d’une grotte, sa grotte, précise-t-il. Il porte une fouta orange tissée à la main, une jupe qui s’enroule et se noue à la taille et qui constitue un vêtement traditionnel pour de nombreux hommes yéménites, mais est torse-nu. « J’ai un pull, mais je n’aime pas le porter. Je préfère largement me sentir libre », confie-t-il.
Il s’est surnommé Adbullah, l’homme des cavernes, et c’est vrai en partie. Sa mère est née dans cette grotte et lui-même y a grandi. Aujourd’hui, il possède une maison dans la ville voisine, où sa femme et ses six enfants vivent. Il y retourne tous les soirs. « Nous nous disputons sur ce que nous allons regarder à la télévision », se plaint-il. « Ma femme n’aime que les films dramatiques. »
Il passe ses journées à pêcher sur la côte avec les filets qu’il a fabriqué lui-même, avant de sécher, trier et manger les divers poissons qu’il a attrapés. « Cet endroit est paradisiaque », dit-il, comme s’il s’agissait de quelque chose d’évident. « Vraiment, regardez autour de vous. Regardez à quel point c’est beau et comme il y a beaucoup à manger. Je suis très fier d’être un fils de Socotra. »
Abdullah Aliyuh est excentrique et énigmatique, tout comme l’endroit où il se sent chez lui. Socotra, un archipel situé dans l’océan Indien entre la Somalie et le Yémen, est un lieu unique. C’est un trésor botanique et zoologique, ainsi qu’un refuge pour des espèces reliques qui ont disparu depuis longtemps partout ailleurs. Longtemps protégé par les traditions et les habitants de l’archipel comme Abdullah, Socotra est désormais ébranlé par les tensions géopolitiques, le développement rapide et le changement climatique.
Un peu plus tôt dans l’année, je me suis rendu sur Socotra, l’île principale de l’archipel du même nom, avec une équipe de trois autres personnes, afin de découvrir quels étaient ses enjeux, alors que son avenir est incertain.
SOCOTRA, LES GALÁPAGOS DE L’OCÉAN INDIEN
L’archipel de Socotra se trouve à l’entrée du golfe d’Aden, à seulement 95 km de la corne d’Afrique. Il appartient au Yémen, qui se situe à 370 km au nord. Si Socotra est si unique, c’est grâce à l’isolation géographique. Il y a un peu moins de 20 millions d’années, l’archipel s’est détaché du supercontinent Gondwana, devenant un sujet d’étude fascinant pour les passionnés d’évolution insulaire et de biogéographie.
Si Socotra est surnommé « les Galápagos de l’océan Indien », c’est parce que des similitudes existent entre les deux archipels. 307 des 825 espèces végétales de Socotra, ce qui représente 37 % des plantes, sont endémiques : elles ne poussent donc nulle part ailleurs. Certaines d’entre elles offrent des ressources, comme les arbres à encens et leur encens doux et parfumé. D’autres, comme la sous-espèce Adenium obesum, un petit arbre bulbeux plus connu sous le nom de rose du désert, ajoute une touche de couleur et de curiosité au paysage. Onze espèces d’oiseaux uniques vivent également sur l’île et plus de 90 % des reptiles et mollusques de Socotra sont endémiques.
Les eaux qui entourent l’archipel sont le lieu de rencontre de multiples aires biogéographiques. Celles-ci forment un milieu marin aussi riche qu'exceptionnel. Pas étonnant donc que les navigateurs grecs et arabes comparaient autrefois cette terre étrange au paradis. Pour certains d’entre eux, Socotra faisait partie d’Atlantide, le mythique continent perdu.
Dans le nord de l’île principale de l’archipel, des peintures pariétales réalisées à différentes périodes recouvrent les parois de la grotte de Hoq. Elles révèlent que Socotra était une escale habituelle sur les anciennes routes commerciales maritimes. Des inscriptions, écrites par des commerçants indiens, éthiopiens et du sud de la péninsule arabique, constituent des indices parmi les plus importants concernant l’histoire de l’humanité sur l’île aux yeux des archéologues qui l’étudient sur place. Les commerçants étaient attirés par les ressources exotiques en provenance de l’intérieur de l’île. L’encens de Socotra brûlait aussi loin que l’Égypte, la Grèce et Rome.
LES DRAGONNIERS DE SOCOTRA
La résine du dragonnier de Socotra, arbre devenu l'emblème de l’île, était une autre ressource naturelle populaire à l’exportation. Les légendes locales qui entourent l’origine de l’arbre sont nombreuses : selon l’une d’elles, le dragonnier du Socotra aurait poussé dans le sang versé par deux frères combattant à mort, tandis qu’une autre suggère que c’est le sang versé d’un dragon, blessé par un éléphant, qui aurait donné naissance à l’essence. Avec ses épaisses branches noueuses qui s’étendent pour former un couvercle en forme de parapluie, l’arbre a une étrange allure et semble venir d’une autre planète. Ses feuilles, qui font face au ciel, récupèrent l’humidité des brumes qui descendent le long des collines et des hauts-plateaux de l’intérieur de l’île. Son tronc épais et tordu, une fois ouvert, laisse couler une résine rouge sombre. Le sang du dragon blessé peut-être ?
Ces arbres, Mohammed Abdullah les connaît depuis toujours. Sa famille élargie, qui compte désormais 19 membres, vit loin de la côte, dans un petit village du centre de l’île principale, entouré de terres riches et fertiles. Mohammed s’occupe des dragonniers de Socotra voisins et récolte leur résine une ou deux fois par an.
Colorant pour la peinture sur argile et sur poterie, pour le vernis à ongles, pour le maquillage et remède médicinal, les utilisations de la résine sont variées. On raconte par exemple qu’après avoir accouché, une femme doit boire de l’eau mélangée à la résine. « Cet arbre est la chose la plus importante qui existe sur l’île », déclare Mohammed. « Il fait partie de nous. Son ombre ne s’en va jamais grâce à sa forme. »
L’arbre a, d’une certaine façon, protégé l’île. D’importantes mesures de protection environnementale ont été prises sur 75 % du territoire de Socotra en raison de la vulnérabilité d’essences comme le dragonnier. En 2008, l’archipel a été inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Le plateau de Diksam est une de ces zones protégées. Situé au centre de l’île, il comprend les gorges de calcaire sinueuses et profondes de la région. Au loin, d’immenses forêts de dragonniers s’étendent vers les montagnes de granite au-delà de l’horizon. Toutefois, leur nombre est trompeur.
« Ces arbres poussent si lentement », soupire Sami Ali, guide touristique et étudiant en biodiversité. « Ils peuvent vivre des milliers d’années, mais il est très difficile de faire grandir les jeunes. »
Alors que l’écosystème est déjà fragile, il doit de surcroît faire face à un autre problème : les espèces invasives. « Il y a des chèvres partout ici », souligne Sami Ali. « Elles mangent les jeunes arbres avant qu’ils n’aient eu le temps de pousser. Il n’y aura bientôt des dragonniers de Socotra que dans les endroits inaccessibles aux chèvres. »
UN ARCHIPEL MENACÉ PAR LES CYCLONES ET LA GUERRE
D’autres menaces pèsent sur la myriade d’espèces endémiques à Socotra. À l’automne 2015, en l’espace d’une semaine, deux cyclones ont frappé l’archipel. C’était la première fois depuis le début de la tenue de registres météorologiques que des systèmes aussi puissants se formaient aussi proches dans le temps en mer d’Arabie. Les infrastructures de Socotra furent détruites et un tiers des habitants de l’archipel, soit 18 000 individus, furent déplacés.
La terre aussi a souffert. Mohammed Abdullah se souvient de son village de l’intérieur de l’île, autrefois si « luxuriant par la volonté de Dieu ». La végétation y était telle que les habitants voyaient à peine le ciel. Désormais, les rendements des récoltes ont chuté et la terre est nettement plus nue.
« Diksam a également changé », confie Sami Ali qui se tient au bord du canyon qui traverse le plateau. « Avant, il y avait ici de beaux cours d’eau et bien plus d’arbres. Mais regardez aujourd’hui. » De larges bandes de colline se sont écroulées et les dragonniers déracinés gisent sur le sol, tels de grands squelettes grisonnants, leurs branches semblables à des tentacules éparpillées sans vie dans la plaine.
Alors que Socotra se remettait encore des conséquences des cyclones de 2015, un autre frappa l’archipel en mai 2018, provoquant la mort d’au moins 19 personnes. Trois événements météorologiques de cette ampleur en trois ans, cela ne s’était jamais vu, et avec le changement climatique, ils pourraient devenir plus fréquents. Le pire resterait donc à venir pour Socotra.
Il y a tout de même une raison de se réjouir : la paix règne encore sur l’archipel, malgré la guerre civile brutale qui sévit actuellement au Yémen. Depuis le début de l’année 2015, une coalition formée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis mène une offensive au Yémen, soutenant le président exilé Abd-Rabbur Mansur Hadi, afin de débarrasser le pays des rebelles Houthi, aidés par l’Iran. Après le passage des deux cyclones sur Socotra en 2015, le gouvernement yéménite n’a pas été capable d’apporter à l’archipel l’aide dont il avait besoin. D’autres nations du golfe, en particulier les Émirats arabes unis, ont alors contribué à l’effort. Abu Dhabi fut par la suite accusé d’avoir profité du gouvernement yéménite menacé pour accroître son influence sur Socotra.
En 2018, une confrontation opposant les Émirats arabes unies et le gouvernement yéménite eu lieu à Socotra. Des protestations secouèrent Hadiboh, la capitale de l’archipel. Finalement, l’Arabie Saoudite parvint à débloquer la situation. Si pour le moment, cette dernière reste floue, il semblerait que trois armées soient présentes sur l’île de Socotra, ce qui est contre-indiqué pour la sauvegarde de son environnement.
UN DÉVELOPPEMENT QUI DOIT ÊTRE CONTRÔLÉ
Socotra compte 60 000 habitants, dont le quart vit à Hadiboh. La ville s’étend sur une partie du littoral nord, nichée entre la mer et les hauts sommets des Monts Haggier.
La construction de routes asphaltées et d’un aéroport constituent des exemples du progrès réalisé à Socotra ces dernières années, estime Abdalgamil Mohammed, sous-gouverneur à l’environnement et au développement de l’île. Mais l’urbanisation incontrôlée représente également une menace. Le sous-gouverneur confie que le développement doit être supervisé avec attention. Il s’inquiète de la croissance démographique et du sur-pâturage dans les zones fragiles, ainsi que de l’instabilité politique.
« Notre héritage culturel est unique et le travail que nous effectuons à Socotra contribue énormément à sauver notre planète », indique Abdalgamil Mohammed. Des chercheurs internationaux collaborent avec des spécialistes locaux depuis des décennies, mais ces derniers temps, il est difficile de se rendre sur l’île. Notre équipe a passé plusieurs jours en mer, à bord d’un cargo en bois, traversant des zones où le risque d’une présence de pirates somaliens est bien réel.
L’aéroport de Socotra est opérationnel, mais les quelques vols proposés passent par une zone du Yémen compromise par l’activité d’Al-Qaïda ou bien ne sont autorisés que pour les individus possédant une autorisation des Émirats arabes unis. Alors que l’archipel était parvenu à accueillir environ 3 000 touristes en 2013, le tourisme est à l’arrêt depuis que la guerre a commencé au Yémen. Si la paix se maintient sur l’archipel, l’écotourisme basé sur des communautés bien gérées pourrait devenir une aubaine pour l’économie. En revanche, si le développement urbain est mal contrôlé, cela pourrait s’avérer désastreux pour l’environnement.
À l’image du dragonnier de Socotra, dont l’ombre empêche l’évaporation de précieuses gouttelettes d’eau afin qu’elles s’infiltrent dans le sol jusqu’à ses racines, les habitants de Socotra sont capables de s’adapter. Alors qu’Abdullah l’homme des cavernes avait réinvesti sa grotte dans le seul but d’impressionner les touristes, il nous confie qu’après le départ des derniers visiteurs, il a fini par y rester car il aimait beaucoup y vivre. Il dit aimer le mélange de l’ancien et du moderne.
Trouver le juste milieu est le défi de l’île toute entière. Socotra est en première ligne du changement, qu’il soit climatique ou géopolitique. Des étrangers revendiquent à nouveau leurs droits sur l’archipel. Par le passé, des navigateurs n’ont laissé que des inscriptions sur des parois rocheuses. Que laissera derrière elle cette nouvelle génération de visiteurs ?
L’expédition de l’équipe à Socotra a été financée par une bourse accordée par la MBI Al Jaber Foundation.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.