Vos aliments préférés pourraient changer de goût à cause du changement climatique
Tout, qu'il s'agisse de la température, de la qualité du sol ou des précipitations, peut affecter la saveur des produits de culture et d'élevage. Le goût de vos aliments préférés a sans doute déjà commencé à changer.
Au Japon, la culture des fraises atteint son apogée en hiver. Les plus immaculées coûtent des centaines d'euros et font l'objet d'offrandes. Les changements de température influencent le goût sucré ou acide des fraises.
Sous les chênes centenaires du sud-ouest de l'Espagne, des porcs ibériques noirs hument le sol. Ces animaux de pure race deviendront du jambon pata negra, le jambon de pays connu dans le monde entier pour sa saveur singulière.
Cinco Jotas est l'un des producteurs les plus respectés de ce jambon très prisé. L'entreprise élève exclusivement des porcs ibériques noirs et ne vend son jambon que sous le label réglementé par le gouvernement espagnol, symbolisé par une étiquette noire.
Le temps que les porcs passent à chercher les glands est essentiel pour la qualité, la saveur et le prix élevé du produit final. Les glands, les pâturages et le style de vie en plein air confèrent au jambon ibérique son goût si recherché. Mais la multiplication des vagues de chaleur et de sécheresse dans la péninsule ibérique ces cinq dernières années se traduit par la raréfaction des glands et des verts pâturages.
Les porcs élevés par Cinco Jotas deviendront du jambon ibérique, un jambon espagnol très prisé. Leur accès à une quantité suffisante de glands et de pâturages leur confèrent cette saveur emblématique, mais les changements climatiques et des sécheresse répétées mettent en péril la nutrition des porcs.
Sans les glands et les pâturages, ces porcs ne pourront plus se nourrir seuls, et l'on devra leur donner des suppléments alimentaires à base de céréales, ce qui leur ferait perdre leur couleur, sans compter l'arôme et la texture associés au jambon qu'ils deviennent. Pour Cinco Jotas, il s'agit d'une préoccupation majeure. Les chênes ne produisent des glands que tous les trente ans. Basculer à une nouvelle source de nourriture riche en acide oléique, comme les olives, rendrait la viande amère et épicée.
« Quand on dépend complètement de ressources naturelles, on ne cesse de penser, d'observer et d'essayer de prévoir comment cela va se passer. Car nous dépendons de la nature, nous ne pouvons pas la cultiver », explique María Castro Bermúdez-Coronel, directrice de communication de Cinco Jotas et biologiste vivant dans les forêts dans lesquelles se nourrissent les porcs.
Cinco Jotas n'est pas la seule entreprise dans ce cas. Globalement, les producteurs luttent contre la météo instable et les changements climatiques. Tout cela change non seulement la quantité et la qualité de ce que nous mangeons, mais aussi la saveur elle-même de nos aliments.
POURQUOI LES ALIMENTS ONT-ILS LE GOÛT QU'ILS ONT ?
Pour décrire du vin, les sommeliers utilisent le terme terroir pour expliquer à quel point le sol et le climat affectent le goût du raisin. Mais le vin n'est pas le seul aliment de terroir.
Kathryn De Master, spécialiste des ressources environnementales à l'université de Californie, explique que le terroir est encore plus vaste que les seuls éléments écologiques qui contribuent au goût et à la qualité des aliments. Le terroir englobe également les pratiques sociales qui entrent dans la fabrication d'un aliment, comme la façon dont les gérants de Cinco Jotas effectuent tout le processus de salaison à la main, sans machine.
Le terme est toutefois large, car il existe beaucoup de facteurs influençant le terroir d'un aliment et sa saveur finale.
La saveur, mêlange de l'arôme et du goût, fait son apparition bien avant que l'on découpe, sale et cuise la nourriture. Lorsque nous goûtons un aliment, nous réagissons à des composés chimiques spécifiques. L'identification de ces substances chimiques nous a permis de fabriquer des aliments qui contiennent des goûts comme l'arôme de fraise, sans nuire aux fraises ce faisant.
Le sol, les moisissures, la température, l'humidité, l'ombre, chacun a son rôle à jouer. Même les parasites influencent le goût des produits, en incitant certaines plantes à libérer davantage de substances chimiques qui attirent les prédateurs des parasites ou repoussent les insectes eux-mêmes. En isolant les composés, les scientifiques commencent à mieux comprendre les facteurs environnementaux qui les influencent.
Dans la province chinoise du Yunnan, le thé est cultivé pendant la saison sèche afin de garantir une concentration élevée des composés qui lui confèrent sa meilleure saveur.
Pour des aliments comme la viande et les produits laitiers, les plantes ingérées par les animaux, ainsi que le moment et la façon dont ils les mangent, créent des variations dans les graisses, les composés chimiques et les muscles.
LE COMMERCE DES ARÔMES
En Caroline du Nord, Matt Schwab pense aussi à la saveur. Schwab est le propriétaire de Hold Fast Oyster Co., qui cultive ses huîtres sur deux sites dans la New River. L'eau y est saumâtre, un mélange d'eau salée et d'eau douce. Mais déjà, avec l'élévation du niveau de la mer et l'augmentation de la salinité du cours d'eau, les deux sites se rapprocheront en termes de goût.
« Les huîtres moins salées offrent un profil aromatique plus complexe », explique Schwab. « Mais avec l'augmentation de la salinité, on perd un peu de cette saveur plus subtile. » Les composés aromatiques d'autres aliments sont très sensibles à l'humidité et aux fluctuations de températures.
Des études ont démontré que la température a plus d'impact sur le goût sucré ou l'acidité des fraises que la méthode de culture. Les journées chaudes et les nuits fraîches augmentent la teneur en sucre et en acidité du fruit, deux éléments nécessaires à une saveur optimale.
De même, il a été démontré que la floraison précoce due à des pics de température pendant la maturation influencent la saveur des pommes au Japon. Le niveau d'acidité, la fermeté du fruit et la teneur en eau ont tous diminué. Les pommes étaient moins croquantes et moins savoureuses.
Dans la province du Yunnan, en Chine, le thé cultivé au cours d'une saison sèche typique présente des concentrations plus élevées de composés à l'origine d'un thé savoureux et de haute qualité, ce qui signifie que le produit doit être cultivé avant les moissons. Or, le Yunnan est en proie à une sécheresse extrême, il y est donc plus difficile de cultiver des plantes à thé pendant la saison précédant les moissons, lorsque la qualité est la plus élevée.
Les fromagers sont également confrontés à de nouveaux défis. En Italie, les premières recherches indiquent que la qualité du fromage Bettelmatt, qui dépend fortement des pâturages alpins où paissent les vaches, risque de diminuer. En France, le gouvernement envisage même d'assouplir les règles strictes qui régissent ses fromages. Ces aménagements sont devenus de plus en plus nécessaires à mesure que les pâturages et les étables souffrent de la chaleur extrême.
La province est en proie à une sécheresse extrême, ce qui a contraint certains agriculteurs à cultiver du thé pendant la mousson. Le thé cultivé pendant cette période est moins savoureux et se vend moins cher.
Ces changements de saveurs ont des répercussions sociales : les cultivateurs qui produisent le thé pendant la mousson touchent 30 à 50 % de revenus en moins car les feuilles sont de moins bonne qualité et ont moins de saveur. Pour les huîtres, une eau plus chaude et plus salée augmente le risque de maladies et de mort des cultures.
UN AVENIR GUSTATIF IMPRÉVISIBLE
L'avenir des saveurs n'est pas clair, en particulier pour les petits producteurs. En Caroline du Nord, Schwab envisage des options telles que la culture en eaux profondes, moins sensibles aux variations de salinité et de température. Mais cela implique aussi une méthode de culture complètement différente avec un autre équipement.
Dans les forêts de chênes, le personnel de Cinco Jotas a l'habitude de réfléchir à la préservation de la race. Ils produisent du jambon depuis 1867 et on trouve des références de jambon cru provenant de l'Empire romain, dans les épîtres en prose de Martial et dans une proclamation de l'empereur Dioclétien.
Depuis 2014, des chercheurs employés par Cinco Jotas étudient une maladie de type fongique qui tue plus efficacement les arbres pendant les périodes de sécheresse prolongées. Certains arbres sont naturellement plus résistants, et Cinco Jotas veut les aider à se propager. Castro Bermúdez-Coronel espère que les vieux arbres massifs, qui ont des systèmes racinaires étendus beaucoup plus résistants que les herbes, survivront aux changement climatiques.
« La nature s'adapte à tout », déclare-t-elle. « Elle se transformera, mais elle s'adaptera. La nature s'adapte toujours aux nouveaux changements. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.