Comment Rome est passée de la monarchie à la république dans le sang
Par leur violence et leur réputation, les trois derniers rois de Rome ont conduit à la chute de la monarchie romaine et à l’instauration de la République.
Vous connaissez l’Empire romain et la République romaine, mais avez-vous déjà entendu parler de la Royauté romaine ? Celle-ci a été fondée par le célèbre Romulus, son premier rex (ou roi) dont le règne aurait débuté en 753 av. J.-C. d’après la tradition. Rome a connu sept rois au total, la monarchie durant plus de 240 ans. Contrairement aux autres rexes, les trois derniers rois (Tarquin l’Ancien, Servilius Tullius et Tarquin le Superbe) descendaient tous des Étrusques, une civilisation qui s’est développée entre les 8e et 3e siècles av. J.-C. dans le centre de l’Italie. De toute la Royauté romaine, ces trois hommes sont ceux qui ont eu le plus grand impact sur la Cité éternelle.
Leurs actes remarquables, leurs réputations discutables et leurs morts sanglantes ont conduit à la fin de monarchie et à l’instauration de la République romaine.
DES CONNEXIONS DIVINES
Les écrits fiables datant de cette époque sont cependant rares. Certains en contredisent d’autres et bon nombre des plus populaires, à l’instar de ceux de Tite-Live, historien du premier siècle av. J.-C., ont été compilés des siècles après les évènements qu’ils décrivent, ce qui remet en doute leur authenticité. En outre, la plupart de ces récits mêlent le fantastique à l’ordinaire.
L’histoire de Romulus et Remus, les fondateurs de Rome, est ancrée dans la mythologie. Fils du dieu Mars, les jumeaux furent abandonnés par leur oncle, roi de la région, qui craignait que ses petits-neveux ne le reversent. Sauvés par une divinité fluviale, les deux frères furent ensuite élevés par une louve. Ils devinrent tous les trois un symbole de la ville de Rome.
Les récits entourant les trois derniers rois de Rome ne sont pas moins fantastiques. L’histoire du premier, Tarquin l’Ancien, fait la part belle aux présages et augures. Comme raconté par Tite-Live, elle commence vers 625 av. J.-C., quand arrive d’Étrurie un riche immigrant prénommé Lucius Tarquinius Priscus, membre du clan Tarquini de la ville de Tarquinia, située à environ 70 kilomètres au nord-ouest de Rome.
Alors qu’il s’apprêtait à traverser le Tibre à bord de sa calèche, un aigle fondit sur lui et attrapa son couvre-chef, avant de tourner au-dessus de sa tête et de replacer le couvre-chef sur le sommet de son crâne. Pour Tanaquil, épouse de Lucius et devineresse, cette rencontre était de bon augure. L’aigle étant le symbole de la royauté, cette interaction indiquait que son mari aurait un brillant avenir à Rome.
Cette peinture de Jacopo del Sellaio représente un aigle saisissant le bonnet de Tarquin alors que celui-ci arrive à Rome en compagnie de Tanaquil, avant de le replacer sur sa tête.
TARQUIN L’ANCIEN
Lucius Tarquinius Priscus accéda rapidement à la reconnaissance et devint conseiller du roi de Rome, Ancus Marcius. À la mort du monarque en 616 av. J.-C., le trône ne revint pas à ses enfants. Usant de son influence sur Marcius, Lucius s’était lui-même nommé roi. Il devint le premier roi de ce que l’on désigna par la suite la Royauté étrusque, une période qui dura un peu plus d’un siècle.
Une fois roi, Lucius Tarquinius Priscus, plus connu sous le nom de Tarquin l’Ancien, aurait augmenté le nombre de personnes appartenant aux ordres sénatorial et équestre. C’est également lui qui aurait créé les jeux romains et débuté la construction d’un mur autour de la ville. Il serait à l’origine de l’établissement du temple de Jupiter capitolin, le plus important de la Rome antique, au sommet du mont Capitole. C’est lui aussi qui choisit l’emplacement du Circus Maximus, stade de 595 mètres de long où se tenaient des compétitions sportives ainsi que des courses d’attelage et de chevaux.
Le temple de Jupiter capitolin, au sommet du mont Capitole à l’époque de la Royauté romaine.
Tarquin l’Ancien entreprit également la construction du Cloaca Maxima, l’un des plus anciens systèmes de drainage au monde, qui reliait sur près de deux kilomètres l’Esquilin au Tibre en passant par le Forum. Servant dans un premier temps de canalisation à l’air libre pour les quartiers les plus bas de la ville, qui se transformaient en marécage lors des mois les plus pluvieux (des conditions propices au développement de la malaria), il fut par la suite fermé et transformé en réseau d’égouts.
LE FILS D’UN ESCLAVE
Le règne de Tarquin l’Ancien s’acheva en 578 av. J.-C., lorsqu’il fut assassiné par les fils de Marcius. Les deux frères, cherchant à se venger du roi, avaient demandé à deux bergers de simuler une dispute devant le monarque. Lorsque Tarquin se tourna vers l’un d’eux pour écouter ce qu’il avait à dire, le second le frappa avec une hache avant de prendre la fuite.
Les fils de Marcius avaient espéré mettre la main sur le trône, mais c’était sans compter sur la rapidité d’esprit de Tanaquil, l’épouse de Tarquin l’Ancien. Celle-ci ramena le roi blessé, mais toujours vivant, jusqu’au palais, avant de s’adresser à la foule qui s’était rassemblée pour les annoncer qu’avant de mourir, le monarque avait pu désigner son successeur. Il s’agissait de Servius Tullius, un homme « respecté, non seulement par le roi, mais aussi par le Sénat et le peuple », raconte Tite-Live. La première décision du nouveau dirigeant fut d’arrêter les assassins, mettant ainsi un terme à leurs espoirs de pouvoir.
Si Servius Tullius était aussi étrusque par le sang, il n’était pas apparenté à Tarquin. Il avait toutefois été adopté par ce dernier comme son protégé et avait grandi dans le palais. Arrivé à l’âge adulte, le jeune homme était déjà un conseiller royal de confiance. Il épousa même la fille du roi, malgré ses origines modestes.
Le prénom « Servius » suggère que Tullius était le fils d’un esclave (servus en latin). Qu’un roi de Rome ait de telles origines aurait été pour le moins inhabituel. L’historien T. J. Cornell a ainsi écrit que l’ascendance de Tullius aurait été « honteuse et embarrassante » aux yeux des Romains. C’est peut-être pour renforcer sa légitimité que des récits mettant en avant les liens du roi avec des divinités ont fait leur apparition.
En partie lion, chèvre et serpent, la Chimère d’Arezzo est une sculpture en bronze datant du 5e siècle av. J.-C. et l’une des œuvres d’art étrusque les plus connues.
À l’instar de Romulus, Tullius est présenté dans plusieurs versions comme le fils d’un dieu. L’une d’elles raconte comment sa mère Ocrisia, une servante de Tanaquil, tomba enceinte d’une flamme alors qu’elle déposait des offrandes dans le foyer. Tanaquil affirma que l’enfant devait être le fils de Vulcain, le dieu romain du feu. Tite-Live raconte comment une auréole de flammes apparut au-dessus de la tête de l’enfant pour transmettre des bénédictions divines. Convaincue que le garçon était destiné à de grandes choses, la reine encouragea Tarquin l’Ancien à le recueillir.
Une autre version des origines de Servius Tullius, plus plausible et prosaïque, a été écrite des siècles plus tard, par l’empereur savant Claude. Étudiant des sources étrusques, Claude suggère que Tullius était en réalité un mercenaire étrusque prénommé Mastarna, arrivé à Rome avec ses soldats. Il nomma le lieu où il s’installa le mont Cælius, en hommage à son maître décédé, le chef Cælius Vibenna.
Ce temple du 4e siècle av. J.-C., connu comme l’Autel de la Reine, domine les ruines de la ville antique étrusque de Tarquinia, dans l’ouest de l’Italie. C’est là que serait né Tarquin l’Ancien, l’un des sept rois de Rome.
DES ACTES ROYAUX
Le roi Tullius entreprit de nombreuses réformes. Il aurait ainsi ordonné le premier recensement de tous les citoyens romains et de leur patrimoine. Selon certains, il a également mené d’importantes politiques de sociologie appliquée, abandonnant les trois tribus traditionnelles pour établir 21 nouvelles tribus en fonction, non pas de leur filiation, mais de leur lieu de résidence. Une refonte radicale perçue comme anachronique par quelques-uns, qui n’ont trouvé l’existence que de quatre tribus urbaines à l’époque de Tullius, les 17 autres tribus rurales ayant été créées ultérieurement.
Tite-Live attribue à Tullius une autre réalisation (qui, selon d’autres sources, serait survenue plus tard), à savoir la structuration de l’armée en centuriae (des unités composées de 100 hommes) selon une échelle hiérarchique précise basée sur les revenus. En réalité, l’économie romaine n’étant pas monétisée à cette période, il aurait été difficile de calculer la valeur financière aussi précisément que le suggère Tite-Live. L’armée se composait alors d’une seule legio (légion), un terme signifiant « sélection », qui comptait entre 4 000 et 5 000 soldats. Soit un effectif considérable selon les standards des villes locales de cette période.
Tullius aurait également érigé la muraille Servienne, première fortification bâtie autour de la ville de Rome. L’originale fut remplacée au 4e siècle av. J.-C. par un mur construit avec des pierres de meilleure qualité provenant de la carrière Grotta Oscura, située près de Véies. Les rares vestiges de la muraille de Tullius indiquent que celle-ci mesurait un peu plus de 11 km de long et suivait le même tracé que le mur qui l’a remplacée par la suite.
UN COMPLOT FAMILIAL
Après 45 ans de règne, Tullius était adoré de son peuple, mais cela ne le protégea pas des trahisons. Il mourut à la suite d’un complot organisé par sa propre fille, Tullia Minor. Épouse de Lucius Tarquinius, fils (ou petit-fils) de Tarquin l’Ancien, elle avait encouragé son mari à tuer son père et à s’emparer du pouvoir.
D’après Tite-Live, l’assassinat fut parfaitement mis en scène. Après s’être rendu au Sénat et avoir pris place sur le trône du roi, Tarquinius se lança dans une diatribe contre son beau-père, l’accusant d’être « un esclave né d’un esclave ». Lorsque Tullius arriva pour répondre à ces accusations, Tarquinius le saisit et le poussa dans la rue, où il fut assassiné. Tullia aurait ensuite roulé sur le corps sans vie de son père avec son char, laissant dans son sillage une traînée sanglante.
VIOL ET RÉVOLTE
Au camp, Sextus, le fils de Tarquin le Superbe, et son cousin Collatin se disputaient pour savoir lequel des deux avait l’épouse la plus vertueuse. Pour régler la question, les deux hommes décidèrent de retourner en secret à Rome afin d’espionner leurs femmes. Si celle de Sextus profitait d’un banquet en compagnie d’amis, celle de Collatin, Lucrèce, tissait de la laine, une activité digne d’une femme romaine chaste.
Animé par la malveillance, Sextus jura de souiller la vertu de Lucrèce. Il se rendit chez elle quelques jours plus tard, où elle l’accueillit chaleureusement. Sextus sortit son épée et ordonna à Lucrèce de coucher avec lui, ce qu’elle refusa. Le fils du roi menaça alors de l’égorger, puis de tuer un esclave dont il placerait le corps nu sans vie à côté d’elle dans le lit, avant de dire à tout le monde qu’il avait tué le couple après les avoir surpris ensemble.
Sextus, fils de Tarquin le Superbe, menace Lucrèce avec son épée. Peinture à l’huile, 16e siècle, Palma le Jeune.
Lucrèce comprit qu’elle ne pourrait ni témoigner du crime dont elle serait accusée ni défendre son honneur si elle mourait. Elle céda et Sextus la viola. Selon Tite-Live, la jeune femme, qui ne pouvait garder ce secret plus longtemps, raconta quelques jours plus tard ce qui s’était passé à son père, son mari et un ami de ce dernier, Lucius Junius Brutus.
Lucrèce leur demanda de la venger : « Seul mon corps a été violé. Mon cœur est pur. Ma mort en témoignera. Mais joignez vos mains droites et jurez que mon suborneur sera puni. »
Elle se poignarda ensuite dans la poitrine et s’effondra devant eux, le corps sans vie.
Horrifié par le récit et la mort de Lucrèce, Brutus fit une promesse solennelle, telle que rapportée par Tite-Live : « Par ce sang si pur avant l'outrage royal, je jure et vous, les dieux, je vous en fais témoins, que moi, je chasserai d'ici Lucius Tarquin l'Outrancier, son épouse criminelle et toute leur progéniture, par le fer, le feu et tous les moyens en mon pouvoir et que je ne laisserai plus personne régner à Rome ».
Il souleva le corps de Lucrèce et le déposa sur la place de la ville de Collatie, puis expliqua aux citoyens ce qu’il s’était passé. Cela provoqua une émeute, qui ne tarda pas à se propager à Rome.
Tarquin le Superbe était encore à Ardea, où le siège n’avait pas été levé, quand il en fut informé. Il se précipita à Rome avec ses fils, mais trouva les portes de la ville closes ainsi qu’une sentence d'exil. Il ne remit plus jamais les pieds à Rome, en dépit de ses tentatives de reprendre le trône avec l’aide de ses alliés étrusques et de ses soutiens dans la ville.
Ce tableau du 19e siècle réalisé par l’artiste italien Francesco Coghetti dépeint les évènements qui suivirent le suicide de Lucrèce dans sa villa de Collatie, tels que décrits par Tite-Live dans le chapitre 58 du livre 1 de son Histoire romaine : « Ils transportent sur la place publique le corps de Lucrèce, et ce spectacle extraordinaire excite, comme ils s'y attendaient, une horreur universelle. Le peuple maudit l'exécrable violence de Sextus; il est ému par la douleur du père, par Brutus, lequel, condamnant ces larmes et ces plaintes inutiles, propose le seul avis digne d'être entendu par des hommes, par des Romains, celui de prendre les armes contre des princes qui les traitent en ennemis. Les plus braves se présentent spontanément tout armés; le reste suit bientôt leur exemple…Et ils se mettent en marche vers Rome sur les pas de Brutus ».
Selon Tite-Live, la population, menée par Brutus et Collatin, qui sont devenus les premiers consuls du nouveau régime, jura de ne plus jamais se laisser gouverner par un roi. Cet évènement marqua le début d’une longue période de l’histoire romaine qui dura près de cinq siècles : la République. Lorsqu’Auguste, premier empereur de Rome, établit ce qui deviendrait un gouvernement monarchique, il veilla à ne pas se faire appeler rex, un terme salit par les actes de Tarquin le Superbe, dernier rex de Rome.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.