Cette civilisation disparue a tenté de contrer El Niño en sacrifiant des enfants
Prêts à tout pour que les pluies torrentielles dont ils étaient victimes s’arrêtent, les Chimús, un peuple du Pérou, offrirent leur plus précieuse ressource aux dieux : leur avenir.
Des empreintes de sabots de jeunes lamas sont préservées dans une épaisse couche de boue autour de la sépulture d’un enfant sacrifié sur le site de Huanchaquito-Las Llamas dans le nord du Pérou. Des signes de pluies torrentielles s’étant abattues sur ce littoral aride ont conduit les chercheurs à avancer l’hypothèse que ces sacrifices de masse de centaines d’enfants aux côtés de bébés lamas ont pu être une réaction désespérée au déluge et aux inondations causées par un épisode d’El Niño survenu vers l’an 1400-1450 de notre ère.
Le Pérou traverse en ce moment l’une des pires épidémies de dengue jamais enregistrées ; 170 000 Péruviens ont été infectés par ce virus transmis par les moustiques qui a déjà fait 225 morts au moins. Cette épidémie est en partie attisée par des conditions anormalement humides dues au phénomène climatique El Niño.
Si de nombreux scientifiques croient que les effets des cycles d’El Niño sont de plus en plus exacerbés par le changement climatique, des preuves archéologiques montrent que ce phénomène climatique affecte sérieusement la vie dans la région depuis plus de mille ans. Les civilisations anciennes combattaient ses effets grâce à leur génie pratique mais aussi par des appels aux dieux, appels qui ont pu inclure des rituels sacrifices d’enfants jusqu’alors inédits dans l’histoire du monde.
Depuis 2011, Gabriel Prieto, archéologue et explorateur National Geographic, a découvert de nombreuses preuves de sacrifices de masse d’enfants autour de Chan Chan, gigantesque ville en briques d’argile du nord du Pérou qui servit de capitale aux Chimús du 11e siècle à 1470 environ, date à laquelle ils furent conquis par les Incas. Plus de 250 jeunes victimes, dont la mort épouvantable survint entre 1400 et 1450 environ, ont été découvertes à ce jour. La plupart furent tuées d’un rapide coup de couteau asséné en travers de la poitrine et enterrées dans de simples linceuls aux côtés de bébés lamas.
Gabriel Prieto, archéologue et explorateur National Geographic, se tient dans l’un des six fosses funéraires fouillées au sommet de la colline du site de Pampa la Cruz, sur la côte septentrionale du Pérou, où plus de cent enfants sacrifiés, dont certains étaient parés de robes sophistiquées et de coiffes à plumes, ont été découverts.
EL NIÑO ET LES CHIMÚS
La majorité des sacrifices d’enfants perpétrés par les Chimús furent découverts sur un site archéologique du littoral péruvien qui porte des traces claires d’un épisode considérable d’El Niño : une épaisse couche de boue ancienne et séchée dans laquelle les victimes sacrificielles furent enterrées. Cette épaisse couche de boue est le signe de fortes pluies, et sur le littoral aride du Pérou, « de tels épisodes pluvieux ne surviennent qu’avec El Niño », explique Gabriel Prieto.
La population de Chan Chan était alimentée par des systèmes d’irrigation et des pêcheries côtières soigneusement administrés qui furent possiblement perturbés par l’augmentation des températures marines et par des précipitations importantes associées à ce phénomène climatique récurrent. D’après les chercheurs, une grave manifestation d’El Niño a pu faire vaciller la stabilité politique et économique du royaume chimú. Ses prêtres et ses dirigeants ordonnèrent sans doute des sacrifices de masse dans une tentative désespérée de persuader les dieux de mettre fin au déluge et au chaos.
« Les sacrifices sont des négociations élaborées avec un soin particulier et ce sont des formes de communication avec le surnaturel », fait observer Haagen Klaus, professeur d’anthropologie à l’Université George-Mason. « Voilà les Chimús interagissant avec le cosmos tel qu’ils le comprenaient. »
Des archéologues exhument un enfant sacrifié sur le site de Pampa la Cruz, près du site classé de Chan Chan, dans le nord du Pérou.
« Ce nombre d’enfants, ce nombre d’animaux, ça a dû représenter un investissement massif de la part de l’État », ajoute Gabriel Prieto.
Jane Eva Baxter, professeure d’anthropologie à l’Université DePaul et spécialiste de l’histoire des enfants et de l’enfance, remarque qu’il est possible que les Chimús aient considéré les enfants comme une des offrandes les plus précieuses qu’ils pouvaient faire aux dieux.
« Vous sacrifiez l’avenir et tout ce potentiel, explique-t-elle. Toute l’énergie et les efforts qui sont allés dans la perpétuation de votre famille, de votre société vers l’avenir, vous enlevez tout ça quand vous prenez la vie d’un enfant. »
DES EMPREINTES CARACTÉRISTIQUES
La nécessité d’apaiser les esprits et d’arrêter les précipitations induites par El Niño furent sans doute un problème urgent à résoudre pour les Chimús, mais le sacrifice de masse semble quant à lui avoir été soigneusement orchestré. Il semble que l’on ait fait venir des garçons et des filles en bonne santé de plusieurs régions de cet empire tentaculaire. Des recherches sont d’ailleurs en cours afin de déterminer pourquoi on a conduit ces enfants en particulier à ce destin tragique. Les jeunes lamas, autre ressource d’importance, furent sélectionnés dans des troupeaux détenus par l’État et semblent avoir été choisis spécialement pour l’événement selon leur âge et la couleur de leur manteau.
Sur le site de Huanchaquito-Las Llamas, où Gabriel Prieto et son collègue John Verano, spécialiste d’anthropologie physique de l’Université Tulane, ont exhumé la plupart des jeunes victimes entre 2011 et 2018 et reconstitué la suite des événements à l’aide de preuves confondantes et d’indices médico-légaux.
La disposition des empreintes et des traces préservées dans la boue séchée indique qu’une procession formelle fut organisée jusqu’au site sacrificiel. Les empreintes de petits pieds nus, ainsi que celles laissées par des animaux à quatre pattes traînés contre leur gré, font dire à Gabriel Prieto et à John Verano que les victimes furent menées vivantes à leur tombe, où elles furent mises à mort. L’absence d’insectes parmi les restes signifie que les enfants furent enveloppés dans des linceuls et rapidement enterrés aux côtés des lamas.
Cette offrande permit-elle d’apaiser les pluies torrentielles ? Il est impossible de le savoir, mais cet épisode dérangeant fournit un aperçu des dernières années désespérées d’un empire en déclin.
Enfouie dans la boue pendant plus de 500 ans, cette empreinte préserve le pas d’un adulte chaussé de sandales présent durant la cérémonie sacrificielle à Huanchaquito-Las Llamas, au Pérou.
« Vous voilà au moment où vous avez le plus à perdre et où pourtant vous donnez le plus, commente Jane Eva Baxter. Cela en dit long sur la situation des Chimús à ce moment-là et à cet endroit-là. »
MAINTENIR LA CATASTROPHE À DISTANCE
Plus récemment, Gabriel Prieto a étudié un mur de terre de plus de 11 kilomètres au nord de Chan Chan dont on a longtemps pensé qu’il s’agissait d’une structure défensive pour maintenir les ennemis à distance. Il semble désormais que ce mur ait pu servir à se protéger contre une autre force destructrice : les vagues de boue, d’eau et de débris qui dévalaient des montagnes situées à l’est lors des épisodes pluvieux provoqués par El Niño. D’après des datations au carbone 14, le mur aurait été construit avant 1450. Et selon les archéologues, son édification aurait débuté après un précédent « catastrophique » qui aurait meurtri la région vers l’an 1100. Tout en protégeant les cultures et les canaux d’irrigation situés à l’ouest, le flanc oriental du mur servit également peut-être de piège à boue et à sédiments que les Chimús pouvaient recycler en engrais et en matériaux de construction.
À mesure que les archéologues poursuivent leur travail à Chan Chan et dans ses environs, ce site classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO révèlera sans doute davantage de signes montrant que des efforts furent entrepris pour contrer les effets dévastateurs d’El Niño, que ceux-ci soient spirituels ou pratiques.
« D’une part, [les Chimús] cherchaient à plaire aux dieux et montraient à leur peuple qu’ils faisaient tout ce qui était en leur pouvoir, fait observer Gabriel Prieto. Mais dans le même temps, ils ont fourni des réponses techniques tangibles et efficaces afin de protéger leur peuple, leurs infrastructures et leurs cultures. Ils ont œuvré sur plusieurs fronts à la fois durant cet épisode d’El Niño. Et c’est fascinant. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.