Le "rose Barbie" serait la plus ancienne couleur jamais créée
Le rose, dont l'origine remonte à plus d'un milliard d'années, était autrefois la couleur des chasseurs antiques, des femmes à la cour de France, et aussi des garçons.
Le rose séduit depuis longtemps les Hommes - il était déjà utilisé dans l'Antiquité pour teindre les vêtements et colorer les joues. Même si le rose a depuis été à de multiples reprises été utilisé pour définir des rôles de genre, cette couleur est sans cesse réinventée, et de nouvelles teintes sont créées, comme ce pigment rose extrême créé par l'artiste britannique Stuart Semple.
Le rose pourrait-il être la couleur la plus ancienne jamais créée sur Terre ? C'est ce que laisse entendre une étude parue en 2018 qui a trouvé des pigments rose vif dans des roches vieilles de 1,1 milliard d'années, grâce aux fossiles de milliards de minuscules cyanobactéries qui dominaient autrefois les océans.
Le monde naturel a longtemps été peint avec toutes les permutations du rose, qu'il soit enfoui dans des roches anciennes, arboré par des flamants roses avides de crevettes ou qu'il tapisse simplement les plages de sable rose des Bermudes.
Pourtant, cette couleur porte un lourd bagage culturel. En passant de la palette de la nature à la parure des Hommes, le rose a acquis des connotations de beauté, de pouvoir et de genre.
Comment le rose est-il devenu un tel point d'ignition culturel ? Alors que le monde entier s'intéresse de nouveau à la planète rose vif habitée par Barbie, voici une brève histoire de cette couleur irrésistible.
LA FASCINATION DU MONDE ANTIQUE POUR LE ROSE
Il y a environ 9 000 ans, dans la cordillère des Andes, de farouches chasseurs de l'actuel Pérou portaient des vêtements de cuir taillés dans une teinte rose grâce à l'ocre rouge, un pigment d'oxyde de fer qui est l'un des plus anciens pigments naturels utilisés par l'Homme.
S'agit-il du plus vieux pigment du monde ? En 2018, une équipe de chercheurs de l'Australian National University (ANU) a découvert des pigments rose vif dans des roches vieilles de 1,1 milliard d'années. Ici, une scientifique de l'ANU tient un flacon de ces porphyrines roses.
L'Homme ne s'est pas contenté d'étaler ce pigment sur les murs des grottes ou de l'utiliser pour tanner ses vêtements en cuir. Dès l'Égypte ancienne, les hommes ont utilisé l'ocre pour teinter leurs lèvres et leurs joues. Appliqué sur la peau humaine, le pigment rouge créait une teinte rosée semblable à du blush que les observateurs associaient à l'amour, à la sexualité et à la beauté. Des concoctions similaires ont prévalu dans le monde entier, utilisant toutes sortes de produits, des fraises écrasées à l'amarante rouge.
LA COULEUR DU MAQUILLAGE... ET DU COLONIALISME
Bien que l'étymologie du mot soit inconnue, le mot « rose » a été utilisé pour décrire la couleur au 18e siècle. À cette époque, le rose est devenu inextricablement lié au colonialisme, car la demande de pigments pour les cosmétiques a poussé les Européens à exploiter les ressources naturelles dans d'autres parties du monde.
Par exemple, pour fabriquer des pigments rosés à partir de l'écorce et de la sève rouge du pernambouc, un arbre originaire du Nordeste du Brésil, les négociants européens ont forcé des travailleurs asservis à abattre une telle quantité d'arbres que le pays s'est retrouvé déboisé et que cette espèce d'arbre a failli disparaître.
Une libellule carmin (Orthemis discolor) photographiée à l'Amazon Rescue Centro au Pérou. Au 18e siècle, les colons européens ont été séduits par les teintes roses des insectes comme celui-ci qu'ils ont découverts dans les Amériques et ont commencé à récolter le colorant naturel connu sous le nom de carmin.
Au cours de cette ère d'exploration, on colorait également les joues et les lèvres de rose, grâce à d'autres pigments comme le carmin, dérivé d'insectes cochenille récoltés en Amérique centrale et en Amérique du Sud dans des conditions similaires.
Parallèlement, la couleur a également été associée de manière plus littérale au colonialisme : à cette époque, l'Empire britannique s'est tellement développé que la couleur rose - que les cartographes utilisaient pour marquer ses territoires dans le monde entier - dominait la carte du monde.
L'ENGOUEMENT POUR LE ROSE AU 18e SIÈCLE
Alors que les teintes rouges deviennent plus accessibles et moins chères, les aristocrates européens du 18e siècle se passionnent pour le rose. L'historien de l'art Michel Pastoureau écrit que « les classes les plus privilégiées de la société européenne voulaient des pastels, des demi-teintes et les dernières innovations en matière de nuances de couleurs afin de se distinguer des classes moyennes, qui avaient désormais accès à des couleurs vives relativement courantes. »
Madame de Pompadour, la maîtresse de Louis XV dans les années 1740 et 1750, utilisait la couleur rose comme signature. Les artistes qui l'ont peinte et qui ont créé des objets raffinés pour ses nombreuses demeures ont utilisé le rose dans toutes leurs créations, même pour ses carrosses, et elle a contribué à populariser la teinte dans toute l'Europe.
L'amour de Madame de Pompadour pour le rose a contribué à alimenter l'engouement pour cette couleur dans toute la France du 18e siècle. En tant que maîtresse royale de Louis XV, roi de France, elle exerçait une grande influence sur le monarque et sur la culture populaire.
L'apparition des colorants synthétiques au milieu du 19e siècle, qui a donné naissance à la couleur rose pourpre connue sous le nom de mauve, a rendu le rose plus accessible que jamais. Dans les années 1930, le rose vif est devenu une véritable obsession de mode. La créatrice de mode d'avant-garde Elsa Schiaparelli a fait du « rose shocking »(en français le rose choquant) sa couleur fétiche, contribuant ainsi à répandre cette couleur dans les garde-robes féminines.
Le succès est au rendez-vous : en 1939, un commentateur royal écrivait dans le Daily Telegraph de Londres que le rose était si populaire qu'il était presque omniprésent pour les demoiselles d'honneur et les jeunes débutantes. « L'engouement pour le rose est si général, écrivait le journal, que certaines femmes décident, en contestation, de ne plus en porter. »
DU ROSE POUR LES GARÇONS ?
À peu près à la même époque, le rose a gagné en importance dans un autre domaine : la mode pour bébés. Le genre et la mode pour bébés s'entrecroisent depuis des décennies ; un peu après la Première Guerre mondiale, les guides d'étiquettes et les colonnes de conseils de mode ont commencé à conseiller aux mères d'habiller leurs enfants avec des vêtements aux teintes spécifiques à leur sexe.
Mais quelles couleurs ? Une enquête menée en 1927 par des détaillants sur les couleurs des vêtements pour bébés et publiée dans le magazine TIME montre une Amérique divisée : des détaillants comme Filene's et Marshall Field's recommandent le rose pour les garçons, tandis que Macy's, Bullock's et d'autres affirment que le rose est la couleur qui sied le mieux aux filles.
Dans les années 1960, les mères ont commencé à acheter des vêtements roses pour leurs bébés de sexe féminin et à habiller leurs enfants de sexe masculin avec des bleus pastel.
« Cette transition n'est pas le fruit d'une décision des experts en puériculture ou d'une proclamation de l'industrie », écrit l'historienne Jo B. Paoletti. Au contraire, le rose s'est imposé comme le symbole du sexe féminin du bébé dans le cadre de la campagne d'après-guerre visant à renforcer les rôles traditionnels des hommes et des femmes dans les foyers américains, et parce que les détaillants se sont rendu compte qu'ils pouvaient gagner plus d'argent de cette manière.
L'actrice Zsa Zsa Gabor porte une robe de la créatrice de mode avant-gardiste Elsa Schiaparelli dans le film Moulin Rouge (1952). En faisant du rose sa couleur fétiche, Schiaparelli a contribué à faire perdurer le rose dans la haute couture.
« Plus les vêtements pour bébés pouvaient être conçus pour un enfant particulier - et le sexe était le moyen le plus facile et le plus évident de distinguer les bébés - plus il serait difficile pour les parents de transmettre les vêtements d'un enfant à l'autre, et plus ils devraient acheter de vêtements au fur et à mesure que leur famille s'agrandirait », écrit Paoletti. Bientôt, les détaillants proposèrent des « allées roses » entières de vêtements et de jouets de couleur rose.
LE CÔTÉ SOMBRE DU ROSE
D'aucuns ont également rejeté le rose, vu comme un symbole de faiblesse ou lié aux périodes les plus sombres de l'Histoire.
Dans l'Allemagne nazie, par exemple, cette couleur a été utilisée pour marquer les homosexuels dans les camps de concentration et les camps de la mort. Avec l'émergence de la guerre froide, les sympathisants communistes présumés ont reçu aux États-Unis le surnom péjoratif de « pinkos », un terme qui désignait une personne ayant des tendances « rouges ».
Dans le même temps, les membres du mouvement de libération des femmes tentaient de se distancier d'une couleur qui était devenue inextricablement liée à la féminité et à l'hyper-sexualité, à Marilyn Monroe descendant un escalier dans une superbe robe rose, entourée d'hommes en smoking dans Les hommes préfèrent les blondes.
L'autrice Helen B. Andelin, par exemple, a fait des apparitions publiques dans des ensembles roses dans les années 1960 et 1970, lors de conférences encourageant les femmes à abandonner le féminisme et à embrasser une vie de femme au foyer.
LE ROSE RÉINVENTÉ
Le rose est encore aujourd'hui associé à la féminité, mais au cours des dernières décennies, des groupes qui portaient autrefois cette couleur avec dédain se la sont réappropriée.
Dans la communauté LGBTQIA+, par exemple, les personnes qui étaient autrefois contraintes de porter du rose ont adopté la teinte comme symbole de leur mouvement pour la justice sociale. En 1987, la coalition AIDS Coalition to Unleash Power (ACT UP) a adopté un triangle rose bubble-gum dans le cadre de sa campagne Silence = Death (Silence = Mort) pour sensibiliser au VIH/sida et déstigmatiser les malades. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres de l'utilisation du rose pour représenter la marche des fiertés.
Certains courants féministes se sont également réapproprié la couleur, luttant contre les stéréotypes de genre en adoptant avec humour toutes les nuances de rose, du fuchsia au rose bubble-gum.
Aujourd'hui, le rose est ce que l'on en fait, et sa popularité n'a cessé de croître. En 2016, Pantone a annoncé qu'une nuance de rose - surnommée Millennial Pink en référence à la génération qui l'avait adoptée - était sa couleur de l'année.
C'est le monde rose de Barbie, et nous y vivons. Après une disgrâce passagère, l'amour pour cette couleur revient en force. Sur cette photo, une installation interactive unique, grandeur nature, située dans le centre de Berlin, donne vie à la maison de poupée de Barbie, avec sa fontaine rose à talons hauts.
Barbie, le nouveau film de Greta Gerwig, a contribué à l'essor de l'esthétique « rose Barbie », invitant les fans de la marque à saturer leur maison et leur garde-robe de toutes les nuances de rose. Selon Axios, les recherches sur la décoration rose Barbie ont augmenté de plus de 1 000 % entre mai 2022 et mai 2023, reflétant l'engouement des consommateurs pour des intérieurs aussi roses que possible.
Il est impossible de savoir quelle permutation du rose nous captivera ensuite, mais compte tenu de l'histoire des teintes qui se situent quelque part entre le blanc et le rouge, le prochain apogée du rose ne saurait tarder.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.