Des images déclassées de la CIA révèlent l'existence de 400 forts romains au Moyen-Orient

Capturées par des satellites espions américains au beau milieu de la guerre froide, des photographies récemment déclassifiées ont révélé l'existence de centaines d'anciens forts romains jusqu'alors inconnus dans les déserts du Moyen-Orient.

De Tom Metcalfe
Publication 2 déc. 2024, 17:31 CET
Qasr Bshir est un fortin romain, ou castellum, exceptionnellement bien conservé dans le désert de Jordanie. De ...

Qasr Bshir est un fortin romain, ou castellum, exceptionnellement bien conservé dans le désert de Jordanie. De nouvelles recherches menées à l'aide d'images de satellites espions récemment rendues publiques ont révélé les traces probables, dans les déserts de Syrie et d'Irak, de près de 400 forts de l'époque romaine inconnus jusqu'à présent.

PHOTOGRAPHIE DE Robert Clark, Nat Geo Image Collection

Récemment rendues publiques, des photographies prises au Moyen-Orient par des satellites espions de la guerre froide ont révélé ce qui pourrait être des centaines de forts romains jusqu’alors inconnus dans les déserts de Syrie et d’Irak, une découverte qui suggère que l’ancienne frontière qui séparait les Romains et leurs ennemis de l’est était en réalité un lieu d’échange culturel, et non un lieu de guerre permanent.

Jusqu’à présent, dans cette région, les chercheurs ne connaissaient les vestiges que d’une centaine de forts, principalement construits par l’armée romaine aux 2e et 3e siècles de notre ère, grâce à des photographies aériennes prises par Antoine Poidebard dans les années 1920 et 1930. Ce missionnaire, pilote et pionnier de l’archéologie constata en effet que les vestiges des forts qu’il voyait depuis son biplan formaient une ligne défensive du nord au sud, qui, selon lui, constituait une barrière militaire fixe contre les raids des Perses et des tribus nomades de la région.

Les photographies déclassifiées, prises entre 1960 et 1986 par les satellites américains Corona et Hexagon, révèlent près de 400 autres forts potentiels, répartis selon un modèle qui suggère qu’ils étaient utilisés non pas pour ne servir qu’à des fins de défense, mais aussi pour faciliter le commerce caravanier, les mouvements de troupes ainsi que la communication à travers la région.

« L’idée selon laquelle ces forts délimitaient une frontière entre deux endroits est manifestement erronée », explique Jesse Casana, archéologue au Dartmouth College et auteur principal d’une étude de Dartmouth sur les découvertes des satellites espions et sur leurs implications pour l’Histoire ancienne, publiée dans la revue Antiquity.

Comprendre : la Rome antique

« Ils ne ressemblent pas à des murs destinés à empêcher des personnes d’entrer », décrit Casana. « Ils ont l’air d’être placés de manière à faciliter les déplacements. »

 

LES SATELLITES ESPIONS DE LA GUERRE FROIDE

Dans son ouvrage de référence de 1934, La trace de Rome dans le désert de Syrie, Poidebard identifia les sites de 116 forts romains qui, selon lui, se trouvaient le long de la frontière avec l’État perse, gouverné par les Parthes jusqu’en 224 de notre ère, puis par les Sassanides. L’explorateur supposait que les forts suivaient une route militaire connue sous le nom de Strata Diocletiana (route de Dioclétien), qui avait été construite à travers la Syrie sous le règne de l’empereur Dioclétien à la fin du 3e siècle.

Selon Casana, ce qui semblait être une ligne défensive est en réalité le résultat d’un biais de découverte, et malgré sa valeur inestimable pour des générations d’archéologues et d’historiens, le travail précurseur de Poidebard ne reflète pas l’état réel de la frontière.

« S’il avait fait voler son biplan dans toute la région, il aurait trouvé bien plus de forts, mais il n’avait ni la capacité ni la technologie pour le faire à l’époque », note Casana.

La technologie nécessaire n’arriva qu’en 1960, lorsque les États-Unis commencèrent les vols de leurs satellites espions Corona. Le programme, qui dura jusqu’en 1972, consistait à utiliser 130 satellites soigneusement synchronisés pour prendre des photographies détaillées de sites d’intérêt militaire ; 19 autres satellites furent lancés dans le cadre du programme Hexagon, qui dura quant à lui jusqu’en 1986. Les boîtes de film étaient éjectées des satellites et retombaient sur Terre, où elles étaient collectées dans l’océan Pacifique par l’armée américaine.

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    Les vestiges de ce fort romain situé à Qreiye, en Syrie, ont été photographiés par le père Antoine Poidebard, pionnier de l'archéologie et pilote, depuis son biplan en 1934.

    PHOTOGRAPHIE DE Antoine Poidebard

    Certaines boîtes furent perdues, mais selon Casana, celles qui furent bel et bien récupérées par les avions de l’US Air Force comprenaient notamment des photographies du territoire qui avait déjà été couvert trente ans plus tôt par Poidebard. Les images de Corona furent déclassifiées par les États-Unis en 1995, et celles d’Hexagon en 2019.

     

    UNE RÉPARTITION SURPRENANTE

    Ces photographies satellites, prises il y a un demi-siècle au Moyen-Orient, fournissent aujourd’hui aux archéologues un aperçu unique de l’apparence qu’avait autrefois le territoire. De nombreux vestiges archéologiques identifiés sur ces images disparurent dans les décennies suivantes en raison de la croissance rapide des villes, la construction de réservoirs et le fléau des conflits.

    Des changements importants eurent également lieu au cours des quelques dizaines d’années qui s’écoulèrent entre les relevés aériens de Poidebard et les programmes espions de la guerre froide : sur les 116 forts romains identifiés par le biplan, seuls 38 purent être localisés sur les photographies des satellites, révèle Casana.

    Ces 38 forts suffirent toutefois à permettre aux chercheurs du Dartmouth College de fixer une base de référence en utilisant l’étude de Poidebard. Ils scannèrent ensuite manuellement plus de 2 000 photographies prises par les satellites et identifièrent plus de 10 000 sites archéologiques possibles dans une zone de 780 000 kilomètres carrés. Ces sites furent ensuite triés, et les 396 sites restants furent considérés comme des forts romains probables sur la base des règles de taille et de forme établies par Poidebard. Nombre d’entre eux sont carrés et mesurent entre 50 et 100 mètres de long de chaque côté ; certains sont beaucoup plus grands.

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    La ville antique de Palmyre était située le long de la Strata Diocletiana, une route militaire construite par l'empereur Dioclétien au 3e siècle de notre ère. On pensait autrefois que les forts romains suivaient la Strata Diocletiana comme une ligne de défense statique du nord au sud contre les ennemis venus de l'est.

    PHOTOGRAPHIE DE Bryan Denton, The New York Times, Redux

    La nouvelle répartition des forts est très différente de celle qu’avait observée Poidebard, qui décrivait une ligne de structures le long de la Strata Diocletiana, s’étendant de Damas et Bosra dans le sud-ouest de la Syrie à Nisibe (l’actuelle Nusaybin) à la frontière turque.

    L’équipe de Casana parvint à identifier des forts éloignés, à l’est de la Strata Diocletiana, près de la ville irakienne de Mossoul sur les rives du Tigre ; à l’ouest, autour de la ville syrienne d’Alep ; et également à l’ouest d’al-Jazira, une région syrienne extrêmement aride qui n’abrite que peu de sources d’eau de surface. Plutôt qu’une frontière fixe orientée vers l’est, de nombreux forts semblent former des réseaux entre l’ouest de la Syrie et le Tigre, ce qui, pour Casana, suggère qu’ils servaient à faciliter le passage des caravanes commerciales et les communications à travers la région, en plus de leurs fonctions militaires défensives.

    « La répartition nous a réellement surpris », admet l’archéologue du Dartmouth College. « J’ai grandi en pensant que les forts formaient une ligne le long de la frontière, mais ce n’est pas le cas. »

     

    LES FRONTIÈRES D’UN EMPIRE

    Les forts découverts renforcent la théorie selon laquelle la frontière orientale de Rome, autrefois considérée comme une barrière statique et fortifiée contre les raids perses et nomades, était en réalité une région dynamique composée de différents forts occupés à différentes époques et qui voyait le passage fréquent, et dans les deux sens, de caravanes commerciales à travers la région.

    L’archéologue Rocco Palermo, du Bryn Mawr College, qui n’était pas impliqué dans l’étude, révèle que les photographies des satellites espions sont devenues une ressource essentielle pour les chercheurs, et que leur examen détaillé constitue une avancée cruciale.

    « Cette étude applique une nouvelle technique pour évaluer la répartition des forts, et prouve que celle-ci a été basée sur des dynamiques complexes, telles que le commerce », commence-t-il.

    Selon Palermo, la frontière orientale de Rome n’était pas comme ses autres frontières, où l’empire n’était confronté qu’à des « barbares ». À l’est, Rome était confrontée aux Perses, un empire organisé et doté d’une armée bien entraînée. La région frontalière était en outre « protégée » par des tribus nomades qui servaient souvent d’intermédiaires entre les grandes puissances.

    « La région était complexe et fragile sur le plan environnemental ; les tribus nomades faisaient partie intégrante des échanges commerciaux et des rencontres culturelles », ajoute l’archéologue.

    Bien que certains des sites récemment révélés aient été mis de côté pour de futures recherches archéologiques sur le terrain, d’autres se trouvent dans des zones militaires actives et interdites aux chercheurs.

    L’archéologue Lidewijde de Jong, de l’Université de Groningue aux Pays-Bas, qui n'a pas pris part à la récente étude, estime que cette recherche illustre également l’énorme potentiel de la photographie aérienne et de l’imagerie satellitaire pour l’étude des territoires anciens.

    Par ailleurs, l’étude « se concentre sur une région dans laquelle les possibilités de fouilles archéologiques sont limitées », que ce soit en raison de l’instabilité politique, du développement moderne du paysage ou des crises économiques, note-t-elle.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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