La lignée de l'Homme de Denisova pourrait représenter trois espèces humaines
Des analyses de l'ADN humain moderne suggèrent que la lignée de l'Homme de Denisova était étonnamment diversifiée. Il pourrait être le dernier à avoir précédé l'Homo Sapiens.
Il y a près de dix ans, un fragment d'os de petit doigt découvert en Sibérie révélait aux yeux du monde entier une nouvelle espèce déconcertante d'ancien être humain. Nommés Dénisoviens ou Hommes de Denisova d'après le nom de la grotte de l'Altaï qui renfermait leurs ossements, ces lointains cousins de l'Homme de Néandertal ont élu domicile en Asie pendant des dizaines de milliers d'années et pourtant, aucune trace de fossile à l'exception de cet os de doigt, de quelques dents et d'un morceau de crâne, tous contenus dans le petit périmètre de la grotte de Denisova.
Une étude publiée jeudi dernier dans Cell vient donner une tournure surprenante à leur mystérieuse histoire : l'ADN d'un large échantillon de personnes vivant en Asie suggère que les fantomatiques Dénisoviens seraient non pas une, mais bien trois espèces humaines différentes, dont une espèce aussi différente des Dénisoviens que des Néandertaliens.
De plus, alors que les Dénisoviens ont vécu aux côtés des humains pendant des millénaires, un groupe pourrait bien avoir survécu aux Néandertaliens disparus il y a environ 40 000 ans. D'après l'étude, ce groupe de Dénisoviens aurait coexisté et se serait mêlé à l'Homme moderne en Nouvelle Guinée jusqu'à disparaître il y a environ 30 000 ans, peut-être même 15 000 ans. Une date qui, si elle est confirmée, signifierait que les Dénosiviens ont été les derniers humains à précéder notre espèce.
Cette trouvaille pour le moins provocante rejoint plusieurs découvertes récentes qui suggèrent une étonnante diversité d’Hominina en Asie au cours de l'histoire, notamment l'annonce faite mercredi dernier de la découverte d'une nouvelle espèce, Homo luzonensis, aux Philippines.
« Tout à coup, il apparaît comme évident que le centre de la diversité des espèces anciennes se trouve dans les îles d'Asie du Sud-Est, » déclare le coauteur de l'étude Murray Cox de l'université Massey en Nouvelle Zélande. Une région qui fait référence aux Philippines, à la Malaisie et aux autres archipels qui composent la vaste région maritime du sous-continent Asiatique.
Sharon Browning de l'université de Washington exprime à la fois enthousiasme et prudence vis-à-vis des résultats et de ce qu'ils pourraient signifier. En 2018, Browning et ses collègues avaient identifié deux vagues de métissage de l'Homme de Denisova avec l'Homme moderne, sur lesquelles la nouvelle étude s'appuie.
« Ce n'est qu'une petite pièce du puzzle, » commente-t-elle à propos du nouveau rapport. « Mais chaque nouvelle petite pièce que nous apportons vient compléter l'histoire. »
Les prédécesseurs de l'Homme de Denisova se sont probablement séparés des Néandertaliens il y a 400 000 ans au bas mot. Alors que l'Homme de Néandertal se dispersait à travers l'Europe et le Moyen-Orient, les Dénisoviens se sont eux dirigés vers l'Asie pour finalement s'accoupler avec des ancêtres de l'Homme moderne d'ascendance Asiatique. De cette manière, les Dénisoviens ont laissé leurs empreintes génétiques dans le génome des Homo sapiens pour les générations à venir, offrant autant d'indices pour étudier leur lignée.
DE LA SANTÉ DES HOMMES À LEUR HISTOIRE
Cox et ses collègues n'avaient pas pour objectif initial de s'intéresser à la diversité des Dénisoviens. L'équipe avait plutôt l'intention d'améliorer les soins de santé en Indonésie et dans les régions voisines des îles d'Asie du Sud-Est. Une meilleure compréhension des variantes génétiques en lien avec les maladies de la région pourrait mener à des traitements ciblés spécifiquement pour ces populations.
« C'est très important pour nous, » confie l'auteur de l'étude Herawati Sudoyo, chargée de recherche principale à l'institut Eijkman en Indonésie, qui s'est associée à une équipe internationale pour son travail le plus récent. Alors que l'Indonésie est un pays à la diversité impressionnante qui accueille un grand nombre de personnes génétiquement différentes, elle précise « qu'aucune étude génétique n'avait encore été réalisée tout simplement parce que la technologie nécessaire n'était pas [encore] disponible. »
L'une des différences génétiques caractéristiques de ces groupes indiquait clairement que la scission entre les populations était survenue il y a fort longtemps. Le métissage entre les Homo sapiens en provenance de leurs terres africaines et d'autres ancêtres de l'Homme moderne ont inséré des bribes d'informations ADN de chacun de ces ancêtres qui ont ensuite été transmises de génération en génération, jusqu'à aujourd'hui. De nos jours, les populations non africaines possèdent jusqu'à 2 % d'ADN de Néandertalien, dont une partie présente un réel intérêt pour l'Homme en aidant les systèmes immunitaires à se protéger contre les maladies infectieuses.
Mais les Néandertaliens n'étaient pas les seuls partenaires de reproduction des Homo Sapiens après leur longue sortie d'Afrique il y a 64 000 ans. La majorité des personnes d'origine Asiatique possèdent une certaine quantité d'ADN dénisovien, cette proportion est particulièrement importante chez les Mélanésiens dont le génome est jusqu'à 6 % Dénisovien. Ces derniers auraient rencontré les ancêtres des Mélanésiens modernes et se seraient reproduits lors de leur périple vers leur foyer insulaire.
Afin d'aller plus loin dans l'étude de cet héritage, Cox et son équipe ont séquencé 161 génomes issus de 14 groupes insulaires à travers l'Indonésie et la Nouvelle Guinée. Ils ont ensuite combiné ces données avec 317 génomes du monde entier et comparé l'ensemble des données aux génomes des Hommes de Néandertal et de Denisova. Lorsqu'ils ont aligné l'ADN des anciens Dénisoviens avec les fragments dénisoviens des Papous d'aujourd'hui, l'équipe s'attendait à ne voir qu'un seul pic, là où l'ADN des Papous se regroupait. À leur grande surprise, ce sont deux pics distincts qui sont apparus.
« C'était soit l'artefact le plus ennuyeux au monde, soit quelque chose d'incroyablement excitant, » raconte Cox.
DÉCHIFFRER LE MÉLI-MÉLO GÉNÉTIQUE
Selon la nouvelle étude, le double pic relève bien de la deuxième hypothèse : il est fort probable qu'ils représentent deux groupes distincts de Dénisoviens en Nouvelle Guinée, eux-mêmes différents des Dénisoviens de la grotte des montagnes russes de l’Altaï.
L'un de ces groupes, qui s'est reproduit avec les Hommes modernes habitant aujourd'hui l'Asie du Sud-Est et l'Inde, s'est séparé des Dénisoviens d'Altaï il y a environ 363 000 ans, moins de 50 000 ans après que les Néandertaliens se sont séparés de leur ancêtre commun.
« Je les rejoins totalement sur ce point, » indique Bence Viola, paléoanthropologue à l'université de Toronto et éminent expert de la morphologie des (très peu nombreux) fossiles de l'Homme de Dénisova. Il rappelle qu'en 2010, alors que lui et ses collègues décrivaient pour la première fois les Dénisoviens, des scientifiques avaient remarqué que la portion d'ADN de cet ancien Hominina présente chez les Mélanésiens modernes était bien différente de celle extraite de l'os et de la dent de la grotte de Denisova. En 2014, lui et ses collègues avaient estimé que ces populations dénisoviennes s'étaient séparées il y a 276 000 à 403 000 ans, une fourchette qui comprend la date récemment proposée.
Mais le véritable casse-tête de cette nouvelle étude, c'est le troisième groupe de Dénisoviens suggéré qui semble s'être exclusivement reproduit avec les ancêtres des populations actuelles de Nouvelle Guinée, et ce, potentiellement des milliers d'années après la supposée disparition des Dénisoviens et des Néandertaliens.
Ce résultat fait hésiter certains scientifiques. D'un côté et selon les auteurs de l'étude, cela signifierait que les Dénisoviens ont trouvé un moyen de traverser des eaux profondes et agitées, un obstacle que les scientifiques ont pendant longtemps jugé franchissable uniquement par l'Homme moderne, en bateau. Cependant, au cours du siècle dernier plusieurs découvertes ont remis en question cette hypothèse. Par exemple avec le petit Homo floresiensis d'Indonésie, dont l'occupation de Florès pourrait remonter à 700 000 ans ; les outils en pierre de l'île de Célèbes en Indonésie datant de 118 000 à 194 000 ans ; et le tout récemment baptisé Homo luzonensis des Philippines qui aurait vécu il y a 50 000 ans.
Toutefois, en ce qui concerne les Dénisoviens, la véracité des résultats reste encore sujet à débats.
« Le problème c'est que nous n'avons aucune preuve archéologique ou fossile de la présence d'anciens Hommes en Nouvelle Guinée ou en Australie, » explique Viola. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas existé, poursuit-elle, mais « il y a encore tant de choses que nous ignorons. »
Le généticien de l'évolution Benjamin Vernot, à l'origine de certaines des méthodes utilisées dans cette analyse, émet d'autres doutes sur la façon dont les données ont été analysées. Bien que l'équipe ait identifié à la fois des fragments d'ADN dénisovien de grande et de petite taille dans les génomes modernes, elle a décidé de limiter son analyse aux fragments d'ADN les plus longs associés aux Dénisoviens afin d'avoir le plus haut degré de confiance dans l'exactitude de l'identification.
Même si Vernot est d'accord avec ce raisonnement, il ajoute : « Je suis toujours méfiant lorsque pour produire un résultat vous devez mener des recherches, identifier des dizaines de milliers d'éléments puis n'en retenir que 500 sur lesquels mener votre analyse. »
Vernot et d'autres chercheurs restent tout de même optimistes vis-à-vis des nouveaux ensembles de données génétiques et de ce qu'ils peuvent apporter à présent que d'autres scientifiques peuvent les télécharger puis les examiner. « C'est ainsi que fonctionne la science, » commente-t-il.
De leur côté, Cox, Sudoyo et leurs collègues étudient actuellement l'influence des fragments dénisoviens d'ADN sur la santé de l'Homme moderne. Bien que le travail de recherche soit loin d'être terminé, ils disposent déjà d'indices prometteurs selon lesquels certains des gènes joueraient un rôle majeur dans les systèmes immunitaires et dans le métabolisme des graisses. Pour sa part, Cox se dit très enthousiaste quant au futur de la recherche indonésienne.
« J'ai le pressentiment que cette région du monde nous réserve encore quelques histoires captivantes. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.