Des hybrides mammouth-éléphant pourraient voir le jour d’ici dix ans
Une start-up cofondée par un généticien de Harvard cherche à tirer parti d’éléphants résistants au froid pour transformer la toundra arctique. Les questions éthiques et scientifiques que cela soulève sont nombreuses.
Cette sculpture de Damien Hirst qui représente un squelette de mammouth doré a été installée à Miami Beach, en Floride, et est intitulée « Gone but not Forgotten ». Si la start-up Colossal parvient à ses fins, des dizaines de gènes de mammouth laineux éteint retrouveront la vie chez des éléphants d’Asie hybridés et résistants au froid.
George Church, généticien à l’Université de Harvard, vient de cofonder une entreprise au but audacieux : concevoir un éléphant semblable à son cousin à fourrure, disparu il y a des milliers d’années. Colossal, c’est le nom de l’entreprise, veut utiliser de l’ADN de mammouth laineux pour hybrider un éléphant asiatique capable d’évoluer en climat polaire.
Le but avoué de Colossal est d’utiliser ces hybrides pour transformer des pans entiers de toundra recouverte de mousse et retrouver les steppes du Pléistocène, période ayant connu de multiples âges de glace et ayant pris fin il y a 11 700 ans. Selon les hypothèses de certains chercheurs, à grande échelle cette transformation pourrait atténuer le changement climatique en ralentissant la fonte du pergélisol arctique. Par la même occasion, Colossal entend mettre au point de nouvelles (et lucratives) biotechnologies, et notamment des instruments qui viendraient renforcer les approches traditionnelles de sauvegarde de l’environnement.
« Nous faisons se dés-éteindre des gènes, et non des espèces, rappelle George Church. Le but est vraiment d’avoir un éléphant résistant au froid qui puisse complètement se reproduire avec l’éléphant d’Asie. »
L’idée de faire appel aux biotechnologies pour venir en aide aux espèces menacées ou pour ressusciter des espèces éteintes ne date pas d’hier. En 2009, des chercheurs avaient cloné avec succès une sous-espèce de bouquetin éteinte depuis 2000, bien que l’individu n’ait survécu que quelques minutes. En avril, le zoo de San Diego et l’association californienne Revive & Restore ont annoncé avoir cloné une espèce menacée de putois à pieds noirs dans le but de renforcer la diversité génétique d’un programme d’élevage en captivité.
Cela fait des années que les plans de George Church visant à « ressusciter » des mammouths grâce à des séquences d’ADN font les gros titres.
« Le problème scientifique est en grande partie résolu ; il leur faut juste des financements et de l’attention », explique Ben Lamm, cofondateur de Colossal et serial-entrepreneur qui a lancé il y a peu Hypergiant, entreprise spécialisée dans l’IA. « C’est un peu palpitant – après deux années à travailler là-dessus – de commencer à annoncer au public ce que nous faisons. »
Ne vous attendez pas à voir apparaître quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à un mammouth après-demain. Les plans de Colossal dépendent d’un certain nombre de technologies dont on ne sait pas si elles fonctionnent sur les éléphants. Même selon le calendrier le plus agressif de l’entreprise, les éléphanteaux hybrides n’arriveront que dans six ans. Il faudrait potentiellement des décennies pour obtenir un troupeau capable de survivre par lui-même.
Même à un stade si précoce, les projets de Colossal soulèvent des questions profondes quant à la signification du mot « éteint » pour une espèce et quant à l’usage qui peut et devrait être fait des biotechnologies pour résoudre la crise actuelle. D’après Tori Herridge, biologiste spécialiste des mammouths au Muséum d’histoire naturelle de Londres, avec l’arrivée de Colossal, cette conversation n’a plus rien d’abstrait. « Ma réaction initiale a été : ‘Mince, c’est vraiment en train d’arriver’ », confie-t-elle.
BIENVENUE AU PLÉISTOCÈNE PARK
Les rêves de George Church d’élaborer un mammouth hybride ont commencé à devenir sérieux après un entretien donné au New York Times en 2008 au sujet des tentatives de séquençage du génome de mammouth laineux.
Au début, cette idée était plus une grande énigme intellectuelle qu’autre chose. Mais dans les années qui ont suivi, George Church a commencé à collaborer avec Stewart Brand et Ryan Phelan, créateurs de Revive & Restore. Brand et Phelan ont pour but de renforcer les espèces menacées et de ramener celles qui ont disparu à la vie à l’aide des biotechnologies. (À lire : La recette de la résurrection des espèces disparues.)
« La dés-extinction et la notion de ce qu’on nomme « sauvetage génétique » est vraiment affaire d’espoir et de capacité à réparer les dégâts causés par les humains au fil des siècles, affirme Ryan Phelan. Ce n’est pas par nostalgie, il s’agit vraiment d’accroître la biodiversité. »
Stewart Brand et Ryan Phelan ont invité George Church aux premières conférences sur la « dés-extinction » données en 2012 et en 2013 au quartier général de la National Geographic Society à Washington. (National Geographic Partners, qui produit cet article, est un projet commun entre The Walt Disney Company et la National Geographic Society).
Lors de ces réunions, George Church a rencontré Sergey Zimov, écologue russe et directeur de la Station scientifique du nord-est basée à Cherskiy, en Yakoutie. Ce dernier étudie le pergélisol sibérien depuis les années 1980 et a tiré la sonnette d’alarme quand il s’est rendu compte des quantités astronomiques de méthane et de dioxyde de carbone qui allaient s’échapper dans l’atmosphère au fur et à mesure de sa fonte.
Sergey Zimov avait une petite idée de la façon dont on allait maintenir tout ce carbone sous terre. Depuis 1996, lui et son fils Nikita travaillent sur Pléistocène Park, un morceau de toundra enclos, non loin de Cherskiy. Les Zimov y ont introduit des élans, des bisons, des rennes, des chameaux de Bactriane, et de nombreux herbivores de grande taille qui sont là pour tester les effets de ces créatures sur le paysage.
Au Pléistocène, l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Nord étaient en grande partie recouvertes de steppes extrêmement fertiles et densément peuplées d’herbivores en tout genre. Il y a 10 000 ans environ, ces herbivores (et parmi eux les mammouths) se sont pour la plupart éteints (et ce dans le monde entier) probablement à cause d’activités humaines telles que la chasse. Avec leur disparition, les étendues qu’ils broutaient ont fait place à des arbustes, puis à des arbres et à de la mousse qui ont formé les toundras et la taïga qu’on connaît aujourd’hui.
Les Zimov soupçonnent les mammouths d’avoir été une pièce maîtresse dans la subsistance des prairies fertiles de la Préhistoire. Ces créatures gigantesques renversaient des arbres, remuaient la terre, et fertilisaient les sols avec leur crottin. Leur pas lourd traversait la neige et transperçait la glace, ce qui avait pour effet de laisser l’air polaire pénétrer davantage le pergélisol.
« Il faut voir l’écosystème comme une sorte de corps, souligne Nikita Zimov. Le mammouth en est le poing droit. »
Même si Pléistocène Park n’est pas encore doté de cette force de frappe, les herbivores qui y vivent sont peut-être déjà en train de façonner les sols. Dans une étude publiée l’an dernier, les Zimov ont découvert que pendant l’hiver, les sols durcis peuvent être 5,5°C plus froids à Pléistocène Park qu’à l’extérieur.
La verdure luxuriante de Pléistocène Park se fraie un chemin entre les lacs bleus du nord de la Russie sur cette image aérienne du sanctuaire.
Pour Jacquelyn Gill, paléo-écologue à l’Université du Maine, la volonté du parc de ramener des steppes préhistoriques à la vie est « une hypothèse palpitante » quand on voit les effets que produisent les éléphants sur leur habitat. Elle prévient toutefois que les chercheurs ne savent toujours pas comment l’écosystème dans lequel évoluaient les mammouths fonctionnait, ce qui complique toute tentative de les reconstituer.
« Utiliser cela pour justifier un projet comme celui-ci – qui comporte de grandes considérations écologiques, sociales, éthiques [et] bioéthiques – donne vraiment l’impression de mettre la charrue avant les bœufs », prévient-elle.
TOUS LES COÛTS SONT PERMIS
Malgré tout, le projet a poussé George Church et les défenseurs de la nature de chez Revive & Restore à poursuivre plus sérieusement leurs recherches sur l’ADN de mammouth et sur les cellules d’éléphant.
À ce jour, le travail du laboratoire de George Church sur les éléphants et les mammouths ne se fait qu’à temps partiel et avec une équipe bénévole qui ne cesse de changer. Par conséquent, ses recherches n’ont pas encore été publiée dans les revues scientifiques, à la grande consternation des experts. À l’en croire, son laboratoire est sur le point de soumettre deux études en vue d’une publication au cours des mois à venir.
Le laboratoire de George Church mène ses recherches sur les éléphants avec un budget restreint d’environ 8 500 euros par an, qu’il tire d’une donation de 85 000 euros de l’investisseur Peter Thiel et du soutien financier apporté par Revive & Restore.
Par comparaison, Colossal bénéficie d’un budget de 12,7 millions d’euros collecté auprès d’un groupe d’investisseurs comprenant notamment des entreprises de la Silicon Valley mais aussi Tony Robbins, coach en développement personnel. Le financement de Colossal va prochainement bénéficier aux recherches que George Church mène en ce moment sur les cellules d’éléphant mais aussi au propre laboratoire de l’entreprise que va diriger Eriona Hysolli, anciennement postdoctorante auprès de George Church, actuellement à la tête des affaires biologiques de l’entreprise.
Pour Beth Shapiro, paléo-généticienne à l’Université de Californie à Santa Cruz, le modèle de financement de Colossal pourrait s’avérer révolutionnaire pour les généticiens qui travaillent sur la conservation des espèces. « C’est une source d’argent totalement nouvelle – une source potentiellement énorme – qui est directement investie dans des choses qui nous concernent tous », analyse-t-elle.
Pour l’aider dans ses tentatives, l’entreprise a recruté des conseillers scientifiques, dont deux spécialistes des éléphants et des mammouths : le généticien Michael Hofreiter de l’Université de Potsdam, qui étudie les mammouths et d’autres animaux du Pléistocène ; et le zoologue Fritz Vollrath de l’Université d’Oxford, qui étudie le comportement des araignées et des éléphants.
Parmi les conseillers de l’entreprise on retrouve également deux spécialistes en bioéthique s’intéressant aux modifications du génome : R. Alta Charo de l’Université du Wisconsin à Madison, et S. Matthew Liao de l’Université de New York. (Joseph DeSimone, membre du comité scientifique de Colossal, est également membre du conseil d’administration de la National Geographic Society).
LA VIE TROUVE TOUJOURS UN CHEMIN
Le but ultime de Colossal est d’échanger assez de gènes essentiels chez les éléphants d’Asie pour fabriquer une espèce « ex situ » adaptée au froid polaire comme l’étaient les mammouths.
Selon Tori Herridge, le dernier ancêtre commun aux mammouths laineux et aux éléphants d’Asie a vécu il y a six millions d’année, et ces deux espèces ont encore 99,9 % de leur ADN en commun. Mais le génome des éléphants contient trois milliards de paires de bases. Cela signifie qu’il existe plus d’un million de différences uniques entre le génome des éléphants d’Asie et celui des mammouths laineux, et que les chercheurs doivent les passer en revue.
Pour l’instant, Ben Lamm et Eriona Hysolli affirment que chez Colossal, l’équipe cible au minimum soixante gènes de mammouth, et notamment des gènes impliqués dans la production de graisse de l’animal, dans l’aptitude de son sang à conserver l’oxygène à basse température et dans la formation de son manteau hirsute si caractéristique.
Pour insérer ces gènes de mammouth dans l’ADN d’un éléphant d’Asie il faudrait effectuer des modifications génétiques d’un seul coup. C’est un problème que George Church a commencé à explorer chez d’autres espèces. Grâce à la technique d’édition génomique CRISPR-Cas9, son équipe a réussi à modifier un génome de cochon à des dizaines d’endroits à la fois afin de créer des cochons dont les organes peuvent être transplantés sans problème chez les humains. (En savoir plus sur le potentiel révolutionnaire de CRISPR-Cas9.)
Au moins un candidat parmi ces gènes de mammouth a été testé sur une souris transgénique de laboratoire. Mais pris individuellement, ces gènes peuvent avoir des effets sur l’ensemble du génome, et leur effet sur les caractéristiques d’un organisme se résument au moment, à l’endroit où ils s’expriment dans le corps ainsi qu’à l’intensité avec laquelle ils le font. Cette forme de régulation dépend en partie de brins d’ADN de mammouths qu’on connaît mal.
D’après George Church, les chercheurs de Colossal devraient pouvoir éliminer plusieurs problèmes potentiels assez tôt pendant la croissance d’un embryon hybride. Ceci étant dit, il reconnaît que certaines caractéristiques créées en laboratoire (comme les oreilles de l’animal qui devront être petite pour prévenir les engelures) ne pourraient être complétées qu’à des phases ultérieures de la croissance.
Mais la plus grosse source d’incertitude pour Colossal, c’est la façon dont l’entreprise va mettre au point ses embryons. Les éléphants d’Asie sont menacés, et pour éviter d’avoir recours à une mère porteuse, Colossal va devoir développer des utérus d’éléphant artificiels.
Des expériences réalisées par le passé sur des agneaux et des souris ont montré que les utérus artificiels peuvent subvenir aux besoins de fœtus prématurés jusqu’à quatre semaines ou à ceux d’embryons âgés de cinq jours pendant six jours. Mais George Church affirme qu’à ce stade aucun utérus artificiel n’a été utilisé pour la gestation complète d’un mammifère.
Pour atteindre ses objectifs, il faudrait que Colossal réussisse ce qui serait une première mondiale avec des éléphants. La gestation des éléphantes dure près de deux ans et elles donnent naissance à des éléphanteaux qui pèsent plus de 90 kilogrammes.
Colossal a aussi besoin d’une réserve de cellules autonomes d’éléphants d’Asie. Selon George Church, l’entreprise a surtout besoin de mettre au point une lignée de cellules souches pluripotentes induites (CSPi) et de les mettre dans un état primordial leur permettant de se transformer en plusieurs types de cellules (en ovules par exemple). Ce genre de cellules souches a déjà été créé pour d’autres mammifères menacés d’extinction, notamment pour le rhinocéros blanc du Nord, mais n’a pas encore trouvé d’usage pour les éléphants.
PRENDRE LE TEMPS DE LA RÉFLEXION
Toute expérience impliquant des animaux vient avec son lot de considérations éthiques. Si Colossal parvient à créer un éléphanteau hybride en bonne santé, alors les enjeux grimpent d’autant plus. Les éléphants vivent longtemps, sont dotés d’une grande intelligence, et perpétuent des sociétés matriarcales complexes et multigénérationnelles.
Selon les recherches effectuées à leur sujet, les mammouths partageraient nombre de ces traits sociaux. Alors comment faudrait-il s’occuper du tout premier mammouth-éléphant et comment faudrait-il le faire socialiser ? De plus, comment un troupeau d’hybrides ferait-il pour survivre dans l’Arctique et relancer une espèce qui a disparu ?
« Il ne s’agit pas seulement de les faire exister, mais de faire en sorte qu’une fois en vie ils puissent grandir et vivre une vie épanouie, commente S. Matthew Liao. Autrement, ce serait de la cruauté envers les animaux. »
Colossal et les Zimov ont un accord tacite et officieux : Pléistocène Park pourrait accueillir certains des futurs mammouths de l’entreprise. Pour l’instant, l’expérience est confinée à un terrain d’une vingtaine de kilomètres carrés mais ils prévoient potentiellement de peupler une zone de 144 kilomètres carrés.
Les éléphants migrateurs sont capables de parcourir de très longues distances, et les mammouths laineux aussi. Une étude parue il y a peu au sujet d’une défense de mammouth a permis de montrer que le jeune mâle qui l’avait portée avait parcouru des dizaines de milliers de kilomètres au cours des vingt-huit années de sa vie et qu’il a avait traversé l’Alaska de fond en comble. Si la vision de Colossal venait à se réaliser entièrement, il faudrait repeupler des millions de kilomètres carrés de toundra arctique pour que cela ait un effet sur le climat à l’échelle mondiale.
L’échelle des changements proposés provoquerait des problèmes épineux concernant l’utilisation des sols, les effets sur la faune arctique ou la gouvernance globale. Et quels seraient les effets sur les quelque 180 000 Inuits de Russie, du Canada, des États-Unis et du Groenland ? C’est-à-dire sur les personnes les plus directement concernées par les changements brusques et rapides dans l’Arctique.
« Pour parler franc, je suis assez dubitatif quand des scientifiques-colons veulent remodeler le monde selon une vision particulière », tance Daniel Heath Justice, universitaire spécialiste des questions autochtones et historien de la culture animale à l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver. Il fait remarquer que les biotechnologies peuvent être un outil remarquable de sauvegarde de l’environnement mais il ajoute que les travaux qui vont en ce sens comme les recherches menées par Colossal « ne peuvent pas être effectués uniquement par des intérêts non-autochtones ».
Dans un communiqué, Colossal a annoncé qu’il « n’y aura aucun impact sur les tribus autochtones qui habitent présentement dans la région » et que sa « priorité la plus grande est son engagement pour la sauvegarde et la préservation de toutes les espèces, y compris de l’espèce humaine ».
Les défenseurs de l’entreprise arguent que si Colossal parvient à tenir cette promesse, les espèces vivantes en récolteront les bénéfices, et ce même si un hybride éléphant-mammouth n’arrive jamais. Grâce à l’argent de Colossal, le laboratoire de George Church cherche un moyen de synthétiser l’herpèsvirus endohéliotrope de l’éléphant. Ce virus infecte et tue de nombreux éléphanteaux d’Asie mais il peut être cultivé en toute sécurité en laboratoire. Sa culture serait une première étape cruciale en vue de la fabrication de médicaments et de vaccins.
« Le seul raisonnement réaliste et rationnel pour les technologies de ce genre, affirme Beth Shapiro, est d’aider les espèces qui sont en vie à s’épanouir rapidement dans un environnement humain instable. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.