Le patrimoine mondial de l'UNESCO peut-il sauver les sites les plus menacés ?
Depuis 50 ans, le patrimoine mondial vise à protéger les sites reconnus comme ayant une "valeur universelle exceptionnelle", mais doit faire face à de nombreux défis tels que le surtourisme, le développement et, bien sûr, le changement climatique.
Connue pour ses bâtiments à l'architecture caractéristique, Sanaa, au Yémen, figure sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1986. Cependant, depuis le début d'une guerre civile en 2014, des monuments importants ont été endommagés à travers cette ville historique.
En décembre 2016, le gouvernement de la ville de Vienne, en Autriche, a annoncé ce qui semblait être une bonne nouvelle à l’époque : la formation d’un partenariat public-privé visant à construire une nouvelle patinoire tout près de la Konzerthaus de Vienne.
Pour celles et ceux qui ont déjà visité la lumineuse ville natale de Beethoven, Mozart et Freud, deux caractéristiques se distinguent rapidement : Vienne est, par essence, un paysage architectural magnifique composé de palais baroques, de cours immaculées et d’un hôtel de ville néo-gothique ; et les Autrichiens sont amateurs de sports d’hiver. Cet intérêt particulier se manifeste par la construction d’une patinoire saisonnière, ou Eistraum (« Rêve de glace »), un rituel organisé en plein cœur de Vienne qui attire des centaines de milliers de visiteurs chaque début d’année, et ce depuis 1996.
L'hôtel de ville néo-gothique est le point central de l'architecture du cœur de Vienne. Le centre historique de la capitale autrichienne a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO en 2001.
Chaque année depuis 1996, la patinoire Eistraum (Rêve de glace) attire les amateurs de sports d'hiver dans le centre historique de Vienne. Aujourd'hui, un projet de construction d'une tour abritant une patinoire permanente suscite les critiques du Comité du patrimoine mondial, qui estime qu'il porterait atteinte à la « valeur universelle exceptionnelle » du centre.
En d’autres termes, le patinage sur glace est aussi viennois que les saucisses et les symphonies. Il est donc difficile d’imaginer que la construction d’une patinoire permanente dans un complexe de grande hauteur, afin de gêner le moins possible les piétons, fasse l’objet d’une controverse. Ce fut néanmoins le cas lorsqu’un acteur important, le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO, s’y est fermement opposé, jugeant que le nouveau complexe porterait atteinte à la « valeur universelle exceptionnelle » du centre de Vienne.
Le centre historique de Vienne est listé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2001, faisant de lui l’un des 1 154 sites jugés dignes d’être protégés par l’organisation dans le monde. Depuis qu’il a annoncé son objection à la construction de la patinoire en 2017, le Comité du patrimoine mondial a maintenu Vienne sur sa liste « en péril » aux côtés de cinquante autres sites en difficulté, tels que les villages antiques du Nord de la Syrie et le parc national des Everglades en Floride. Si la ville ne répond pas de manière satisfaisante aux préoccupations du Comité, le risque est qu’elle soit définitivement « rayée » de la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Cette controverse a attiré l’attention sur le programme du patrimoine mondial, qui a fêté son 50e anniversaire le mercredi 16 novembre dernier. Son organe directeur, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), a été créé en 1945 dans le cadre d’un effort mondial d’après-guerre visant à promouvoir la compréhension culturelle et, avec elle, la paix. Vingt-sept ans plus tard, les pays participants ont ratifié la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO dans le but de protéger les sites historiques importants contre les conflits militaires, les catastrophes naturelles, le pillage et les pressions économiques.
Protéger une zone urbaine aussi animée que le centre historique de Vienne est une mission pour le moins délicate, et c’est précisément l’un des nombreux défis que le programme de l’UNESCO s’efforce de surmonter depuis sa création en 1972. Le défi le plus important concerne un élément non négligeable de ses objectifs : celui de promouvoir la sensibilisation culturelle en attirant l’attention sur les monuments, paysages et habitats emblématiques du monde entier.
DES DÉFIS DE TAILLE
Le statut de patrimoine mondial est incontestablement parvenu à attirer des visiteurs dans des lieux isolés, souvent défavorisés économiquement. Son bilan est toutefois mitigé lorsqu’il s’agit d’empêcher que le flux de touristes ne se transforme en raz-de-marée. Le village autrefois endormi de Hội An, sur la côte centrale du Vietnam, par exemple, est aujourd’hui confronté à une foule de visiteurs que ses rues étroites ne peuvent pas accueillir.
Certaines localités sont parvenues à gérer elles-mêmes le surtourisme, telles que Dubrovnik, en Croatie, qui, sous la pression de l’UNESCO, a limité le nombre de visiteurs dans son centre historique.
Autrefois, les temples d’Angkor Vat, au Cambodge, qui datent du 12e siècle, n’étaient accessibles qu’aux prêtres. Alors qu’ils attiraient 22 000 visiteurs par an lorsqu’ils ont été inscrits au patrimoine mondial en 1992, aujourd’hui, ce nombre s’élève à 5 millions et devrait encore doubler d’ici à 2025.
L’UNESCO a préféré présenter son travail à Angkor comme « un modèle de gestion d’un site gigantesque qui attire des millions de visiteurs chaque année et fait vivre une importante population locale ». Cependant, comme l’organisation l’a également admis, le tourisme de masse a menacé la nappe phréatique de la région, mettant en péril la stabilité des temples eux-mêmes.
Il a longtemps été au-delà des capacités de l’UNESCO de protéger les sites du patrimoine mondial des acteurs considérés comme malveillants. Le ciblage délibéré des trésors culturels de pays en temps de guerre n’est que trop fréquent, comme dans la ville d’Alep en Syrie, ou à Sanaa au Yémen. L’organisation n’a pas pu empêcher la destruction des imposants Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan par les talibans en 2001, un événement aussi tragique que célèbre.
Ibrahim Al-Hadi, directeur du musée national de Sanaa, au Yémen, regarde par la fenêtre du musée le 8 juillet 2021, après que celui-ci a été endommagé par la guerre civile qui a lieu dans le pays. Le musée est situé dans le centre historique de la ville, site classé au patrimoine mondial depuis 1986.
Un garçon se tient devant un tas de décombres à Sanaa, le 7 juillet 2021. En inscrivant la vieille ville à son patrimoine mondial, l'UNESCO a reconnu son caractère architectural caractéristique, qui s'exprime notamment par des bâtiments à plusieurs étages décorés de motifs géométriques.
Au cours de son demi-siècle d’existence, le programme du patrimoine mondial n’a retiré que trois sites de sa liste : l’écosystème désertique du sanctuaire de l’oryx arabe à Oman, la vallée de l’Elbe dans la ville allemande de Dresde et, l’année dernière, le centre historique et les docks de Liverpool. Malgré les objections répétées de l’organisation, les gouvernements avaient poursuivi leurs projets de développement sur ces sites.
Pourtant, l’ampleur de l’influence de l’UNESCO est limitée. Au Laos, par exemple, le gouvernement a poursuivi ses projets de construction d’un barrage sur le Mékong, près de l’ancienne capitale Luang Prabang, malgré l’insistance de l'UNESCO pour réaliser au préalable une évaluation de l’impact que cette construction aurait sur le patrimoine.
LA MENACE DU CHANGEMENT CLIMATIQUE
L’UNESCO a récemment dû faire face à un nouvel ennemi : le changement climatique. En 2007, l’organisation a publié un document rédigé par des scientifiques afin d’alerter sur les menaces croissantes qui pèsent sur vingt-six sites du patrimoine mondial. Les sites en question étaient des glaciers et hauts lieux de biodiversité, mais aussi des sites archéologiques tels que la vaste cité préhispanique en terre de Chan Chan, au Pérou, en raison des précipitations intenses provoquées par El Niño.
Sur ce front, l’organisation dispose également d’outils limités. La légendaire Grande Barrière de corail d’Australie, site du patrimoine mondial depuis 1981, en est un bon exemple : l’année dernière, l’UNESCO a menacé de placer le vaste écosystème corallien sur la liste des sites « en péril » si le gouvernement australien ne s’efforçait pas davantage de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. C’était la première fois dans l’histoire de l’UNESCO que le changement climatique était pris en compte dans un tel avertissement.
Après un intense lobbying de la part des Australiens, le Comité a reporté sa décision jusqu’à la fin 2022. En mars, l’UNESCO a envoyé une équipe de surveillance sur le récif. Bien que le gouvernement australien se soit engagé à verser environ 125 millions de dollars (soit environ 121 millions d’euros) pour protéger le récif, il reste à voir si l’aversion historique de l’Australie pour une politique climatique nationale responsable sera, ou non, inversée.
Un écologiste prépare un filet de collecte sous-marin pour la prochaine reproduction des coraux à Moore Reef, dans la Grande Barrière de corail australienne, site classé au patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1981.
Cette photographie aérienne montre la taille de la Grande Barrière de corail au large de la côte du Queensland. L'UNESCO surveille la santé du récif, un vaste écosystème qui est menacé par les effets néfastes des gaz à effet de serre.
L’influence de l’UNESCO a tendance à être beaucoup plus forte dans les pays moins riches. Le Belize, qui abrite par exemple le deuxième plus grand récif du monde, figurait depuis 2009 sur la liste « en péril » du Comité du patrimoine mondial ; cela a changé en juin dernier, lorsque le Comité a félicité le Belize pour ses efforts « visionnaires » visant à mieux gérer son littoral.
Le site du patrimoine mondial en péril le plus célèbre est sans doute Venise, en Italie. La ville surnommée la Sérénissime est à la fois assaillie par un surtourisme stupéfiant (25 millions de visiteurs en 2019), et touchée par des inondations de plus en plus graves, exacerbées par le changement climatique. Pourtant, l’année dernière, l’UNESCO a décidé de ne pas placer Venise sur sa liste « en péril » : une nouvelle victoire apparente pour les lobbyistes gouvernementaux, et une défaite pour les groupes environnementaux, qui ont fait valoir que la nouvelle interdiction italienne des grands navires de croisière ne suffisait pas pour résoudre la crise.
À la suite de l’inaction de l’UNESCO, les responsables vénitiens ont pris les choses en main. À partir de janvier, Venise sera la première ville au monde à faire payer un droit d’entrée, dans l’espoir que cela ralentira l’avalanche quotidienne de visiteurs. Si cette mesure radicale fonctionne, l’UNESCO aura joué un rôle qui, bien que vague et peu concluant, aura tout de même été important.
Aussi imparfait et parfois impuissant qu’il puisse être, le programme du patrimoine mondial reste pertinent, ne serait-ce que du fait du du principe qu’il défend.
Ce dernier est aussi simple à comprendre que difficile à mettre en place : il est essentiel de protéger les trésors du monde, car ils ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Si une patinoire met en danger le centre historique de Vienne, il est donc important de le déclarer officiellement, comme l’a fait l’UNESCO. Si, dans de telles situations, le Comité du patrimoine mondial n’est qu’un moyen efficace d’éveiller les consciences, alors il sera plus important et nécessaire que jamais durant ces cinquante prochaines années.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.