Gastronomie : le poulet du général Tao n'a jamais été destiné à un public chinois

Bien que ce plat iconique à base de poulet porte le nom d’un général chinois, il a été créé pour un général de l’armée américaine.

De Clarissa Wei
Publication 15 avr. 2025, 17:36 CEST
Ce plat de résistance à base de poulet a été créé à Taiwan à partir d’une ...

Ce plat de résistance à base de poulet a été créé à Taiwan à partir d’une recette spécialement élaborée pour les Américains.

PHOTOGRAPHIE DE Panther Media GmbH, Alamy Stock Photo

Au cours des cinquante dernières années, rares sont les plats à avoir autant défini la cuisine sino-américaine que le poulet du général Tao. Avec son glaçage brillant, collant, sucré-salé, enrobant une panure croustillante, il est devenu un incontournable dans les menus à emporter aux États-Unis, mais aussi en Europe.

Pourtant, ce plat n’a jamais été destiné à refléter la cuisine traditionnelle chinoise. Bien qu’il soit originaire de Taïwan, le poulet du général Tao a été spécifiquement élaboré pour satisfaire le palais des Américains.

 

LES ORIGINES DU POULET DU GÉNÉRAL TAO

La version originale du poulet du général Tao n’avait rien à voir avec la version baignant dans la sauce du plat servi aujourd’hui. Il s’agissait à l’origine d’un plat raffiné méticuleusement créé par Peng Chang-kuei, l’un des chefs chinois les plus expérimentés et les plus respectés de sa génération.

Né en 1919 dans la province chinoise du Hunan, dans le sud du pays, Peng Chang-kuei a commencé sa carrière en tant que commis, devenant ensuite chef de banquet officiel pour le gouvernement national chinois, avant de fuir pour Taïwan avec les nationalistes après la guerre civile chinoise.

« Peng Chang-kuei avait quelque chose de royal », confie Cindy Hsu, journaliste taïwanaise qui a interviewé le chef en 2013. « Il était toujours très vif et dirigeait sa cuisine avec une précision militaire ».

C’est en 1953, à Taipei, que Peng Chang-kuei a eu l’idée de ce plat alors qu’il préparait un dîner d’État en l’honneur de l’amiral américain Arthur W. Radford au cours d’un banquet de trois jours.

« À l’époque, Peng Chang-kuei était le plus grand chef de Taïwan », explique la journaliste. « Trois restaurants différents avaient été invités, mais en réalité, c’est lui qui a tout cuisiné ».

Le troisième jour, Peng Chang-kuei avait déjà épuisé tout son répertoire de plats de banquet classiques et souhaitait impressionner l’invité d’honneur avec quelque chose de nouveau. « Il savait que les Américains étaient friands de poulet frit, alors il a désossé une cuisse de poulet et l’a plongée dans la friture », poursuit Cindy Hsu. « Mais comme le poulet frit nature n’avait rien de nouveau pour eux, il s’est dit qu’ils apprécieraient peut-être quelque chose de salé, sucré et légèrement épicé à la fois ». Des saveurs qui se retrouvaient souvent dans des plats comme le Sloppy Joes et les ailes de poulet en sauce.

Il a donc recouvert le poulet croustillant d’une couche de sauce acidulée, a ajouté de fines tranches de piment pour rehausser le tout, et a nommé le plat en l’honneur du général Tao, célèbre stratège militaire du 19e siècle qui a joué un rôle clé en aidant la dynastie Qing à maintenir la stabilité dans l’ensemble de l’Empire.

Le général Zeng était un responsable militaire chinois plus notable que le général Tso, mais Peng a estimé ...

Le général Zeng était un responsable militaire chinois plus notable que le général Tso, mais Peng a estimé que le nom de ce dernier convenait mieux à son plat en raison de son caractère dominant.

PHOTOGRAPHIE DE Adolf-Nikolay Erazmovich Boiarskii, World Digital Library, Library of Congress

Selon Peng Chang-kuei, Zeng avait la réputation d’être frugal, ce qui ne collait pas avec son plat riche et décadent à base de poulet. Le général Tao en revanche, bien que moins connu, avait l’image de quelqu’un de plus audacieux et impressionnant, plus en phase avec les saveurs du plat.

 

L’AMÉRICANISATION D’UN PLAT CHINOIS

En 1973, Peng Chang-kuei a migré à New York, où il a ouvert un restaurant de cuisine hunanaise appelé Uncle Peng’s Hunan Yuan, qui a rencontré un franc succès. L’établissement, situé à Manhattan, près des Nations Unies, a attiré une clientèle de diplomates. Henry Kissinger, secrétaire d’État des États-Unis, était un habitué.

Mais des versions revisitées du célèbre plat à base de poulet de Peng Chang-kuei figuraient déjà sur les menus de la concurrence, notamment du chef chinois Tsung Ting Wang et du restaurateur David Keh. Celles-ci, plus adaptées au palais des Américains, présentaient une chapelure plus épaisse et une sauce plus sucrée. « Le poulet du général Tao n’est pas censé être sucré », explique Peng Tieh-Cheng, le fils de Peng. « La cuisine hunanaise ne fait pas dans le sucré. Elle est davantage épicée et salée ».

Mais c’était exactement le but recherché. « Nous ne voulions pas vraiment copier le chef Peng », a confié Ed Schoenfeld, ancien associé de David Keh, au magazine Salon en 2010. « Nous voulions apporter notre propre touche au plat. C’est pour cela que notre poulet du général Tao était coupé différemment, en petits cubes, et que nous le servions avec des châtaignes d’eau, des champignons noirs, une sauce hoisin et du vinaigre ».

Mais Peng Chang-kuei n’avait que faire des copieurs. « Mon père savait à quel point il était difficile pour les Chinois de faire des affaires à l’étranger », explique Peng Tieh-Cheng. « Il laissait passer quand d’autres utilisaient son nom pour y parvenir ».

À ce moment-là, le plat créé par Peng l’avait dépassé en notoriété. La visite du président Richard Nixon en 1972 en Chine avait provoqué une vague de curiosité concernant la cuisine chinoise et les restaurants chinois établis aux États-Unis y réagirent immédiatement. Les plats tels que le poulet du général Tao plaisaient particulièrement : salés, sucrés et croustillants, ils étaient toutefois suffisamment exotiques pour donner un goût d'aventure.

« Ces chefs chinois ont pu profiter de ce nouvel intérêt pour la cuisine chinoise », observe David R. Chan, blogueur culinaire basé à Los Angeles qui a mangé dans des milliers de restaurants chinois aux États-Unis depuis les années 1950. « Plein de nouveaux plats faisaient leur apparition à New York, comme le poulet du général Tao, et les gens en raffolaient ».

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    PHOTOGRAPHIE DE xpacifica, Redux

    Le phénomène du poulet du général Tao est principalement resté cantonné à New York jusque dans les années 1990, lorsque les vagues d’immigrés fidjiens ont commencé à dominer l’industrie de la restauration chinoise dans l’est des États-Unis. À leur apogée à la fin des années 1990, les chefs fidjiens se taillaient la part du lion des restaurants chinois à l’est du Mississippi selon les dires de David R. Chan. La plupart ont ouvert des buffets, qui proposaient toujours le poulet du général Tao.

    « La recette varie d’une personne à une autre, mais le fait de l’appeler “poulet du général Tao” lui donne déjà du poids », souligne Peng Tieh-Cheng.

    Ces restaurants le présentaient toujours de la même façon : servi sur des paniers vapeur, accompagné de plateaux remplis de brocolis sautés vert vif, de rouleaux de printemps frits et de diverses sources de protéines enrobées de sauces collantes et colorées. C’est dans ces restaurants buffets que le poulet du général Tao est passé d’un plat peu connu à un incontournable de la cuisine sino-américaine émergente.

    Selon David R. Chan, il n’est cependant pas parvenu à conquérir la côte ouest, où son cousin plus sucré et coloré, le canard à l’orange, domina la scène culinaire sino-américaine grâce à des chaînes comme Panda Express.

     

    L’HÉRITAGE DU POULET DU GÉNÉRAL TAO

    Peng Chang-kuei a ensuite ouvert le restaurant Peng Yuan Hunan à Taipei dans les années 1980, qui existe encore aujourd'hui. Il s'agit désormais d'une chaîne de restaurants comptant neuf établissements, spécialisés dans les banquets de mariage et les évènements spéciaux, où les invités mangent autour de grandes tables rondes drapées d'épaisses nappes, sous des luminaires ornementaux suspendus au plafond.

    La cuisine reste fidèle à l'essence d'un repas chinois classique et raffiné : équilibre des textures, enchaînement réfléchi des plats et harmonie des saveurs. Plus que de simples restaurants hunanais, les établissements offrent désormais une expérience pan-chinoise intégrant des influences cantonaise, shanghaïenne et sichuanaise.

    Le poulet du général Tao figure cependant toujours au menu et n’a rien perdu de son raffinement originel : délicatement frit et moelleux, offrant un équilibre parfait entre des saveurs acidulées et salées. Il est servi dans une assiette en grès brillante, accompagné d'une orchidée reposant sur un délicat lit de persil. Le piquant du plat est à peine perceptible et se manifeste plutôt en léger arrière-goût.

    En dehors des établissements Peng Yuan, le poulet du général Tao est rarement proposé dans les restaurants. On en trouve parfois des versions au menu d’établissements servant de la cuisine hunanaise ou sichuanaise à Taïwan, mais il est rarement mis en valeur et n'est presque jamais considéré comme un plat typique.

    Le poulet du général Tao est surtout considéré comme une curiosité, un plat qui ne s'est jamais imposé en Chine, mais qui a fait grand bruit à l'étranger. « Il est considéré comme rétro », explique Kuo Chung-Hao, professeur d'histoire de l'alimentation à l'université médicale de Taipei. « Ce n'est pas quelque chose que les gens d'ici mangent souvent ».

    S’il porte le nom d’un général chinois, le poulet du général Tao n'a toutefois jamais été imaginé pour un public chinois ou taïwanais, mais bien pour satisfaire les papilles gustatives d’un Américain, avant d’être retravaillé pour s'adapter aux préférences gustatives du grand public américain. Depuis le tout début, ce plat a été élaboré par un chef chinois pour un amiral américain, ce qui fait du poulet du général Tao un plat tout aussi américain que chinois.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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