Casse-Noisette : de l'échec critique à l'œuvre incontournable
Ce spectacle intemporel est devenu un incontournable de Noël et une source de revenus importante pour les producteurs de ballets. Mais le succès n’a pas toujours été au rendez-vous pour Clara et le Prince.
James Streeter dans le rôle du Roi des Souris (à gauche) croise le fer avec Junor Souza, qui incarne Casse-Noisette, dans une représentation de 2010 du célèbre ballet de Tchaïkovski donnée par le Ballet national anglais au London Coliseum.
Avez-vous déjà assisté à un ballet ? Si oui, il est possible que vous ayez vu Casse-Noisette, un spectacle si emblématique que c’est bien souvent celui par lequel on s’initie à cet art et parfois même le seul que l’on ait vu. Ce classique, dont la musique fut composée par Piotr Ilitch Tchaïkovski, ne saurait se résumer à ses tutus et à ses sapins de Noël. Son existence bouleversa, voire sauva, le ballet américain plus de six décennies après qu’on l’eut représenté pour la première fois.
DES ORIGINES RUSSES
Casse-Noisette fut commandé en 1891 par l’un des théâtres impériaux russes, ces salles et compagnies de spectacle d’État qui jouissaient d’un monopole sur les représentations théâtrales dans les principales villes de Russie. Financés par le tsar, ces théâtres permettaient de mettre en avant le raffinement et la puissance de la culture russe tout en gardant un contrôle strict sur l’expression artistique. Tchaïkovski collabora avec Marius Petipa, maître de ballet et chorégraphe, avec qui il avait déjà composé sur commande. Pour la partition, il s’inspira de Casse-Noisette et le Roi des souris, conte de l’auteur prussien E.T.A. Hoffmann écrit en 1816.
Piotr Illitch Tchaïkovski, ici sur un portrait de 1893, composa la plus grande partie de Casse-Noisette alors qu’il voyageait entre la Russie, la France et les États-Unis. Le 27 juin 1891, de retour à Saint-Pétersbourg, il affirma dans une lettre avoir terminé le ballet « avec une hâte fiévreuse et dans un doute constant » concernant ses capacités et son talent d’auteur.
Son adaptation sous forme de ballet raconte l’histoire d’une fête de Noël donnée par une famille allemande lors de laquelle un ami de cette dernière offre un casse-noisette aux enfants. Une fois tout le monde endormi, Clara (que l’on appelle aussi Marie ou Masha dans certaines productions) retourne discrètement sous le sapin de Noël afin d’admirer de nouveau son présent mais se perd dans un monde imaginaire où prend place une bataille entre un casse-noisette héroïque grandeur nature et un maléfique Roi des Souris. Après avoir remporté la lutte, le casse-noisette se transforme en prince et emmène Clara dans une forêt enneigée.
Dans le second acte, Clara et le Prince regardent danser des friandises et des délicatesses anthropomorphes (thé chinois, gingembre et chocolat, notamment) dans un défilé donné en leur honneur. À la fin du ballet, la Fée Dragée interprète un duo avec le Prince dans un traîneau volant.
Bien que Tchaïkovski eût rencontré le succès en présentant une version abrégée de la partition quelques mois avant la performance inaugurale du ballet, les différents publics des premières représentations données à Saint-Pétersbourg semblèrent au mieux indifférents. Cette histoire centrée sur une enfant et les pas « lourds et rigides » des danseurs déplurent aux critiques.
Ainsi que l’écrit le musicologue Damien Mahiet, le problème réside en partie dans le fait que l’œuvre fut conçue comme un ballet-féérie, un conte de fées à l’intrigue légère mais aux influences riches. Contrairement à d’autres ballets de son époque, Casse-Noisette met l’accent sur le divertissement et sur la magie et il est dépourvu de la majesté tragique d’un des précédents chefs-d’œuvre de Tchaïkovski, Le Lac des Cygnes. Toutefois, les publics ultérieurs réagirent favorablement à certaines transformations imaginatives et autres personnifications d’éléments naturels, comme la neige et les fleurs ; une magie qui ajouta au « spectacle de merveille » de l’œuvre, pour reprendre les mots de Damien Mahiet. Ce n’est donc que lors de représentations ultérieures que Casse-Noisette prit véritablement son envol.
UNE VERSION REMANIÉE
Le succès dormant mais bel et bien réel du ballet conduisit à sa première représentation aux États-Unis en 1944. Celle-ci fut mise en scène par le Ballet de San Francisco sous la direction de William Christensen. Le spectacle raviva l’intérêt pour le ballet. Mais la marque la plus indélébile laissée sur ce milieu encore balbutiant aux États-Unis fut laissée par le Ballet de New York en 1954. Réinventé par le chorégraphe George Ballanchine, qui l’avait dansé maintes fois dans sa jeunesse, le spectacle délaissa la chorégraphie traditionnelle de Marius Petipa, lui préférant les pas aériens et les consignes exigeantes du maître russe. Grâce à un décor spectaculaire et à la danseuse étoile Maria Tallchief, ex-femme de Ballanchine qui incarnait la nouvelle Fée Dragée, ce fut un succès immense.
« Chacun à New York était contre, y compris les critiques, se souvint Maria Tallchief. La compagnie avait des difficultés financières […] Eh bien, heureusement que nous l’avons [mis en scène], car cela a sauvé la compagnie. »
Casse-Noisette devint l’un des piliers du Ballet de New York et fut mis en scène par d’autres compagnies au fil du temps, si bien que l’on finit par l’associer étroitement au ballet américain, chose qui suscita un flux continu de nouveaux adeptes.
Dans les années 1970, l’American Ballet Theater franchit une étape supplémentaire avec une mise en scène spéciale pour la télévision, plus sombre et plus complexe psychologiquement, que l’on doit à l’éminent danseur de ballet Mikhail Baryshnikov. « Je n’avais jamais chorégraphié, ni même mis en scène un ballet auparavant », confia-t-il par la suite à Time. « Mais [la compagnie] avait besoin d’un succès commercial, c’est-à-dire d’un Casse-Noisette. »
Le succès de la production de 1954 de Casse-Noisette par le Ballet de New York, qui incluait une nouvelle chorégraphie signée George Balanchine, a fait de ce ballet de Tchaïkovski un incontournable. Sa popularité nationale grandit encore lorsque l’on en télévisa une version sur la chaîne CBS en 1957. Cette photographie montre une représentation donnée par le Ballet de New York en 1962 de ce qui était alors déjà un classique.
UN INCONTOURNABLE DES FÊTES DE NOËL
Si la plupart des compagnies présentent un répertoire plus vaste tout au long de l’année, Casse-Noisette est désormais un incontournable du ballet américain. En 2021, le Fonds national des États-Unis pour les Arts a indiqué que les ventes de billet pour Casse-Noisette représentaient en moyenne 48 % du chiffre d’affaires d’une compagnie de ballet sur une saison donnée ; on compte par centaines les représentations de ce ballet chaque année.
« Il y a ici co-dépendance dans une certaine mesure », reconnaît Deborah Damast, directrice des programmes et conseillère artistique du programme de danse universitaire de la Steinhardt School of Culture de l’Université de New York. Ainsi que Deborah Damast, elle-même ballerine et chorégraphe, l’explique à National Geographic History, il s’agit d’un ballet essentiel, et parfois inévitable, pour une compagnie, quelle qu’en soit la taille.
« On y trouve tous les éléments, pas vrai ? Il y a une intrigue. Il y a de la magie. Il y a des bonbons. » En raison de l’attrait inné qu’il suscite auprès des enfants, de son esprit de Noël et du fait qu’il mette en avant des danseurs talentueux dans des rôles tels que ceux de la Fée Dragée et de la Fée des Neiges, Casse-Noisette est souvent le premier, voire l’unique, ballet que l’on est susceptible de voir.
Le ballet enchante également les danseurs qui y prennent part. « L’un de mes rôles favoris était la scène de la neige », confie Deborah Damast. La musique de Tchaïkovski imite le mouvement de la vraie neige ; et dans de nombreuses productions, on fait tomber de faux flocons. « Ça tourbillonne et ça scintille, s’émerveille-t-elle. Un flocon, deux flocons, puis le blizzard arrive. C’est complexe. C’est splendide. C’est juste magique. »
BONBONS ET STÉRÉOTYPES
Mais le ballet, ce n’est pas que de la magie, notamment pour ceux qui soulignent ses stéréotypes raciaux et ses conceptions désuètes de la nationalité et du genre. Le second acte est particulièrement controversé, car les compagnies de ballet choisissent parfois des danseurs blancs dont elles griment le visage pour jouer le passage du thé chinois. Si certaines compagnies ont choisi de conserver ce passage, des organisations telles que Final Bow for Yellowface poussent les metteurs en scène à représenter la Chine sans symboles racistes ou diabolisants, que ce soit dans les mouvements, dans les costumes ou encore dans la caractérisation.
De nombreuses compagnies ont pris ces remarques en compte, qu’il s’agisse du Pacific Northwest Ballet qui a remplacé un danseur au visage grimé par le Grillon du Thé Vert, un insecte associé à la chance dans la culture chinoise, ou du Scottish National Ballet, qui incorpore désormais des danses traditionnelles chinoises durant la scène du thé. D’autres productions, comme Hot Chocolate Nutcracker, de Debbie Allen, et Hip-Hop Nutcracker, actualisent la partition en y faisant de la place pour des artistes comme Mariah Carey ou encore le légendaire rappeur Kurtis Blow.
Certains puristes critiquent ces versions remaniées. Selon eux, l’inclusion de sensibilités modernes dans le ballet est inopportune. Pourtant, l’incorporation de ces dernières prouve la véritable flexibilité du chef-d’œuvre de Tchaïkovski. « La beauté de Casse-Noisette est qu’on peut l’imaginer encore et encore, un peu comme [les œuvres de] Shakespeare », explique Deborah Damast. Peut-être que ces nouvelles interprétations inciteront le public à assister à d’autres ballets et permettront aux compagnies de danse – et à la magie de Noël qu’elles créent – de durer année après année.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.