Avant le Moyen Âge, personne n'avait peur des dragons

Depuis l’Antiquité, les dragons figurent dans diverses cultures qui voient en eux d’indomptables créatures portant bonheur. Mais quand ces animaux fascinants furent mis en lumière par l’iconographie et les mythes chrétiens, tout changea.

De Nadia Mariana Consiglieri
Publication 27 août 2024, 15:14 CEST

Sur cette œuvre de style espagnol peinte en Italie vers 1405, l’archange Michel est sur le point d’exécuter le Dragon de l’Apocalypse, un dragon à sept têtes.

PHOTOGRAPHIE DE Metropolitan Museum, New York

Le dragon est l’une des figures les plus emblématiques de la culture médiévale. Loin d’être une invention fantastique ou un produit moderne des sagas de J.R.R. Tolkien, le dragon émergea de mondes symboliques conçus lors de l’Antiquité qui ont survécu jusqu’à nos jours. Dans les sociétés médiévales, on classait le dragon dans la même catégorie que les espèces animales ordinaires. Les légendes, les histoires et les images en firent un symbole du Moyen Âge qui transcenda les époques.

Avant même le Moyen Âge, dans les civilisations de l’Antiquité, existait déjà toute une ménagerie de créatures mythologiques aux caractéristiques dragonesques ou serpentines. En Mésopotamie, Marduk, divinité suprême de Babylone, lutta contre le dragon démoniaque Tiamat, symbole des eaux et du chaos primordial, afin d’établir l’ordre dans le cosmos et de créer le monde. En Chine antique, les dragons étaient des créatures révérées qui contrôlaient et protégeaient les sources d’eau. Ils représentaient la santé, la force et la chance. Les mythes grecs regorgent de serpents et de drakontes féroces, des serpents gigantesques qui protègent personnes, endroits ou objets prodigieux tout en symbolisant l’indomptable force de la nature. Dans l’histoire d’Hercule, ce dernier est attaqué dans son berceau par deux serpents envoyés par la déesse Héra. Plus tard, pour payer les crimes qu’il a commis, le roi Eurysthée lui ordonne de tuer l’Hydre de Lerne, monstre marin à neuf têtes aux airs de serpent.

Un monstre marin aux airs de dragon se dresse sur une mosaïque romaine. Fabriquée au 3e siècle dans la ville d’Otricoli, dans le centre de l’Italie, cette mosaïque fut plus tard incrustée dans la Salle ronde du Musée Pio-Clementino du Vatican.

PHOTOGRAPHIE DE Album

 

MOYEN ÂGE : LES CONTOURS DU DRAGON SE DESSINENT

Au Moyen Âge, on adopta ces monstres redoutables de l’Antiquité et on les adapta à l’air du temps. En 313, l’édit de Milan instaura une tolérance légale vis-à-vis du christianisme dans tout l’Empire romain, chose qui permit à Théodose Ier d’en faire la religion officielle de Rome en 380. C’est dans ce contexte que le dragon de l’Antiquité fut graduellement récupéré pour être conformé aux codes visuels de la foi impériale. Cela peut se voir dans les tableaux des catacombes chrétiennes de Rome et dans des reliefs découverts sur des sarcophages datant du christianisme primitif. Le dragon y est associé au diable. Dans l’iconographie chrétienne, les monstres ressemblant à des dragons qui sont vaincus par des saints et par des êtres représentant le Christ en vinrent à symboliser le triomphe de l’Église sur les cultes païens et sur les hérésies. 

Un dragon rouge à sept têtes joue d’ailleurs un rôle central dans les terribles événements décrits dans l’Apocalypse. Sa forme évoque l’Hydre antique. D’un coup de queue, il balaie un tiers des étoiles du ciel avant que l’archange Michael ne le terrasse et ne le précipite hors des cieux. Dans la Genèse, c’est un serpent qui incite Ève à cueillir le fruit défendu sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal et, par là même, à commettre le péché originel et donc à provoquer ce que les chrétiens appellent la Chute de l’Homme. Les serpents aquatiques du monde grec finirent quant à eux par se confondre avec le Léviathan, un monstre marin cité maintes fois dans la Bible, ainsi que l’est le « gros poisson » (dag gadol selon la dénomination hébraïque originelle) qui avala le prophète Jonas et le retint pendant trois jours. À travers les cultures et les continents, on représentait le dragon de manières bien différentes.

Ce fut Isidore de Séville, archevêque et érudit, qui consolida les traits primitifs du dragon, qui allaient se répandre au Moyen Âge grâce aux descriptions qu’il donna dans ses Étymologiae (une sorte d’encyclopédie du début du 7e siècle). S’inspirant de diverses sources antiques, le théologien espagnol classa le dragon dans la famille des serpents et affirma qu’il s’agissait du plus grand des animaux. Selon lui, les dragons avaient une crête et venaient généralement d’Éthiopie et d’Inde. Ils vivaient dans des grottes, pouvaient voler et anéantissaient leurs proies non avec leur venin ou par leurs morsures, mais avec la queue, dont ils se servaient pour frapper ou serrer leurs victimes (Etymologiae, livre XII, chapitre 4).

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    Sur le tympan de l’église Saint-Pierre de Beaulieu-sur-Dordogne, construite au 12e siècle en Corrèze, figurent des animaux fantastiques, dont un dragon à plusieurs têtes semblable à celui décrit dans l’Apocalypse.

    PHOTOGRAPHIE DE Eric Planchard, Gtres

    En tant que pays majoritairement chrétien, l’Éthiopie n’était pas étrangère aux légendes sur les dragons. L’iconographie chrétienne éthiopienne fait la part belle à Saint Georges, saint patron du pays, mais aussi saint patron de l’Angleterre et de plusieurs autres pays, que l’on voit terrasser des dragons et conduire des soldats contre des ennemis cherchant à les coloniser. Représentés sous des traits serpentins, les dragons figuraient également le diable.

    Un lion qui représente le Christ piétine le dragon du Péché sur ce relief du début du 13e siècle de l’église San Leonardo, à Zamora, en Espagne.

    PHOTOGRAPHIE DE Metropolitan Museum, New York

    Tandis que dans le monde byzantin le dragon était entièrement représenté avec les attributs d’un serpent, dans l’Occident médiéval, on lui donnait des physionomies diverses et variées, félines, canines, mais aussi aviennes. La nature protéiforme du dragon médiéval n’a fait que renforcer sa comparaison avec le diable. Dans l’art romanesque des 11e et 12e siècles figurent des dragons ailés bipèdes plus corpulents au visage de chat ou de chien. Ces créatures sont dotées de peaux écailleuses, de longues oreilles, et ont l’extrémité de la queue ornée de formes végétales. Il existe également des dragons semblables au griffon, créature hybride de l’Antiquité dont la tête, le torse, les pattes antérieures et les ailes sont ceux d’un aigle et dont la partie postérieure est celle d’un lion.

    Les dragons de style roman représentés sur les chapiteaux, les corbeaux et les tympans des églises et des monastères sont généralement en train d’essayer d’attaquer des chevaliers, des saints et des créatures symbolisant le Christ telles que l’agneau ou le lion. Dragons, sirènes, harpies, singes et autres êtres « maléfiques » incorporés dans l’architecture des églises avaient valeur d’avertissement. Quand les fidèles, qui étaient pour bon nombre analphabètes, contemplaient ces terrifiants bestiaires de pierre, ils ne pouvaient plus ignorer les châtiments de l’enfer, ni quoi faire pour les éviter. Ces images se diffusèrent dans toute l’Europe et touchèrent un vaste public grâce à la popularité croissante des pèlerinages à Rome et à Saint-Jacques-de-Compostelle. Les deux villes virent affluer par milliers des voyageurs, avec leurs attirails religieux, qui traversaient tout le continent.

     

    CHAUVES-SOURIS, LÉZARDS ET CROCODILES

    Dans l’art gothique du 13e siècle, l’aspect des dragons se complexifia. La redécouverte des écrits d’Aristote sur la nature et l’étude de traités arabes sur l’optique comptèrent parmi les facteurs qui encouragèrent une approche plus empirique de la description de la nature.

    Les dragons de cette période ressemblent davantage à de vrais animaux, qu’il s’agisse de reptiles, d’amphibiens ou d’oiseaux de proie. À cette époque, on étudia scrupuleusement l’anatomie et, ainsi que le fit observer l’historien du 20e siècle Jurgis Baltrušaitis, le dragon gothique étaient souvent représenté avec des ailes membraneuses semblables à celles d’une chauve-souris ou d’une phalène et avec des crêtes, des piquants et une queue caractéristiques. De plus en plus on représenta des dragons quadrupèdes en s’inspirant des lézards et des crocodiles. À la fin du Moyen Âge, on se mit à prêter au diable lui-même le visage monstrueux du dragon.

    Cette miniature représentant un crocodile à tête d’humain, à corps de lion et à queue de dragon figure dans le manuscrit franco-flamand du 15e siècle du Liber floridus, une encyclopédie compilée entre 1090 et 1120.

    PHOTOGRAPHIE DE René-Gabriel Ojéda, RMN-Grand Palais

    Les dragons eurent un rôle important dans plusieurs légendes et hagiographies (vies des saints) qui connurent un grand succès populaire à l’époque médiévale. Dans ces histoires, les saints atteignent la rédemption en terrassant des dragons ou des créatures serpentines : saint Patrick expulsa les serpents d’Irlande, tandis que saint Hilarion expédia dans le feu un dragon qui menaçait la Dalmatie. On dit également que saint Marcel, évêque de Paris ayant vécu aux 4e et 5e siècles, aurait affronté héroïquement un dragon qui gardait la tombe d’une païenne et qui menaçait la paix des habitants. Confiant dans la protection de Dieu, Marcel se serait approché de la bête et lui aurait touché la tête avec son bâton, après quoi il lui aurait ordonné de disparaître de la ville.

    Beaucoup d’histoires de ce type connurent un succès extraordinaire grâce à la circulation importante de La Légende dorée, recueil de légendes sur la vie des saints compilées vers 1265 par Jacques de Voraigne, prêtre et évêque de Gênes. L’une des histoires incluses dans cet ouvrage concerne sainte Marguerite (ou sainte Marine) d’Antioche. Dans cette cité de l’Empire romain d’Orient, Olibrio, gouverneur du temps de l’empereur Dioclétien, demanda à la jeune Marguerite, qui était chrétienne, d’abandonner sa foi et de l’épouser. Devant le refus de la fille, il ordonna qu’on l’arrête. Théotime, prisonnier qui partageait la cellule de Marguerite, fut témoin de la révélation dont elle fit l’expérience quand elle dut affronter un dragon : « Après qu’elle eut terminé de prier, il y eut un grand tremblement […]. Un énorme et terrifiant dragon à la peau multicolore émergea d’un recoin. Sa crête et sa barbe étaient d’or. Ses dents parurent brièvement et ses yeux étaient comme des perles. Du feu et de la fumée s’échappaient en volutes de ses narines. Sa langue était semblable à une épée. Des serpents étaient enroulés autour de son cou. »

    Sainte Marguerite d’Antioche, martyre chrétienne sortie miraculeusement des entrailles d’un dragon, est représentée dans Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, livre écrit entre 1503 et 1508.

    PHOTOGRAPHIE DE BNF, RMN-Grand Palais

    Cette créature terrifiante avala rapidement Marguerite. Mais à l’aide d’un crucifix, elle fendit l’estomac de la bête et en sorti indemne.

    De nombreuses histoires médiévales placent le dragon dans l’environnement hostile de la forêt. Selon la Légende dorée, Marthe de Béthanie, disciple de Jésus, se serait installée en Provence. Dans les forêts du Rhône, il y avait un dragon que les habitants de la région appelaient la Tarasque, nom tiré de la ville de Tarascon, connue pour son lac noir et ses forêts sombres. Le redoutable dragon menaçait tous ceux qui traversaient ces forêts qui bordaient le fleuve. Sainte Marthe « versa sur lui de l’eau bénite en brandissant une croix », et le monstre « aussi docile qu’un mouton fut immédiatement tué par les gens à coups de lances et de pierres ».

     

    DES SAINTS ET DES CHEVALIERS VAILLANTS

    La domination violente des dragons devint un sujet de prédilection de la culture médiévale, en particulier dans les histoires mettant en scènes héros et chevaliers épiques. Beowulf, poème épique anglo-saxon composé entre le 8e et le 12e siècle parle d’un dragon qui garde un trésor précieux. Lorsqu’un jour un voleur dérobe une coupe, le dragon s’en prend à la population locale, ce qui conduit le héros, Beowulf, à terrasser le monstre. Dans les romans de chevalerie, les chevaliers affrontent des dragons qui gardent des lieux tels que le Val sans retour de la légende arthurienne. Dans ce dernier cas, c’est le chevalier Lancelot qui terrasse le dragon en faction.

    Gauche: Supérieur:

    Sainte Marthe maîtrise une créature mangeuse d’hommes semblable à un dragon connue en France sous le nom de Tarasque. Illustration tirée du Livre d’heures d’Henri VIII, composé vers 1500.

    PHOTOGRAPHIE DE Pierpont Morgan Library, Scala, Florence
    Droite: Fond:

    Cette miniature française, qui illustre Merlin, poème arthurien du 13e siècle de Robert de Boron, montre Lancelot terrassant deux petits dragons ailés gardant le Val sans retour.

    PHOTOGRAPHIE DE BNF

    Mais la plus célèbre histoire de dragon du monde médiéval est celle de saint Georges, officier de l’armée romaine de Cappadoce (en actuelle Turquie) converti au christianisme. Georges apprend que le roi de Silène, une ville de Lybie, doit satisfaire l’appétit d’un dragon en lui donnant des habitants à manger. Quand vient le tour de la fille du roi d’être sacrifiée, Georges s’en va affronter le monstre. Après l’avoir blessé avec sa lance, il demande à la princesse de le conduire en ville où il jure de terrasser la bête si les habitants se convertissent au christianisme. Ces derniers acceptent et Georges décapite le dragon. Plus tard, saint Georges fut supplicié en raison de sa foi lors de la Grande persécution de 303.

    Dans l’art du Moyen Âge, saint Georges autant que l’archange Michel furent représenté vêtus d’armures militaires contemporaines, comme s’ils étaient des chevaliers féodaux. Le saint guerrier incarnait les idéaux de la bravoure martiale et de l’altruisme si centraux dans la chevalerie médiévale. Il n’est pas surprenant dès lors que les histoires de saint Georges et de l’archange Michel aient été si populaires à l’époque.

    Le dragon représentait quant à lui tout ce qui était chaotique, désordonné, immoral, voire démoniaque, et devait être maîtrisé, puis éliminé. Bien qu’animal en un certain sens, ce n’en était pas moins une créature monstrueuse : étrange, anormale et magique. C’est cet aspect fantastique plutôt que l’aspect démoniaque qui prévalut à mesure que les siècles passèrent et qui permit à la popularité des dragons de s’envoler dans la culture populaire contemporaine.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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