D'Aphrodite à Vénus, le culte de l'amour pendant l'antiquité
Savant mélange de divinités antiques, Aphrodite était la déesse de l'amour, de la beauté et de la fécondité, mais son ascension parmi les plus influentes divinités est plus complexe qu'il n'y paraît.
Déesse grecque de l'amour, Aphrodite est devenue Vénus dans le panthéon des divinités romaines. Cette fresque représente la venue au monde de la déesse dans un coquillage, comme le veut la légende. L'œuvre a été peinte en 79 à Pompéi, sur un mur de la maison de Vénus à la coquille.
Les divinités olympiennes de la Grèce antique formaient une famille aussi divine que dysfonctionnelle. Résidentes des splendides versants du mont Olympe dans le nord de la Grèce, ces créatures légendaires étaient d'apparence humaine, dans une version plus grande, plus brillante et plus forte. Les dieux et déesses de l'Olympe incarnaient des qualités humaines telles que la sagesse (Athéna), la raison (Apollon) et l'amour (Aphrodite), mais ils étaient loin d'être parfaits. L'ivresse et les plaisirs charnels étaient au centre de leurs occupations, tout comme les êtres humains dont ils aimaient torturer l'existence. Maîtrisant la métamorphose, ils pouvaient apparaître là où personne ne les attendait, du vagabond à l'arc-en-ciel, de la simple brise au monstre titanesque sur une mer déchaînée. Depuis leur roi, Zeus, jusqu'au dernier de ses descendants, mieux valait ne pas se trouver sur le chemin des divinités grecques.
CRÉATION D'UNE DÉESSE
La naissance d'Aphrodite, déesse de l'amour charnel, est une histoire macabre. Chantée par les poètes de la Grèce antique et narrée par l'une des proses les plus anciennes du monde hellénique, la vie d'Aphrodite est un mythe à la fois effroyable et édifiant. Les Grecs pensaient qu'avant la genèse du monde, tout n'était qu'une nuit sans fin ni forme de laquelle jaillit un extraordinaire pouvoir.
La déesse primordiale de la Terre, Gaïa, avait épousé son propre fils, le dieu du ciel Ouranos, mais leur union n'était pas heureuse. Les ébats dénués d'amour auxquels s'adonnaient les deux divinités avaient engendré de monstrueux enfants : les Titans, les Cyclopes et autres Hécatonchires. Haïssant cette progéniture, Ouranos préféra les enfermer à jamais dans les entrailles de la Terre, le ventre de leur mère Gaïa. Lasse de cet éternel accouplement, Gaïa persuada un autre de ses fils, Cronos, de lui venir en aide. Après s'être emparé d'une faucille à la lame dentelée faite d'adamite ou de silex, selon les sources, Cronos trancha les testicules et le pénis de son père dans un déchaînement de violence.
L'effroyable douleur arracha un hurlement bestial à Ouranos et le lien incestueux qui unissait les deux divinités fut brisé, séparant ainsi le ciel et la terre. Encore sanguinolent, le membre amputé d'Ouranos plongea dans l'océan. La masse chaude et viscérale dériva vers l'est depuis l'île de Kythera, dans le sud de la Grèce, jusqu'aux mers sauvages de Chypre. C'est là, d'après l'auteur grec Hésiode et son recueil des mythes de la création, La Théogonie, que de l'écume de la mer naquit « une jeune fille ravissante de beauté ». Cette déesse était Aphrodite, ou Vénus comme allaient plus tard l'appeler les Romains.
Lorsque cette enfant radieuse s'avança sur la terre aride, le « gazon fleurit sous ses pieds délicats ». L'émergence d'Aphrodite inspira les plus belles pièces de la littérature grecque, comme cet extrait des Chants cypriens, une épopée consacrée à Aphrodite :
Elle s’était vêtue des vêtements que les Charités et les Heures avaient confectionnés et plongés dans un bain de fleurs printanières telles qu’en produisent les saisons, crocus, pied-d’alouette, violette florissante, rose, belle et divine fleur, calices immortels et éclatants du narcisse à la suave exhalaison.
De nombreux vestiges du culte d'Aphrodite subsistent à Chypre, comme le site Petra tou Romiou, ou le rocher d'Aphrodite, un pilier rocheux sur la côte de Paphos qui marquerait l'endroit où Aphrodite a émergé de l'écume.
Nous pensons donc connaître Aphrodite. Selon ces connaissances, Aphrodite serait une déesse de l'amour au doux parfum, qui nous apparaît chaque année sur les cartes de la Saint-Valentin. Pourtant, sur les plans phsychologique, historique et archéologique, elle dépasse largement cette simple conception : Aphrodite est une créature de pouvoir et d'influence à travers le temps et l'espace. Comme le révèlent les recherches menées en Europe, en Asie et en Afrique du Nord, son culte nous en dit plus sur la perception du désir, des tabous, de l'amour et de la luxure, ainsi que sur les mécanismes complexes de la civilisation.
LES ANCÊTRES D'APHRODITE
C'est à l'est que débute mon enquête historique. Lors de mon dernier séjour à Chypre, au musée archéologique de la région de Larnaca, les chercheurs analysaient un petit collier de grenades en or, âgé de 3 500 ans, récemment mis au jour dans la tombe d'un jeune enfant. Avec leur couleur symbolisant à la fois la fécondité et la mort, les grenades sont depuis longtemps le fruit d'Aphrodite. Un pendentif en or a été découvert à proximité, avec une gravure représentant Astarte, la déesse orientale de la fécondité, du plaisir et de la douleur. Aux côtés de ces bijoux raffinés se trouvaient d'étranges figurines féminines, des femmes à la tête d'oiseau, semblables à celles découvertes en Syrie et au Levant, environ 400 kilomètres plus à l'est à travers la Méditerranée. Nous savons que marins et marchands ont afflué à Chypre depuis l'Orient dès 2 500 avant notre ère, apportant leurs idées et leur influence culturelle, mais également des biens et des offrandes.
Notamment, dans le cas d'Aphrodite, ces voyageurs ont importé l'idée d'une déesse responsable de toutes sortes de désirs, non seulement de l'amour, mais aussi de la guerre, des conquêtes et du pouvoir. Dans cette région qui englobait les territoires actuels de l'Irak, la Syrie, la Jordanie, Israël, la Palestine, l'Anatolie et l'Égypte, à une époque où la violence entre clans ou tribus était pratiquement constante, comme en témoignent les crânes fendus à la hache, les orbites transpercées de flèches, les omoplates découpées au sabre et autres preuves accumulées par l'archéologie grâce à l'analyse des squelettes, les différentes communautés ont inventé la notion d'une entité divine et impitoyable. Appelée Inanna, Ishtar ou Astarte selon les sources, cette déesse sublime et capricieuse incarnait le désir du conflit et des relations charnelles.
Ces homologues orientales d'Aphrodite faisaient l'objet d'un culte passionné. La déesse Inanna régnait sur plus de 180 sanctuaires à travers la seule cité de Babylone. Le pharaon égyptien Amenhotep III a fait quérir dans la ville de Nineveh une statue de la puissante Ishtar afin de chasser une mystérieuse maladie de son royaume. Quant à Astarte, souvent représentée avec des cornes, elle aurait décoré la proue des navires opérés par les marchands phéniciens. Figure totémique assurant bonne fortune et protection, Astarte était féconde et vaillante, une source d'inspiration pour les bustes aux formes voluptueuses devenus si populaires sur les galions à partir du 16e siècle. D'après les légendes, ces déesses orientales vivaient dans le ciel sous la forme de l'étoile que nous appelons encore aujourd'hui Vénus, désormais classée à juste titre parmi les planètes. Chypre regorge également de statuettes de fécondité fabriquées il y a plus de 5 000 ans, tout comme l'île de Pâques où les prédécesseurs d'Aphrodite sont nombreux.
Mise au jour à Babylone et datée au 18e siècle avant notre ère, ce relief en argile représente ce qui pourrait être une incarnation d'Inanna ou d'Ishtar, la déesse mésopotamienne de l'amour charnel et de la guerre.
Même si les Grecs affirmaient que le nom d'Aphrodite signifiait « née de l'écume », dérivant du grec aphros, « écume », il semble bien plus probable que ce nom soit issu du phénicien Ashterot, hellénisé pour devenir Astarte puis Aphrodite. L'Aphrodite qui a émergé sur les côtes de Chypre était une créature de l'Orient et de l'Occident. En tant que centre du commerce international de cuivre durant la préhistoire, Chypre était un bouillon d'influences culturelles. Le cuivre tire son nom de l'île et Aphrodite a elle-même fini par être appelée Cypria, ou la déesse cyprienne. Combiné à l'étain, le cuivre a nourri les progrès des civilisations de l'âge du Bronze. Des navires remplis de lingots de cuivre affluaient dans les ports de Chypre depuis le Levant, l'Égypte, la Mésopotamie et la Grèce continentale.
L'influence grecque mycénienne a apporté à Chypre la notion d'une déesse de la fécondité qui incarnait la beauté du corps et de l'esprit. C'est donc de la croisée de toutes ces influences sur l'île de Chypre que l'Aphrodite grecque, à la fois féroce et fabuleuse, a véritablement vu le jour.
SACRIFICES POUR LA DÉESSE
Cette position agenouillée est typique des représentations ultérieures d'Aphrodite. Il s'agit ici d'une réplique romaine en marbre d'un bronze grec.
Dans son rôle de déesse, les compétences d'Aphrodite s'étendaient à l'ensemble des relations humaines, qu'elles soient romantiques ou antagonistes, c'est pourquoi elle s'est rapidement imposée comme la protectrice totémique de différentes cités. À Athènes, le rocher de l'Acropole surmonté du célèbre Parthénon construit pour la déesse de la sagesse, Athéna Parthénon, n'est pas dédié à cette dernière, mais à sa sœur, Aphrodite. Les citoyens d'Athènes déposaient des offrandes dans les niches taillées à même les flancs de l'immense affleurement de granit rose : grenades, huiles parfumées ou tasses de lait. Certains jeunes romantiques de la ville continuent d'honorer la déesse de l'amour au pied de l'acropole dans les mêmes niches, de la même façon. Il y avait des sanctuaires dédiés à Aphrodite sur l'Agora d'Athènes, où étaient sacrifiés ses oiseaux préférés, les colombes, leurs langues coupées et leur sang répandu sur les autels en son honneur.
D'ailleurs, le terme grec pour colombe est « peristera », qui dérive presque certainement du sémite perah Ishtar, ou « l'oiseau d'Ishtar », l'une des déesses précurseurs d'Aphrodite. À l'époque où Athènes incarnait le berceau de la démocratie, le respect mutuel était une vertu essentielle pour ses habitants. À leurs yeux, Aphrodite offrait une sorte de ciment cosmique pour la société antique. Cette tradition s'est perpétuée ; il y a même une image d'Aphrodite protégeant la grande cité chrétienne de Constantinople, comme en témoigne l'une des plus anciennes cartes de la métropole sur laquelle la déesse apparaît.
Depuis toujours associée aux fleurs et aux parfums, le culte d'Aphrodite devait être une expérience à faire tourner la tête. Dans le grand sanctuaire de Paphos, sur Chypre, non loin de l'endroit où Aphrodite aurait émergé de la mer, les insulaires cultivaient le lys, les violettes et le myrte. Il y avait des étangs de lotus et des arches de roses ; c'est d'ailleurs pour cette raison que nous offrons plus de 250 millions de roses à chaque Saint-Valentin. Le sanctuaire dédié à Aphrodite dans la vieille ville de Paphos était l'un des plus grands du monde antique. Entre ses murs, aucune goutte de sang ne pouvait être versée et les offrandes se limitaient au brûlage de l'encens d'Arabie, le plus luxueux d'entre tous, et aux libations d'huile d'olive, de miel et de vin.
Étant donné le penchant de la déesse pour les plaisirs de la chair, il n'est pas surprenant qu'Aphrodite soit également devenue la patronne des travailleurs du sexe. Un auteur de la République romaine, Ennius, traducteur de l'auteur grec Évhémère, va même jusqu'à créditer Aphrodite de l'invention du « plus vieux métier du monde ». Les fouilles menées dans le centre d'Athènes ont révélé un superbe médaillon en argent à l'effigie de la déesse dans le quartier des lupanars, Kerameikos. Sur ce site, des chambres étroites accueillaient les hommes et femmes devenus esclaves sexuels de l'Empire athénien. Espérons que la protection de leur déesse de l'amour leur offrait également un peu de confort.
Les témoignages historiques, comme celui de l'illustre historien grec Hérodote, affirmaient que le temple de Paphos était le théâtre d'une prostitution sacrée, tout comme d'autres sanctuaires dédiés à Aphrodite, notamment le sanctuaire de Mylitta à en Babylonie. Puisque notre déesse voyageait historiquement par les mers et prônait le mélange ou le métissage par delà les frontières, Aphrodite était également largement vénérée dans les ports. Avec les allées et venues des marins, les maisons closes faisaient bien souvent partie du décor des villes portuaires.
L'UNIVERSALITÉ D'APHRODITE
Le culte d'Aphrodite s'est imposé dans les sanctuaires les plus glorieux du monde méditerranéen : Cnide en Anatolie (où trône la statue la plus célèbre de la déesse, sculptée par Praxitèle), Syracuse en Sicile et Pompéi dans la baie de Naples. Lorsque Vénus est devenue la divinité poliade de Pompéi en 89 avant notre ère, la cité a été officiellement rebaptisée Colonia Cornelia Veneria Pompeianorum.
Cependant, Aphrodite était également la déesse des demeures plus modestes, une patronne protégeant les mariages et les relations familiales. Sur les pièces frappées par le grand réformateur démocratique d'Athènes, Clisthène, Athéna apparaît d'un côté et Aphrodite de l'autre, sous la forme d'Aphrodite Pandemos, c'est-à-dire « commune à tout le peuple ».
Dans l'antiquité, les divinités incarnaient des idées universelles, il n'est donc pas surprenant que les Romains aient eu leur propre déesse de la fécondité et de la procréation : Vénus. Après la conquête romaine de territoires grecs marquée par la chute de Corinthe en 146 avant notre ère, Vénus et Aphrodite deviennent interchangeables.
Avec le désir, l'ambition et les exploits guerriers parmi ses domaines de prédilection, Vénus-Aphrodite apparaissait aux yeux des Romains comme la divinité idéale à mettre en avant dans leurs récits mythiques. Dans ces légendes, Vénus était la mère d'Énée, un héros de la guerre de Troie qui, fuyant la dévastation causée par ces batailles, allait par la suite fonder la dynastie des Julii. Héritiers de cette dynastie, les jumeaux Rémus et Romulus allaient à leur tour fonder Rome. Vénus était donc considérée comme la marraine de la République romaine et de ses ambitions impériales. Dans son épopée Énéide, Virgile relate une conversation avec Vénus évoquant le destin d'Énée, celui de construire « un empire sans frontière ». Lorsque Jules César partait en guerre, il sacrifiait à Vénus, tout comme ses rivaux Pompée et Crassus. Le héros des conquêtes romaines, Sylla, a fait construire des sanctuaires en l'honneur de Vénus. Jules César a même fait ériger un temple monumental dédié à la déesse en plein cœur du Forum de Rome.
À Rome, Vénus était célébrée par quatre fêtes majeures chaque année : les Veneralia au printemps ; les Vinalia Urbana, au cours desquelles des prostituées affublées de guirlandes de myrte et de roses s'enivraient de vin ; une fête estivale ; et à partir de 46 avant notre ère, une fête en l'honneur de Vénus Genitrix, où Vénus était célébrée en tant que mère du peuple romain. Jules César portait fièrement une bague représentant Vénus en guerrière et avec le temps, les statues romaines ont commencé à représenter Vénus nue mais armée, équipée d'un casque, d'une épée et d'un bouclier.
Aphrodite se présentait sous différents jours aux yeux des mortels. Également qualifiée de Kataskopia (« celle qui espionne ») et d'Androphonos (« la tueuse d'hommes »), mieux valait éviter de la provoquer. La déesse de la beauté était bien plus qu'un agréable visage.
Il existe une alternative au mythe grec quelque peu sanglant de l'origine d'Aphrodite, dans laquelle la déesse naît de l'union de Zeus avec la nymphe Dioné. Pendant l'hiver, sur le littoral sud-ouest de Chypre, une région appelée île Aphrodite, les vagues se fracassent sur les falaises en formant des colonnes vertigineuses dont les formes étranges rappelleraient la silhouette de la déesse. Il est toujours possible d'observer ce curieux phénomène de nos jours, tel un rappel fantomatique de l'époque où l'imprévisible Vénus-Aphrodite était une créature immortelle censée régir les désirs primitifs de l'Homme, mais aussi les relations complexes qui unissent les humains. « Toi seule gouvernes la nature, sans toi rien ne jaillit au séjour de la lumière, rien n'est beau ni aimable », c'est ainsi que l'auteur romain Lucrèce s'adressait à cette divinité intrigante, exaltante et influente dans l'hymne à Vénus qui ouvre son poème De la nature des choses. Voilà qui ne manquera pas de ravir Aphrodite Pandemos.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.