Emiliano Zapata, héros et martyr de la révolution mexicaine
Au début du 20e siècle, dans un Mexique miné par les dictatures et les bouleversements politiques, ce caudillo d’origine paysanne lutta en faveur d’une réforme agraire radicale. Mais en 1919, un allié infidèle le trahit et permit son assassinat.
Emiliano Zapata devant ses quartiers, coiffé de son emblématique sombrero (1911).
« Plutôt mourir debout que vivre à genoux », clamait Emiliano Zapata, chef paysan qui joua un rôle éminent dans la révolution mexicaine. Ce dernier naquit dans une société inégalitaire qu’il vit devenir de plus en plus injuste à mesure que la classe dirigeante asseyait son pouvoir et sa mainmise sur les terres. En tant que chef d’un puissant mouvement agricole de son État natal de Morelos, Zapata devint un acteur et un symbole central de la lutte visant à anéantir la dictature et les pratiques de gouvernement élitistes de l’époque.
Emiliano Zapata Salazar vit le jour dans le village d’Anenecuilco, en 1879, au début du Porfiriat, le régime dictatorial que le président Porfirio Díaz imposa au Mexique pendant plus d’une génération. Anenecuilco, était une communauté paysanne de 400 âmes implantée dès avant la colonisation espagnole. En nahuatl (la langue des Aztèques), son nom signifie « endroit où l’eau s’écoule » (en référence à la rivière Ayala) et reflète le paysage luxuriant et fertile qui l’environne.
Située dans le Morelos, État modeste mais important du sud du Mexique, Anenecuilco joua un rôle crucial dans les grands bouleversements que connut le Mexique au 19e siècle : guerre d’indépendance contre l’Espagne, conflits internes entre libéraux et conservateurs, intervention française dans les années 1860, puis victoire des Libéraux de Benito Juárez, futur président du Mexique, sur l’armée envahisseuse de Napoléon III.
Le Morelos était un centre important de la production sucrière. La culture de canne à sucre, introduite lors de la conquête espagnole au 16e siècle, se développa dans les vallées semi-tropicales de l’État. C’est dans le Morelos qu’Hernán Cortés, conquistador espagnol qui vainquit l’Empire aztèque, obtint une encomienda du roi Charles Quint ; c’est-à-dire le droit de contraindre la population autochtone au travail forcé. Trois siècles plus tard, l’industrie sucrière était aux mains des riches propriétaires d’haciendas (grands domaines). Ne pouvant plus exploiter d’Africains réduits en esclavage après l’abolition de celui-ci par le Mexique en 1829, les propriétaires terriens se tournèrent vers les habitants de Morelos pour trouver de la main-d’œuvre. Souvent, ils recrutaient au sein de communautés du sud du Mexique créées à l’époque précolombienne. Anenecuilco était un de ces villages.
Pendant des générations, les relations entre les haciendas et les communautés permirent un équilibre précaire. Les communautés locales avaient le droit de garder les terres dont elles avaient besoin pour pratiquer l’agriculture vivrière tout en travaillant pour les propriétaires d’haciendas. Il n’était pas dans l’intérêt de ces derniers de déposséder les paysans, qui avaient déjà prouvé leur capacité à résister par le passé.
PROPRIÉTAIRES CONTRE PAYSANS
Cette cohabitation difficile prit fin lors du Porfiriat, lorsque le régime facilita l’expansion des haciendas. Puisque les propriétaires contrôlaient les politiques locales, des lois favorisant leurs intérêts furent votées et une police rurale faisant respecter celles-ci fut créée. La situation suscita des tensions particulièrement vives dans le Morelos, où des communautés installées depuis longtemps, comme Anenecuilco, faisaient face à un avenir sombre.
Dévoué à l’amélioration de la condition de ses pairs paysans du sud du Mexique, Emiliano Zapata avait trente-cinq ans lorsque cette photographie a été prise, en 1914, cinq ans avant son assassinat.
Les Zapata étaient des paysans moyens. Ils n’étaient ni riches propriétaires terriens, ni péons sans terre, comme les ouvriers exploités que l’on avait réduits à la servitude involontaire. Les Zapata possédaient une petite propriété sur laquelle se trouvait une modeste maison en pierre et en adobe, ils avaient accès aux terres communales du villages et louaient d’autres parcelles dans l’hacienda locale. Emiliano, qui sur les photos apparaît vêtu d’un pantalon serré et paré de boutons d’argent et d’une cravate en soie incarnant le style charro (cow-boy), était paysan, muletier et éleveur de chevaux.
À l’instar de nombreux paysans du Morelos, sa famille pâtit de l’expansion des haciendas. Les propriétaires, profitant de tribunaux complaisants et d’ambiguïtés dans la formulation des titres de propriété, s’approprièrent des terrains privés et communaux et en évincèrent les locataires pour y installer des péons. Selon la légende, âgé de neuf ans seulement, Emiliano trouva un jour son père en train de pleurer, impuissant devant la spoliation de son verger. Emiliano aurait alors promis à son père qu’il se battrait pour récupérer sa terre et mettre fin à l’expansion des haciendas. Vingt ans plus tard, Emiliano tint sa promesse d’enfant, mais son père était mort.
L’HEURE DE LA RÉBELLION
En théorie, le Porfiriat était un régime démocratique, mais les élections étaient contrôlées afin de faire en sorte que les candidats officiels l’emportent. En 1909, le candidat du peuple au poste de gouverneur de Morelos perdit face à un propriétaire jeune et riche, Pablo Escandón, candidat officiel qui avait reçu son éducation dans une école d’élite au Royaume-Uni. Ce dernier ne fit rien des plaintes amères qui émanèrent du peuple et n’en récolta que davantage de ressentiment. L’un de ses alliés provoqua l’ire des paysans en disant que s’ils n’avaient pas de terres, ils n’avaient qu’à faire pousser leurs cultures dans des pots de fleurs.
L’année suivante, lorsque Porfirio Díaz chercha à se faire réélire pour un septième mandat, une vive opposition nationale se manifesta pour la première fois. Quand il se déclara vainqueur, l’opposition, chose inédite, refusa le résultat. Francisco Madero, riche propriétaire terrien du nord du Mexique et partisan de la démocratie, lança une révolution. À la surprise générale, son mouvement prit de l’ampleur. Des révoltes décentralisées éclatèrent, d’abord dans le nord, puis dans le centre du pays.
Dans le Morelos, les griefs vis-à-vis du régime et de la classe possédante étaient vifs. En mars 1911, Zapata rencontra ses alliés locaux et, ensemble, ils organisèrent dans l’État une rébellion qui connut une dynamique favorable. La plupart des partisans de Zapata, les zapatistes, étaient des paysans et des artisans des villages (il y avait aussi quelques ouvriers d’haciendas), mais une poignée de socialistes urbains et d’anarchistes radicaux s’étaient joints à eux. Pendant une décennie de luttes, tous allaient être des partisans dévoués à leur chef militaire et politique, le caudillo Emiliano Zapata. Présenter les zapatistes comme des « Indiens sauvages » ou comme des bandits devint l’un des grands refrains de la presse capitaliste d’alors.
Les doléances des zapatistes furent résumées en un langage simple dans le plan d’Ayala en 1911. Ce document demandait la restitution des terres au peuple sans aller toutefois jusqu’à exiger la disparition totale des haciendas. Il s’agit d’un texte traditionnel, patriotique et empreint d’indignation morale. Les zapatistes étaient peut-être conservateurs dans leur approche, mais celle-ci est riche d’une longue histoire de mobilisations populaires. Ils avaient des chevaux et des armes, mêmes s’il s’agissait de vieux fusils, et les réseaux de familles étendues qui constituait leurs communautés locales facilita l’organisation révolutionnaire.
Au printemps 1911, alors que la saison des pluies et des semailles approchait, les zapatistes contrôlaient une grande partie du Morelos. L’armée fédérale, pendant ce temps, restait tapie dans quelques villes. Le nord et le centre du Mexique était dans une situation similaire. Les partisans de Porfirio Díaz s’aperçurent de la faiblesse de leur chef et le contraignirent à démissionner dans l’espoir qu’en sacrifiant le vieux caudillo ils puissent sauver leur peau et stopper la révolution.
Francisco Madero, chef nominal de la révolution, fut élu président et entreprit sincèrement, quoique naïvement, de mettre en œuvre son programme libéral et démocratique. Mais il était pris entre le marteau et l’enclume. Les porfiristes, le considérant incompétent, intriguèrent pour le renverser, tandis que les révolutionnaire plus radicaux, frustrés par l’absence de réforme agraire, reprirent les armes. Emiliano Zapata faisait partie de ce dernier groupe. Francisco Madero s’appuya de plus en plus sur l’armée fédérale, dont les rangs et les ambitions s’étoffèrent.
Sur cette photographie prise par Agustín V. Casasola vers 1914, Zapata est assis au centre. À sa droite est assis son frère, Eufemio, assassiné en 1917.
SE BATTRE JUSQU'AU BOUT
Cette situation instable connut une résolution violente en 1913 quand l’armée renversa et assassina Francisco Madero et installa à sa place le général Victoriano Huerta, qui avait mené une campagne brutale contre les zapatistes dans le Morelos. Devenu dictateur militaire, Huerta étendit ses méthodes porfiriennes à l’échelle de la nation. Des rébellions éclatèrent dans le nord du pays, où Venustiano Carranza, modéré et soutien de Madero, prit la tête d’une coalition constitutionnaliste aux contours vagues. Dans le Morelos et dans les États voisins du centre du pays, le zapatisme connaissait des jours prospères. Cette guerre civile fut plus longue et plus destructrice que celle qui avait conduit à la chute de Porfirio Díaz. Mais elle prit fin avec la défaite définitive de l’armée fédérale et de ce qui restait du vieux régime porfirien.
Pendant ce temps, les rebelles mettaient sur pied de grandes armées conventionnelles telles que l’impressionnante Division du Nord, dirigée par Pancho Villa, l’autre grand caudillo populaire de la révolution. Pancho Villa combattit dans les vastes plaines du nord, acheta des armes en gros aux États-Unis, qui bordaient le territoire dominé par les villistes. Zapata, au sud de la capitale, ne jouit pas de cet avantage et, à la fois par choix et par défaut, conduisit une armée véritablement paysanne. Le nombre des forces zapatistes fluctuait selon les besoins des campagnes militaires et selon les exigences du calendrier agricole.
Tandis que l’armée villiste était presque de métier et qu’elle entreprenait de longues et lointaines campagnes, les zapatistes restaient en contact rapproché avec leurs villages et limitaient leurs actions au Morelos et à la région environnante, où ils mirent en œuvre une importante réforme agraire. C’était à la fois leur force et leur faiblesse. Dans le Morelos, ils bénéficiaient d’un soutien populaire ancré et étaient en mesure de résister avec vigueur, mais au niveau national, ils étaient plus faibles. Méfiants envers d’autres révolutionnaires, les zapatistes refusèrent de collaborer davantage et n’avaient pas de projet national cohérent. En 1914, ils refusèrent de négocier avec Venustiano Carranza.
La statue de Pancho Villa, à Zacatecas, commémore la victoire décisive de l’armée villiste face aux troupes du président Huerta en 1914.
Bien que des délégués zapatistes aient participé à des réunions nationales, comme la Convention d’Aguascalientes en 1914, Emiliano Zapata et ses chefs militaires étaient, eux, absents. Ils laissèrent les négociations à des intellectuels urbains inexpérimentés qui agacèrent les autres participants en insistant pour que le plan d’Ayala soit accepté comme le texte sacré de la révolution nationale. Zapata, quant à lui, se méfiait de la politicaillerie et des grandes postures. Il préférait rester dans le Morelos et savourer sa vie de caudillo patriarcal à la campagne. Sa vie était une vie de fêtes et de corridas, d’aguardiente et de cigares faits maison, une vie marquée par la naissance de dix-sept enfants.
Quand les forces de Pancho Villa entrèrent à Mexico à la fin de 1914, les zapatistes paradèrent également dans la capitale en portant des bannières à l’effigie de la Vierge de Guadalupe. Les deux leaders populaires se rencontrèrent brièvement dans un esprit amical. Les zapatistes n’avaient que peu d’intérêt pour la grande ville et la politique nationale, mais il se montrèrent ouverts. Cela mit fin aux stéréotypes sensationnalistes publiés dans la presse au sujet de Zapata, surnommé l’Attila du sud, et de ses partisans violents. Zapata logea dans un modeste hôtel près de la gare, et au bout de quelques jours il retourna dans le Morelos pour retrouver sa maison, sa famille et la vie rurale.
RÉSISTER
Bien qu’alliés en théorie, Pancho Villa et Emiliano Zapata étaient à la tête d’une entente à laquelle faisaient défaut l’organisation et le dévouement. Cela allait s’avérer un élément crucial alors que la révolution entrait dans sa phase finale, une lutte entre deux coalitions révolutionnaires rivales : les carrancistes et les villistes. L’armée villiste, supérieure en nombre et en réputation militaire, affronta les carrancistes, placés sous les ordres d’Álvaro Obregón, lors de trois batailles majeures qui eurent lieu à Celaya et à León en 1915.
Emiliano Zapata ne prit pas part à ces batailles et resta dans le Morelos, loin de l’action. Il n’attaqua pas les longues et vulnérables lignes de ravitaillement de Venustiano Carranza. Álvaro Obregón triompha, Pancho Villa essuya un revers décisif et les zapatistes se retrouvèrent de nouveau dans le rôle des rebelles contre le gouvernement central. Mais il s’agissait désormais d’un gouvernement qui avait émané d’un mouvement populaire. Celui-ci disposait d’une armée et avait un projet réformiste ambitieux incarné dans la constitution de 1917, la première de l’histoire du Mexique à mentionner les droits sociaux.
Entassés à bord d’un train, les soldats de Venustiano Carranza rejoignent le champ de bataille pour affronter l’armée de Pancho Villa. La photographie date de 1916, année où Pancho Villa connut deux revers importants à Celaya et à León.
Les zapatistes résistèrent durant quatre longues années pendant lesquelles le Morelos connut la guerre et la répression. Le gouvernement révolutionnaire épuisa les rebelles mais ne parvint pas à les éliminer, et malgré l’assassinat de Zapata en 1919 (il fut trahi et abattu lors d’une embuscade), la rébellion continua. Enfin, après que la roue politique eut de nouveau tourné, les zapatistes rescapés virent poindre les fruits de leur longue et amère lutte.
En 1920, Álvaro Obregón prit le pouvoir et entrepris la construction d’un nouvel État réformiste et nationaliste. Ce dernier, qui avait été un général efficace, était également un politicien astucieux. Il conclut avec le nouveau chef zapatiste Gilardo Magaña, un politicien pragmatique, un accord qui prévoyait que les rebelles zapatistes acceptent le nouvel État mexicain en échange de postes dans les gouvernements locaux. Il proposa également une vaste réforme agraire officielle qui éliminait les haciendas sucrières et bénéficiait aux villages.
Cette photographie du cadavre de Zapata fut prise à Cuautla par le photographe José Mora qui ajouta vraisemblablement le lettrage blanc sur l’image. Les autorités militaires, qui avaient commandité l’assassinat de Zapata, demandèrent à José Mora de prendre la photo afin de dissiper les doutes quant à la mort de Zapata. Bien que la date montrée soit le 10 avril, jour de la mort de Zapata, l’image ne parut pas dans la presse avant le 12 avril. Les autres personnes de la photo n’ont pas été identifiées.
Le rêve de Zapata était atteint, du moins en partie. Le Morelos joua un rôle pionnier dans le projet majeur de distribution des terres qui, durant les années 1920 et 1930, allait transformer la campagne mexicaine. Les grandes haciendas furent remplacées par des ejidos (des propriétés collectives qui virent le jour grâce à la réforme agraire). Les vétérans zapatistes jouèrent des rôles clés dans la politique locale : certains poursuivirent les vieux objectifs du mouvement, tandis que d’autres, comme le fils aîné de Zapata, Nicolás, devinrent les caciques du nouvel ordre.
DE L’HISTOIRE À LA LÉGENDE
Emiliano Zapata, qui mourut en 1919, ne vit rien de tout cela, quoiqu’en dise une légende qui prétend qu’il aurait survécut à l’embuscade et qu’il se serait enfuit sur son cheval blanc à travers les sierras du Morelos. Des nombreux héros de la révolution, Zapata devint le plus admiré, suivi par son allié Pancho Villa, qui mourut jeune également, en 1923, lui aussi dans une embuscade et trahi. Une mort prématurée et violente qui contribua à sa canonisation politique.
Avec le temps, la révolution qu’Emiliano Zapata avait contribué à initier et à définir perdit son caractère radical et populaire. Dans les années 1940 et 1950, la réforme agraire ralentit alors que l’industrialisation et l’urbanisation progressaient, et les manifestations paysannes reprirent. Un vétéran zapatiste du nom de Rubén Jaramillo mena une rébellion dans le Morelos et fut tué par l’armée mexicaine en 1962.
Trente ans plus tard, quand une rébellion de paysans et d’autochtones éclata dans l’État méridional du Chiapas, les insurgés choisirent pour nom : Armée zapatiste de libération nationale. Il ne fait pas de doute que le statut de héros folklorique national acquis par Zapata perdure. En avril 2024, le gouvernement mexicain a dévoilé un tableau en son honneur. Mais plus d’un siècle après sa mort, dans un Mexique urbanisé, industrialisé et mondialisé, Emiliano Zapata a cessé d’être une figure historique de chair et de sang et est devenu un symbole détaché de sa propre époque et de sa propre terre.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.